La politique commerciale européenne au risque de la paralysie
Le psychodrame de la signature du CETA laissera des traces. L’Union Européenne ne semble plus être en mesure de s’engager de manière crédible dans un accord commercial d’envergure. Il est nécessaire de repenser en profondeur la définition et la conduite de la politique commerciale européenne.
Par Sébastien Jean
Billet du 10 novembre 2016
Le psychodrame de la signature du CETA laissera des traces. Deux ans après être parvenu à un accord politique avec les canadiens sur le contenu de l’accord, leur ayant entretemps fait accepté une révision profonde des dispositions relatives à l’arbitrage des différends entre investisseurs et Etats, l’Union européenne s’est en effet montrée incapable de procéder sereinement à la signature de l’accord à la date convenue, sans même parler des incertitudes qui planent encore sur sa ratification. Nos partenaires auront tôt fait d’en tirer la conclusion qui s’impose : l’Union n’est plus en mesure de s’engager de manière crédible dans un accord commercial d’envergure. Si besoin en était, le sort incertain de l’accord de partenariat avec l’Ukraine à la suite du référendum néerlandais viendrait compléter la démonstration. Certaines des parties prenantes à la négociation plurilatérale en cours sur le commerce de services s’interrogent d’ailleurs déjà ouvertement sur l’opportunité de garder l’Union européenne dans cette négociation, au risque de la voir faire capoter un accord éventuel.
Tant mieux !, penseront peut-être les opposants à ces différents accords. A bien y regarder, pourtant, il est difficile d’y trouver un motif de satisfaction. Si changement de politique il y avait, en effet, ce ne serait pas vers une amélioration, mais bien plutôt vers une paralysie. Pour la première puissance commerciale mondiale (c’est bien le rang de l’Union européenne si l’on considère l’ensemble du commerce de biens et services, même en excluant les échanges en son sein), il serait paradoxal et alarmant de renoncer ainsi à sa liberté d’action. Ce serait également une sévère régression, alors même que la politique commerciale commune est l’un des symboles les plus forts de l’action communautaire, concrétisé depuis l’entrée en vigueur du tarif extérieur commun le 1er janvier 1968 et abondamment utilisée (trop, peut-être) pour administrer les relations de l’Europe avec ses voisins.
Comment en est-on arrivé là ? La Wallonie n’est pas en cause ici, le blocage aurait pu venir de bien d’autres régions sur beaucoup d’autres sujets, et il reviendra d’ailleurs peut-être. Les causes profondes sont au nombre de deux : la politisation des questions commerciales et la contestation de la compétence communautaire dans ce domaine. Au-delà des circonstances de court terme, la politisation s’inscrit dans un contexte où les politiques commerciales ont fondamentalement évolué. Traditionnellement, l’objectif premier des accords de libre-échange était de diminuer les droits de douane. Ceux-ci étant désormais très faibles en moyenne, le cœur des négociations commerciales s’est déplacé vers d’autres politiques, « au-delà de la frontière », considérées comme faisant obstacle aux échanges. Cette évolution crée des ambigüités sur la portée effective des accords qui pourrait être conclus, alimentant les craintes que nos choix de société ne soient sacrifiés aux intérêts commerciaux de nos grandes entreprises. Dans ce contexte, les accords commerciaux ne passent plus sous l’écran radar du politique, comme cela a été le plus souvent le cas dans le passé. Dès lors, la ratification par tous les Etats Membres les expose irrémédiablement à être l’otage des jeux politiques nationaux.
Quant à la remise en cause de la compétence communautaire pour la politique commerciale, elle se nourrit de ces ambigüités mais va bien au-delà. Il est en effet tout à fait légitime, et à vrai dire nécessaire, d’évaluer si un accord commercial s’inscrit bien dans le cadre de la compétence communautaire, telle qu’elle est définie par les traités, celui de Lisbonne l’ayant d’ailleurs étendue. L’investissement de portefeuille, les transports et certaines dispositions concernant d’autres services sont au cœur de ces discussions, et la Cour de Justice de l’UE tranchera bientôt la question dans le cas de l’accord avec Singapour. Mais les décisions de cet été ont été d’une autre nature. Les gouvernements ont en effet exigé de la Commission qu’elle traite l’accord comme mixte (donc ne relevant pas exclusivement de la compétence communautaire), considérant que seules les ratifications nationales le doteraient de la légitimité démocratique requise. La méthode intergouvernementale s’impose ainsi au cœur d’un domaine de compétence communautaire, déniant par principe la légitimité du cadre défini par les traités.
Conjurer cette menace de paralysie impose de repenser en profondeur la définition et la conduite de la politique commerciale européenne. Pour retrouver sa liberté d’action, celle-ci doit rester une compétence communautaire exclusive. Pour préserver sa légitimité, ses orientations doivent être pesées plus finement, en excluant les volets qui relèveraient potentiellement de la compétence nationale et ceux qui seraient excessivement polémiques. Les clauses de protection de l’investissement sont symptomatiques : leur coût pour la légitimité de la politique commerciale européenne est sans rapport avec leur justification économique et de principe, d’ailleurs discutable. Même si le statu quo n’est pas une solution durable en la matière, mieux vaudrait renoncer à inclure ces clauses dans les négociations de l’Union européenne. D’une façon plus générale, il faut recentrer plus exclusivement les accords commerciaux sur les engagements de non-discrimination envers les partenaires. Dans le domaine réglementaire, cela appelle une communication plus humble sur les objectifs. Enfin, ce plus grand discernement doit s’appliquer au choix des négociations engagées, pour se concentrer sur celles dont les bénéfices attendus justifient clairement les coûts. Un tel reformatage limiterait le périmètre de la politique commerciale européenne. C’est le prix à payer pour qu’elle redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : l’un des attributs phare de la puissance européenne et l’une des expressions consensuelles des bénéfices du partage de la souveraineté dans un cadre raisonné.
