Le blog du CEPII

Les revenus des multinationales dans les paradis fiscaux

Les données des balances des paiements nous permettent de dessiner la géographie des profits des multinationales au niveau mondial. Cette cartographie fait ressortir le rôle fondamental joué par les paradis fiscaux dans la localisation des profits des multinationales.
Par Laurence Nayman, Vincent Vicard
 Billet du 14 septembre 2018


De par leur nature, les entreprises multinationales sont susceptibles de manipuler la localisation comptable de leur activité, et donc de leurs profits, entre les différentes juridictions fiscales dans lesquels elles ont des filiales. Plusieurs instruments peuvent ainsi être utilisés : manipulation des prix de transfert sur les transactions entre filiales d’un même groupe (échanges de biens ou de services) ou localisation des dettes ou d’actifs générant des revenus (brevets, marques, dette, etc.) au sein du groupe. Quelles qu’elles soient, ces pratiques d’évitement fiscal affectent les profits déclarés par les multinationales dans différents pays, et génèrent artificiellement des flux internationaux de dividendes entre filiales et maisons-mères, des pays à faible fiscalité vers ceux à fiscalité élevée.
Ce faisant, elles biaisent les statistiques officielles sur les échanges de chaque pays avec le reste du monde enregistrés dans les balances des paiements nationales, et en particulier les revenus des investissements directs à l’étranger (IDE) qui mesurent les revenus liés à l’activité des multinationales nationales à l’étranger. L’examen de ces statistiques officielles montrent que les paradis fiscaux redessinent la carte mondiale des profits des multinationales bien au-delà de leur importance économique, montrant ainsi l’ampleur de l’évitement fiscal international.


Les paradis fiscaux : une part disproportionnée des flux de revenus d'IDE

Nous retenons ici la liste de paradis fiscaux proposée par Hines et Rice (1994)[1], liste où figurent notamment des pays comme l’Irlande, le Luxembourg, la Suisse, Chypre, Hong Kong, Macao et une myriade de petites îles du Pacifique et de l’Atlantique. Cet ensemble de pays représente 2,6 % du PIB mondial en 2016. Il apparaît pourtant central dans la localisation des revenus des multinationales : 22 % des flux de revenus d’IDE dans le monde sont ainsi en provenance ou à destination d’un paradis fiscal en 2016 (graphique 1)[2]. Plus d’un cinquième des flux mondiaux de revenus des multinationales passe par un paradis fiscal, soit près de 10 fois plus que ce que leur taille économique impliquerait.

Le rôle des paradis fiscaux semble par ailleurs s’accroître au cours du temps, puisque leur part augmente de cinq points entre 2005 et 2016 au détriment de celle des pays à hauts revenus[3] (graphique 1). Hors pays à hauts revenus, la part du groupe des paradis fiscaux dans les flux moyens de revenus d’IDE dépasse l’ensemble des autres zones, incluant notamment les grands émergents.

 
Graphique 1 - Revenus d'IDE (moyenne des crédits et des débits) par groupe de pays, 2005-2016
Source : FMI, balance des paiements.
 
 
Les paradis fiscaux sont fortement excédentaires sur le poste des revenus des prêts intra-groupe

Les profits des multinationales réalisés à l’étranger enregistrés dans la balance des paiements sous le poste des revenus d’IDE revêtent plusieurs formes. Ils peuvent être distribués, réinvestis ou remboursés au titre des prêts que les maisons-mères consentent à leurs filiales (ou l’inverse). Au sein des revenus d’IDE, les intérêts intra-groupe apparaissent clairement une spécialité des paradis fiscaux comme le montre le graphique 2 qui représente les soldes (crédits moins débits) de revenus d’IDE par sous-catégorie. Ils sont ainsi le seul groupe de pays à présenter un surplus du poste des intérêts intra-groupe, les deux autres postes des revenus d’IDE – dividendes et bénéfices réinvestis – étant déficitaires.

L’image des paradis fiscaux rendue par les statistiques de revenus d’IDE est cohérente avec des stratégie d’évitement fiscal des multinationales. Les prêts consentis par les sièges sociaux localisés dans les paradis fiscaux aux filiales du groupe localisées dans des pays à fiscalité élevée, permettent d’en réduire la facture fiscale du fait de la déduction des intérêt d’emprunt, intérêts que l’on retrouve au crédit des balances courantes des paradis fiscaux au titre des intérêts intra-groupe. Ces revenus, ajoutés à ceux générés par la localisation d’autres actifs intangibles (brevets, marques) ou la manipulation des prix de transfert, génèrent des bénéfices comptables des multinationales dans les paradis fiscaux qui sont ensuite transférés à leurs maisons mères dans les pays à hauts revenus sous forme de dividendes ou de bénéfices réinvestis. Les pays à hauts revenus perçoivent ainsi plus de revenus-actions (dividendes et bénéfices réinvestis) qu’ils n’en versent au reste du monde, là où les paradis fiscaux sont déficitaires.
 
Graphique 2 - Soldes cumulés de revenus d'IDE par poste et groupe de pays, en milliards de dollars, 2000-2007 et 2010-2016
 
Source : FMI, balance des paiements.
 
La place disproportionnée des paradis fiscaux dans les profits des multinationales révèle donc bien l’ampleur de l’évitement fiscal des multinationales qui se traduit dans les statistiques officielles de balance des paiements. Ces faits stylisés rejoignent et confirment les résultats basés sur les statistiques de compte nationaux : Zucman et al (2018)[4] estiment ainsi que 40 % des profits seraient détournés vers les paradis fiscaux chaque année.
 
 
Pour aller plus loin :

Laurence Nayman & Vincent Vicard (2018). « A qui profitent les revenus des investissements des multinationales », billet de blog du CEPII, 18 juin.

Laurence Nayman & Vincent Vicard, (2018). "Profits des multinationales à l’étranger : mesure et impact sur leur pays d’origine", Panorama du CEPII, n° 2018-01, mai.
 

[1] Hines J.R. & Rice E.M. (1994), “Fiscal Paradise: Foreign Tax Havens and American Business”, The Quarterly Journal of Economics, Oxford University Press, vol. 109(1), pages 149-182.
[2] Les flux dont il est question ici représentent la moyenne des crédits et des débits de revenus d’IDE.
[3] La définition des pays à hauts revenus est celle de l’Atlas de la Banque Mondiale 2016 qui classe les pays selon leur niveau de revenu national brut par habitant (supérieur à 12 235 dollars).
[4] Torslov T., Wier L. and G. Zucman (2018). The missing profits of nations, NBER Working Paper 24701..
 
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