Justice climatique mondiale : l’écueil de la démagogie
Le lancement de la COP21 a réveillé les tensions Nord-Sud autour de la répartition des actions à engager et de leur financement. Le thème de la justice climatique est à nouveau mobilisé, en particulier par des pays en développement comme l’Inde, pour exiger des pays développés qu’ils assument leur « responsabilité historique ».
Par Jean-Pierre Bompard, Olivier Godard
Billet du 18 janvier 2016
Cet article fait partie d'une série spéciale de billets dédiée à la dimension économique des sujets environnementaux qui seront discutés à la Conférence sur le Climat à Paris
du 30 novembre au 11 décembre 2015. Pour en savoir plus, cliquez ici.
Jean-Pierre Bompard est Chercheur honoraire à l’INRA, ex-délégué au développement durable de la CFDT.
Olivier Godard est Chercheur honoraire au CNRS, Département d’économie de l’École polytechnique - Université Paris-Saclay, auteur du livre : La justice climatique mondiale, La Découverte, Repères, 2015.
Le lancement de la COP21 a réveillé les tensions Nord-Sud autour de la répartition des actions à engager et de leur financement. Le thème de la justice climatique est à nouveau mobilisé, en particulier par des pays en développement comme l’Inde, pour exiger des pays développés qu’ils assument leur « responsabilité historique », comprendre : qu’ils assument l’essentiel de l’effort de réduction des émissions –avec le Facteur 5, les émissions du Nord ne devraient plus être en 2050 que 20% ce qu’elles étaient en 1990- et qu’ils paient à hauteur de leur richesse pour financer l’adaptation des pays les plus vulnérables et compenser les pertes et dommages subis par ces derniers. À première vue, ce discours paraît légitime. Il est normal que les plus riches se voient rappeler à leur devoir de solidarité. Toutefois le thème de la justice climatique est souvent exploité en véhiculant une déformation de la réalité des responsabilités en jeu pour mieux voiler les postures d’esquive de certains pays émergents comme la Chine. La justice ne se formule bien que si les données de départ ne sont pas pipées.
Il en va ainsi de l'antienne de la responsabilité quasi-exclusive attribuée par certains aux pays d'ancienne industrialisation dans le dérèglement climatique auquel l’humanité doit faire face. Cette croyance entretenue et largement répandue dans différents cercles ne correspond pas à la réalité physique des bilans d'émissions cumulées de gaz à effet de serre (GES). Lorsqu’on considère tous les gaz, ce bilan débouche sur un partage 50/50 entre le Nord et le Sud pour les émissions cumulées de 1850 à 2012, sans tenir du réajustement récent de 17% des données concernant les émissions chinoises, qui avaient été « mal mesurées » jusqu’à présent. D’où vient cet écart entre les croyances et la réalité? De ce que certaines statistiques, présentées par l'Agence internationale de l’énergie, ou d’autres organismes, et reprises par des organisations militantes ou des pays, ne retiennent que les émissions de gaz carbonique d'origine énergétique (charbon, pétrole, gaz), en excluant à la fois les sources non énergétiques de CO2 (déforestation, changement des usages du sol), et les autres gaz (CH4 et N2O principalement). C’est ainsi qu’on parvient à imputer au Nord de 70% à 75% des émissions cumulées. Mais il n'y a aucune raison objective de pratiquer cette sélectivité. Si l’on tient à accorder du crédit à l’idée de responsabilité historique, le constat est qu’elle est strictement partagée entre les deux groupes de pays, et très différenciée à l’intérieur de ces deux groupes.