Cet article a été publié dans Le Monde du 8 novembre 2016.
Tant mieux !, penseront peut-être les opposants à ces différents accords. A bien y regarder, pourtant, il est difficile d’y trouver un motif de satisfaction. Si changement de politique il y avait, en effet, ce ne serait pas vers une amélioration, mais bien plutôt vers une paralysie. Pour la première puissance commerciale mondiale (c’est bien le rang de l’Union européenne si l’on considère l’ensemble du commerce de biens et services, même en excluant les échanges en son sein), il serait paradoxal et alarmant de renoncer ainsi à sa liberté d’action. Ce serait également une sévère régression, alors même que la politique commerciale commune est l’un des symboles les plus forts de l’action communautaire, concrétisé depuis l’entrée en vigueur du tarif extérieur commun le 1er janvier 1968 et abondamment utilisée (trop, peut-être) pour administrer les relations de l’Europe avec ses voisins.
Comment en est-on arrivé là ? La Wallonie n’est pas en cause ici, le blocage aurait pu venir de bien d’autres régions sur beaucoup d’autres sujets, et il reviendra d’ailleurs peut-être. Les causes profondes sont au nombre de deux : la politisation des questions commerciales et la contestation de la compétence communautaire dans ce domaine. Au-delà des circonstances de court terme, la politisation s’inscrit dans un contexte où les politiques commerciales ont fondamentalement évolué. Traditionnellement, l’objectif premier des accords de libre-échange était de diminuer les droits de douane. Ceux-ci étant désormais très faibles en moyenne, le cœur des négociations commerciales s’est déplacé vers d’autres politiques, « au-delà de la frontière », considérées comme faisant obstacle aux échanges. Cette évolution crée des ambigüités sur la portée effective des accords qui pourrait être conclus, alimentant les craintes que nos choix de société ne soient sacrifiés aux intérêts commerciaux de nos grandes entreprises. Dans ce contexte, les accords commerciaux ne passent plus sous l’écran radar du politique, comme cela a été le plus souvent le cas dans le passé. Dès lors, la ratification par tous les Etats Membres les expose irrémédiablement à être l’otage des jeux politiques nationaux.
Quant à la remise en cause de la compétence communautaire pour la politique commerciale, elle se nourrit de ces ambigüités mais va bien au-delà. Il est en effet tout à fait légitime, et à vrai dire nécessaire, d’évaluer si un accord commercial s’inscrit bien dans le cadre de la compétence communautaire, telle qu’elle est définie par les traités, celui de Lisbonne l’ayant d’ailleurs étendue. L’investissement de portefeuille, les transports et certaines dispositions concernant d’autres services sont au cœur de ces discussions, et la Cour de Justice de l’UE tranchera bientôt la question dans le cas de l’accord avec Singapour. Mais les décisions de cet été ont été d’une autre nature. Les gouvernements ont en effet exigé de la Commission qu’elle traite l’accord comme mixte (donc ne relevant pas exclusivement de la compétence communautaire), considérant que seules les ratifications nationales le doteraient de la légitimité démocratique requise. La méthode intergouvernementale s’impose ainsi au cœur d’un domaine de compétence communautaire, déniant par principe la légitimité du cadre défini par les traités.
Conjurer cette menace de paralysie impose de repenser en profondeur la définition et la conduite de la politique commerciale européenne. Pour retrouver sa liberté d’action, celle-ci doit rester une compétence communautaire exclusive. Pour préserver sa légitimité, ses orientations doivent être pesées plus finement, en excluant les volets qui relèveraient potentiellement de la compétence nationale et ceux qui seraient excessivement polémiques. Les clauses de protection de l’investissement sont symptomatiques : leur coût pour la légitimité de la politique commerciale européenne est sans rapport avec leur justification économique et de principe, d’ailleurs discutable. Même si le statu quo n’est pas une solution durable en la matière, mieux vaudrait renoncer à inclure ces clauses dans les négociations de l’Union européenne. D’une façon plus générale, il faut recentrer plus exclusivement les accords commerciaux sur les engagements de non-discrimination envers les partenaires. Dans le domaine réglementaire, cela appelle une communication plus humble sur les objectifs. Enfin, ce plus grand discernement doit s’appliquer au choix des négociations engagées, pour se concentrer sur celles dont les bénéfices attendus justifient clairement les coûts. Un tel reformatage limiterait le périmètre de la politique commerciale européenne. C’est le prix à payer pour qu’elle redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : l’un des attributs phare de la puissance européenne et l’une des expressions consensuelles des bénéfices du partage de la souveraineté dans un cadre raisonné.
Cet article a été publié dans Le Monde du 8 novembre 2016.
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