Fragmenter sa production pour protéger ses activités internationales
L’internationalisation et l’externalisation de leurs chaînes d’activités exposent les entreprises au risque de mettre en danger leur propriété intellectuelle. Plutôt que d'y renoncer, elles adoptent une stratégie innovante qui consiste à fragmenter finement leurs activités à l’étranger.
Par Julien Gooris
Billet du 18 septembre 2014
Pour accroître leur compétitivité, les entreprises font appel de manière croissante à deux stratégies : produire à l’étranger et externaliser. Souvent désignée par le terme réducteur de délocalisation, la première stratégie vise en premier lieu à exploiter des avantages comparatifs tels que des coûts salariaux faibles, mais aussi, de plus en plus, à accéder à de la main-d’œuvre qualifiée faisant souvent défaut localement. Entre 2009 et 2011, plus de 4 % des entreprises françaises [1] (de plus de 50 employés) ont transféré au moins une partie de leurs activités à l’étranger. Les segments internationalisés de la chaîne d’activité ne concernent plus uniquement la production standardisée ou des services de base, mais touchent à présent les activités à forte valeur ajoutée, comme la R&D. Cette tendance s’accompagne d’une externalisation croissante, tant domestique qu’à l’étranger, des opérations des firmes pour accéder à des compétences externes ou transférer des activités hors de leur giron. Ces organisations des chaînes d’activité ont été rendues possibles par les progrès considérables des technologies de l’information (IT) et de la communication conduisant à une réduction drastique des coûts de l’échange, d’information et de coordination.
Cependant, la dispersion géographique et la multiplicité des intermédiaires génèrent une circulation et une dispersion importante des informations qui sont la propriété de la firme, y compris celles relative à la propriété intellectuelle, aux savoirs et aux flux de données. Dès lors, le risque de détournement de ces contenus peut être important si la protection légale dans le pays qui accueille le segment d’activité est faible et que la possibilité de contrôle interne est restreinte par l’externalisation.
Faut-il pour autant renoncer aux avantages conférés par l’internationalisation des chaînes de valeur ?
Les connaissances liées à la protection de l’innovation industrielle [2] offrent un éclairage intéressant pour la compréhension de la protection des activités opérées à l’étranger. Pour éviter de se voir dérober les revenus d’une innovation, la firme dispose de plusieurs stratégies. L’entreprise peut se reposer sur l’environnement institutionnel existant : brevets, copyrights, contrats, législation relative à la protection des données. Lorsque les institutions sont incapables de protéger les activités des entreprises, ces dernières boudent la destination, ou alors s’y implantent en exerçant un contrôle interne sur l’activité. Mais le renoncement à l’externalisation peut être dommageable pour l’entreprise.
Pour externaliser des activités sensibles dans des pays offrant des cadres légaux insuffisants, les entreprises peuvent recourir à une forme innovante de protection de leurs activités : l’utilisation des complémentarités existant entre les activités sensibles situées dans les pays étrangers et dans d’autres unités (bien souvent le pays d’origine de l’entreprise). C’est ce que montre une nouvelle étude réalisée par Julien Gooris (CEPII) et Carine Peeters (Vlerick Business School). Ainsi un nombre croissant de fonctions de développement de produits (par exemple des fonctions IT) sont externalisées en Inde, pays qui malgré les réformes sur la propriété intellectuelle offre peu de sécurité juridique. De même, on observe de plus en plus de délocalisation d’activités de R&D pharmaceutiques dans des pays émergents. Cette étude pointe une caractéristique commune à ces exemples : la fragmentation de l’activité transférée. Les entreprises ne transfèrent pas la fonction dans son ensemble, mais fragmentent celle-ci en de multiples tâches dispersées. Dans l’exemple de l’externalisation de l’IT, seuls la programmation ou les tests sont réalisés dans l’unité indienne. De même, pour les tâches de R&D pharmaceutiques, les activités sont distribuées entre de nombreux pays et de nombreux intermédiaires, chacun travaillant uniquement sur un type de test clinique ou d’analyse de données.
L’étude d’un échantillon de près de 600 unités de productions étrangères situées dans 59 pays (à la fois des économies avancées et d’autres moins développées) et un large éventail de fonctions différentes (excepté celles d’assemblage et de fabrication) indique que les firmes fragmentent les tâches à partir des complémentarités qui existent entre elles, à l’image d’un puzzle où la valeur d’une pièce serait nulle sans l’ensemble des autres pièces (l’étude tient compte également d’autres facteurs comme la taille de l’unité de production et de l’entreprise, le type de tâche, les caractéristiques du pays étranger…). Tous types de fonction confondus (à la fois à haute et faible valeur ajoutée), la propension à réaliser un fragment d’activité plutôt qu’une fonction entière augmente de 30 % dans les pays aux institutions légales faibles relativement aux pays disposant des meilleures institutions. De même, lorsque l’activité est externalisée, rendant le contrôle interne impossible, il y a 17 % de chances supplémentaires que seul un fragment de la fonction soit réalisé dans la destination étrangère, plutôt que l’ensemble de la fonction.
Par ce mécanisme, la valeur que pourrait extraire un fournisseur opportuniste (externe ou interne) se trouve réduite et le risque de détournement des contenus devient faible. Même dans des environnements à risques pour leur propriété intellectuelle, les entreprises peuvent alors mener les activités d’une fonction clé sans craindre d’être l’objet de comportements opportunistes (par ex : vols de données, fournisseur se transformant en compétiteur…).