Il y a plus. Les visions les plus alarmistes venant des scientifiques comme le climatologue américain James Hansen ou des ONG comme le réseau 350.org, convergent sur la nécessité de revenir progressivement à une concentration atmosphérique de GES inférieure au seuil de 350 ppm. En dessous de cette valeur, l’humanité éviterait d’entrer dans la zone de mise danger du système climatique et pourrait contribuer à bénéficier du climat de l’holocène qui a vu l’essor de la civilisation humaine. Or ce seuil n’a été atteint et dépassé qu’en 1988. Cela signifie que les émissions de gaz qui sont et seront sources de dommages pour les populations sont les émissions récentes, celles qui ont été faites depuis 30 ans. Les émissions antérieures étaient compatibles avec la préservation du régime climatique en vigueur. Il est alors important de savoir que, sur la période 1990-2010, les pays développés ont été à l’origine de 44% des émissions de GES et les pays du Sud pour 56%. Cet écart s'est encore amplifié entre 2010 et 2015.
Enfin, comme le soulignait récemment le physicien et ancien ministre brésilien José Goldemberg, qui fut l’organisateur du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en juin 1992, d’ici 2020, les émissions antérieures à 1990 ne pèseront plus qu’un tiers du total des émissions cumulées. S’abriter aujourd’hui derrière la responsabilité historique du Nord pour ne pas engager de transition énergétique vigoureuse au Sud alors que des techniques alternatives existent n’est qu’une posture de fuite devant des responsabilités qui sont également partagées entre les deux groupes de pays.
Face à ces constats, la réaction des interlocuteurs est souvent de protester en brandissant les données d’émission par habitant qui, à leurs yeux, serait la seule manière acceptable de parvenir à des données utilisables pour la répartition des charges. Rien n’est moins sûr. Cela ferait sens de rapporter les émissions de GES à la taille de la population si ces émissions étaient directement liées à la consommation des personnes (alimentation, chauffage domestique, déplacements de loisir …) ou si elles représentaient une liberté fondamentale ou un droit premier essentiel. Or ce n'est pas le cas. De façon prépondérante les émissions de GES sont l'expression des activités de production (production électrique, industrie lourde, production agricole et forestière) ou de services productifs (transports). Ces activités reflètent la division internationale du travail et son expression géographique.
Par ailleurs, des philosophes comme John Rawls, dans le Droit des gens, ou Hans Jonas, tenaient les États pour responsables de la démographie de leur population, dont l’accroissement ne saurait être un mécanisme automatique d’élargissement des droits d'un pays.
Enfin le maniement des pourcentages d'émissions par tête conduit vite à des biais majeurs de raisonnement pour des lecteurs insuffisamment attentifs, comme le montre l'exemple suivant : soit un monde dans lequel un pays X ayant une population de 1 million d'habitants, émet annuellement 1 milliard de tCO2e sur un total mondial de 50 milliards. Les habitants des autres pays, au nombre de 7,2 milliards, émettent ensemble 49 milliards de tCO2e. Les émissions par tête dans le pays X sont de 1000 tCO2e et celles des autres pays sont de 6,8 tCO2e. L’habitant moyen du pays X émet donc 147 fois plus de gaz que l’habitant moyen des autres pays. Peut-on en conclure qu’il doit assumer 99% des financements requis pour compenser les pertes des autres pays et assurer leur adaptation à la nouvelle donne climatique, alors même que son pays ne représente que 2% des émissions de ce monde ?
Une autre posture rencontrée depuis quelques années consiste à accabler le consommateur du Nord et à exonérer le producteur du Sud, car seul le premier serait bénéficiaire, indirectement, des émissions faites au stade de la production des biens vendus et exportés par le second. Ainsi la France qui se croyait vertueuse pour avoir réduit ses émissions de plus de 10% depuis 1990 découvre que le consommateur français a en fait augmenté son empreinte carbone du fait du contenu en émissions des produits importés. La relocalisation en Chine et en Asie de nombre de productions qui ont quitté le territoire français voilerait la réalité des émissions dont les Français seraient comptables. Il faudrait par exemple enlever à la Chine le tiers de ses émissions qui résulte de la production de biens exportés vers les pays du Nord et le rajouter à ces derniers à proportion de leurs imports.
