Les données de commerce ne sont pas le bon point d’entrée pour connaitre les échanges de gaz naturel
Le conflit ukrainien met sur le devant de la scène la question de la dépendance de l’Europe aux importations d’hydrocarbures. Les données de commerce sont habituellement utilisées pour construire une mesure des interdépendances entre États. Dans le cas du gaz naturel, elles ne fournissent cependant pas une image fiable des flux réels.
Par Cecilia Bellora, Pierre Cotterlaz, Malte Thie
Faits & Chiffres du 4 avril 2022
Les biens énergétiques sont particuliers : ils ne transitent pas systématiquement en douane (pensons au gaz transporté par gazoduc) et il s’agit de biens stratégiques dont les flux ne sont pas toujours déclarés par souci de confidentialité[1] . De ce fait, les données de commerce tirées des enregistrements douaniers peuvent être faussées.
On remarque d’ailleurs que de nombreux pays ne déclarent pas de flux d’hydrocarbures. Cela peut arriver pour d’autres biens, mais à une fréquence bien moindre. Le phénomène est particulièrement important pour le gaz naturel échangé à l’état gazeux, moins aigu pour le gaz naturel liquéfié (GNL) et le pétrole brut (tableau 1). Ainsi, dans la base de données de commerce de référence (Comtrade, établie par les Nations unies), 65 pays sur 152, parmi lesquels de grands pays européens comme la Finlande ou les Pays-Bas, ne déclarent aucune importation de gaz naturel à l’état gazeux. Deux autres pays, l’Allemagne et l’Autriche, fournissent uniquement leurs importations totales sans leur origine géographique. Lorsqu’un flux n’apparaît pas dans les données de commerce, il n’y a pas moyen de savoir si cela correspond à une véritable absence de flux ou bien à une absence de déclaration. On pourrait espérer retrouver les informations sur les importations à partir des déclarations des exportateurs. Mais, de nombreux grands exportateurs de gaz, notamment la Russie, ne fournissent pas non plus l’information sur leurs ventes.
On remarque d’ailleurs que de nombreux pays ne déclarent pas de flux d’hydrocarbures. Cela peut arriver pour d’autres biens, mais à une fréquence bien moindre. Le phénomène est particulièrement important pour le gaz naturel échangé à l’état gazeux, moins aigu pour le gaz naturel liquéfié (GNL) et le pétrole brut (tableau 1). Ainsi, dans la base de données de commerce de référence (Comtrade, établie par les Nations unies), 65 pays sur 152, parmi lesquels de grands pays européens comme la Finlande ou les Pays-Bas, ne déclarent aucune importation de gaz naturel à l’état gazeux. Deux autres pays, l’Allemagne et l’Autriche, fournissent uniquement leurs importations totales sans leur origine géographique. Lorsqu’un flux n’apparaît pas dans les données de commerce, il n’y a pas moyen de savoir si cela correspond à une véritable absence de flux ou bien à une absence de déclaration. On pourrait espérer retrouver les informations sur les importations à partir des déclarations des exportateurs. Mais, de nombreux grands exportateurs de gaz, notamment la Russie, ne fournissent pas non plus l’information sur leurs ventes.
Tableau 1 : Nombre de pays déclarant leurs importations d’hydrocarbures dans la base de données Comtrade, selon le niveau d’information fourni (2019)
“Total seulement ” : le pays ne déclare que la valeur totale de ses importations. “Pas d’info” : le pays ne déclare aucune importation. “Bilatéral” : le pays déclare des importations en détaillant leur provenance géographique.
Source : calculs des auteurs à partir de Comtrade
Source : calculs des auteurs à partir de Comtrade
En outre, dans le cas du gaz, même lorsqu’un des deux pays fournit la provenance de ses flux, l’information n’est pas toujours fiable car certains États n’indiquent pas le pays d’origine mais le dernier pays de transit. C’est par exemple le cas de la France qui déclare importer l’ensemble de son gaz de pays limitrophes (Belgique, Allemagne, Espagne et Suisse)… qui ne sont pas producteurs.
Le tableau 1 montre que les déclarations concernant les importations de GNL sont plus complètes que celles pour le gaz échangé à l’état gazeux, avec deux pays européens supplémentaires qui détaillent la provenance de leurs importations. Pour le pétrole, un seul pays européen ne déclare aucun flux, les autres Etats membres rapportant le détail de leurs achats de pétrole. Les données sur le GNL et le pétrole sont de manière générale plus complètes pour l’ensemble des pays du monde, et pas seulement pour l’Union européenne.
La base de données BACI, élaborée par le CEPII à partir de Comtrade, ne corrige pas ces défaillances. Comext, la base de données de commerce de l’Union européenne, en souffre également. Il s’agit bien d’un problème général que l’on retrouve dans l’ensemble des bases de commerce. Pour avoir des informations, il faut recourir à d’autres bases de données, spécialisées sur les biens énergétiques.
C’est ce que propose, pour les pays de l’Union européenne, la base dédiée aux échanges d’énergie d’Eurostat[2]. Les données qui y figurent ne sont pas collectées par les douanes mais par les offices statistiques nationaux et les ministères et agences en charge des questions énergétiques, sur la base du même questionnaire que celui utilisé par l’Agence internationale de l’énergie.
Ces données n’étant disponibles qu’en volume (mètres cubes ou tonnes), cela empêche une comparaison en niveau avec les données de commerce qui, elles, sont en valeur (euros pour Comext, dollars pour Comtrade[3]). Pour illustrer l’ampleur des écarts entre les différentes sources de données pour les flux de gaz naturel, de gaz naturel liquéfié et de pétrole brut, nous comparons donc la part de la Russie dans les importations des cinq principaux importateurs européens d’hydrocarbures[4], Allemagne, Espagne, France, Italie et Pays-Bas, qui représentent à eux seuls entre 64 % pour le pétrole et 76 % pour le GNL des importations de l’UE selon Eurostat (graphique 1).