Ce mécanisme de protection par la fragmentation est présent pour des activités à plus faible valeur ajoutée comme les tâches administratives ou de commercialisation, bien que la propension à utiliser ce mécanisme soit plus forte pour les prestations à fort contenu de connaissance et pour la R&D. Enfin, l’expérience qu’une entreprise acquiert dans un pays à fort risque légal renforce son recours au mécanisme de protection par fragmentation. De manière dynamique, elle développe des compétences organisationnelles pour se protéger des risques sur sa propriété intellectuelle, tout en profitant des avantages en compétitivité conférés par l’internationalisation de ses activités.
Cependant, la dispersion géographique et la multiplicité des intermédiaires génèrent une circulation et une dispersion importante des informations qui sont la propriété de la firme, y compris celles relative à la propriété intellectuelle, aux savoirs et aux flux de données. Dès lors, le risque de détournement de ces contenus peut être important si la protection légale dans le pays qui accueille le segment d’activité est faible et que la possibilité de contrôle interne est restreinte par l’externalisation.
Faut-il pour autant renoncer aux avantages conférés par l’internationalisation des chaînes de valeur ?
Les connaissances liées à la protection de l’innovation industrielle [2] offrent un éclairage intéressant pour la compréhension de la protection des activités opérées à l’étranger. Pour éviter de se voir dérober les revenus d’une innovation, la firme dispose de plusieurs stratégies. L’entreprise peut se reposer sur l’environnement institutionnel existant : brevets, copyrights, contrats, législation relative à la protection des données. Lorsque les institutions sont incapables de protéger les activités des entreprises, ces dernières boudent la destination, ou alors s’y implantent en exerçant un contrôle interne sur l’activité. Mais le renoncement à l’externalisation peut être dommageable pour l’entreprise.
Pour externaliser des activités sensibles dans des pays offrant des cadres légaux insuffisants, les entreprises peuvent recourir à une forme innovante de protection de leurs activités : l’utilisation des complémentarités existant entre les activités sensibles situées dans les pays étrangers et dans d’autres unités (bien souvent le pays d’origine de l’entreprise). C’est ce que montre une nouvelle étude réalisée par Julien Gooris (CEPII) et Carine Peeters (Vlerick Business School). Ainsi un nombre croissant de fonctions de développement de produits (par exemple des fonctions IT) sont externalisées en Inde, pays qui malgré les réformes sur la propriété intellectuelle offre peu de sécurité juridique. De même, on observe de plus en plus de délocalisation d’activités de R&D pharmaceutiques dans des pays émergents. Cette étude pointe une caractéristique commune à ces exemples : la fragmentation de l’activité transférée. Les entreprises ne transfèrent pas la fonction dans son ensemble, mais fragmentent celle-ci en de multiples tâches dispersées. Dans l’exemple de l’externalisation de l’IT, seuls la programmation ou les tests sont réalisés dans l’unité indienne. De même, pour les tâches de R&D pharmaceutiques, les activités sont distribuées entre de nombreux pays et de nombreux intermédiaires, chacun travaillant uniquement sur un type de test clinique ou d’analyse de données.
L’étude d’un échantillon de près de 600 unités de productions étrangères situées dans 59 pays (à la fois des économies avancées et d’autres moins développées) et un large éventail de fonctions différentes (excepté celles d’assemblage et de fabrication) indique que les firmes fragmentent les tâches à partir des complémentarités qui existent entre elles, à l’image d’un puzzle où la valeur d’une pièce serait nulle sans l’ensemble des autres pièces (l’étude tient compte également d’autres facteurs comme la taille de l’unité de production et de l’entreprise, le type de tâche, les caractéristiques du pays étranger…). Tous types de fonction confondus (à la fois à haute et faible valeur ajoutée), la propension à réaliser un fragment d’activité plutôt qu’une fonction entière augmente de 30 % dans les pays aux institutions légales faibles relativement aux pays disposant des meilleures institutions. De même, lorsque l’activité est externalisée, rendant le contrôle interne impossible, il y a 17 % de chances supplémentaires que seul un fragment de la fonction soit réalisé dans la destination étrangère, plutôt que l’ensemble de la fonction.
Par ce mécanisme, la valeur que pourrait extraire un fournisseur opportuniste (externe ou interne) se trouve réduite et le risque de détournement des contenus devient faible. Même dans des environnements à risques pour leur propriété intellectuelle, les entreprises peuvent alors mener les activités d’une fonction clé sans craindre d’être l’objet de comportements opportunistes (par ex : vols de données, fournisseur se transformant en compétiteur…).
Ce mécanisme de protection par la fragmentation est présent pour des activités à plus faible valeur ajoutée comme les tâches administratives ou de commercialisation, bien que la propension à utiliser ce mécanisme soit plus forte pour les prestations à fort contenu de connaissance et pour la R&D. Enfin, l’expérience qu’une entreprise acquiert dans un pays à fort risque légal renforce son recours au mécanisme de protection par fragmentation. De manière dynamique, elle développe des compétences organisationnelles pour se protéger des risques sur sa propriété intellectuelle, tout en profitant des avantages en compétitivité conférés par l’internationalisation de ses activités.
[1] Fontagné, L. & D’Isanto, A. (2013). Chaînes d’activité mondiales : des délocalisations d’abord vers l’EU. INSEE première, N° 1451.
[2] Cohen, W. M., Nelson, R. R., & Walsh, J. P. (2000). Protecting their intellectual assets: Appropriability conditions and why US manufacturing firms patent (or not). NBER Working Paper, N° w7552).
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