Cette thèse que certains adoptent de façon irréfléchie et d’autres de façon intéressée rencontre de sérieuses objections éthiques. Elle conduit à une imputation contraire aux conditions ordinairement reconnues pour engager une responsabilité morale : la connaissance, le contrôle et le bénéfice. Les consommateurs des pays développés ou d'autres pays ne sauraient être exonérés de toute responsabilité pour leur consommation, puisqu'ils ont le pouvoir théorique de choisir, mais leur responsabilité est bien moindre que celle des producteurs si l’on considère les trois critères mentionnés.
La connaissance ? Comment supposer que le consommateur qui va faire son marché sur internet ou dans un commerce de la grande distribution puisse connaître les conditions réelles dans lesquelles a été produit le bien de consommation qu'il s'apprête à acheter, au-delà des quelques indications d'origine ou de composition données sur l'étiquette, alors que ce bien combine le plus souvent de façon intime des composants et des matières aux origines diverses. Ce sont les autorités locales, les entreprises locales, les ONG locales qui disposent le plus aisément de l'information concernant les conditions effectives de la production, notamment pour le choix des sources d’énergie et les émissions de GES. Nous ne sous-estimons pas les efforts d'information parallèle (empreinte écologique, analyse de cycles de vie, etc.), mais ce sont des informations portant sur des moyennes technologiques et géographiques relatives à quelques indicateurs.
Le contrôle ? C’est encore plus flagrant. Ce sont les États dans lesquels se fait la production qui ont l'autorité, la légitimité et les moyens réglementaires de définir dans quelles conditions techniques et environnementales une activité productive peut être menée, par exemple recourir massivement au charbon pour la production électrique ou développer le solaire et l'éolien, ou le nucléaire ou encore le gaz. En revanche les consommateurs étrangers n'ont aucun moyen direct d’exercer un contrôle sur ces choix. Si d'aventure ils cherchaient à obtenir une influence directe, les pays producteurs s'écrieraient au néo-colonialisme et à l'impérialisme.
Les bénéfices ? Pour le moins l'analyse économique mettra en avant l'idée d'un bénéfice partagé entre surplus du producteur et surplus du consommateur. Plus concrètement, chacun peut constater, en observant les efforts faits par les gouvernements pour attirer l'investissement étranger ou pour préserver les productions nationales existantes, que les premiers bénéficiaires d'une activité productive sont l'entreprise productrice (salariés, actionnaires), l'économie locale (le multiplicateur) et les autorités publiques locales et nationales qui en tirent une ressource fiscale et un soutien politique. Le consommateur étranger vient après, d’autant que ce n'est pas lui qui a choisi de délocaliser la production hors de France ou d'Europe, contribuant ainsi à l’anémie de la croissance, à l’abaissement relatif des salaires de certains groupes et au gonflement du chômage.
Certes les groupes statistiques les plus riches, dans tous les pays, ont un profil d'émissions liés à leurs modes de vie qui est significativement plus élevé que la moyenne et il est sage de rechercher les moyens de les mettre particulièrement à contribution. Mais ils ne représentent qu'une partie d'un problème qui est d'abord lié à l'organisation mondiale de la production et à ses défaillances, tout particulièrement dans ses choix technologiques et son environnement financier (cf. le poids des subventions à l’énergie fossile).La première responsabilité commune des pays est de chercher à impulser la transition énergétique par un ensemble d'instruments réglementaires, économiques et financiers devant permettre la transformation radicale des systèmes énergétiques en 35 ans. Quant à l'accompagnement de la part inéluctable de changement climatique, il devrait être assumé, au bénéfice des pays les plus pauvres et les plus vulnérables, par tous les pays à proportion de leur émissions de GES depuis 1990 et de leurs capacités contributives indicées à la fois sur leur niveau de richesse et sur leur taux de croissance économique, puisque c'est ce taux, avec ce qu'il implique en termes de capacité à investir, qui est le reflet agrégé le plus exact de la liberté collective d'un pays.
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