Pour quatre de ces cinq pays, ni Comtrade, ni Comext, ni BACI ne mentionnent d’importations de gaz naturel russe en 2019, alors que la part de marché de la Russie s’échelonne en réalité entre 9 % pour l’Espagne et 49 % pour l’Allemagne. L’Italie est le seul pays pour lequel les données de commerce font apparaître des importations de gaz naturel russe, mais la part de la Russie y est surestimée d’environ 10 points de pourcentage.
Pour le GNL et le pétrole, les données de commerce sont bien plus fiables. On retrouve dans Comtrade et Comext des parts de marché de la Russie assez proches de celles d’Eurostat. Pour le GNL, les Pays-Bas sont une exception notable : ils déclarent importer la quasi-totalité de leur GNL de Norvège, et omettent complètement la Russie. Un flux apparait néanmoins dans BACI du fait du traitement effectué lors de la construction de la base (voir encadré). La Russie déclare en effet des exportations de GNL vers les Pays-Bas alors que les Pays-Bas ne déclarent pas d’importation de GNL depuis la Russie. Dans BACI, on reprend alors la donnée russe. Grace à ce traitement, un flux d’importation existe dans BACI pour les Pays-Bas, bien que sa valeur ne soit pas identique à celle, réelle, rapportée par Eurostat.
Encadré : l’harmonisation des données dans BACI
BACI vise à extraire le maximum d’informations de Comtrade pour présenter des données harmonisées. Ainsi, pour déterminer le flux d’échange pour un bien donné entre deux pays, sont utilisées à la fois les informations fournies par l’importateur et par l’exportateur (qui souvent diffèrent). Deux cas de figure peuvent se présenter :
Seul l’un des deux pays déclare un flux : la valeur retenue dans BACI est alors celle déclarée par ce pays.
Les deux pays déclarent un flux : la valeur retenue dans BACI est alors une moyenne pondérée des déclarations de l’importateur et de l’exportateur. La pondération associée à chaque pays reflète sa fiabilité en tant que déclarant. Si les déclarations d’un pays tendent à s’éloigner systématiquement de celles de ses partenaires, il est considéré comme peu fiable et aura donc moins de poids dans le calcul de la valeur réconciliée (la moyenne des deux flux).
Lorsque ni l’importateur ni l’exportateur ne déclarent de flux, la valeur est manquante dans BACI. Cette méthode permet de disposer de données harmonisées sur la base d’une procédure systématique et applicable à l’ensemble des flux commerciaux. Mais elle n’évite pas que dans certains cas particuliers (par exemple celui évoqué dans ce billet), un traitement ad hoc puisse être plus approprié. Autrement dit, dans BACI, le choix est fait de respecter une procédure transparente et uniforme pour l’ensemble des biens et des pays, plutôt que d’avoir des traitements manuels ponctuels.
Pour une documentation détaillée, voir Gaulier & Zignago (2010).
BACI vise à extraire le maximum d’informations de Comtrade pour présenter des données harmonisées. Ainsi, pour déterminer le flux d’échange pour un bien donné entre deux pays, sont utilisées à la fois les informations fournies par l’importateur et par l’exportateur (qui souvent diffèrent). Deux cas de figure peuvent se présenter :
Seul l’un des deux pays déclare un flux : la valeur retenue dans BACI est alors celle déclarée par ce pays.
Les deux pays déclarent un flux : la valeur retenue dans BACI est alors une moyenne pondérée des déclarations de l’importateur et de l’exportateur. La pondération associée à chaque pays reflète sa fiabilité en tant que déclarant. Si les déclarations d’un pays tendent à s’éloigner systématiquement de celles de ses partenaires, il est considéré comme peu fiable et aura donc moins de poids dans le calcul de la valeur réconciliée (la moyenne des deux flux).
Lorsque ni l’importateur ni l’exportateur ne déclarent de flux, la valeur est manquante dans BACI. Cette méthode permet de disposer de données harmonisées sur la base d’une procédure systématique et applicable à l’ensemble des flux commerciaux. Mais elle n’évite pas que dans certains cas particuliers (par exemple celui évoqué dans ce billet), un traitement ad hoc puisse être plus approprié. Autrement dit, dans BACI, le choix est fait de respecter une procédure transparente et uniforme pour l’ensemble des biens et des pays, plutôt que d’avoir des traitements manuels ponctuels.
Pour une documentation détaillée, voir Gaulier & Zignago (2010).
C’est aussi la méthode d’harmonisation utilisée pour construire BACI qui explique pourquoi, pour le pétrole, les flux s’éloignent de ceux de Comtrade et de Comext : BACI prend en compte les déclarations de la Russie (visiblement peu fiables), qui diffèrent de celles de ses partenaires européens, pour « corriger » les déclarations européennes.
Graphique 1 : Part de la Russie dans les importations d’hydrocarbures en 2019 (hors flux intra-UE)
Notes : Les chiffres dans les barres indiquent la part de la Russie dans les importations totales de gaz sous forme gazeuse (code SH6: 271121), de gaz naturel liquéfié (code SH6: 271111) et de pétrole brut (code SH6 : 270900) de chaque pays, selon la source utilisée. Si aucun chiffre n’est affiché, il s’agit d’un flux inexistant dans la base de données.
Sources : calculs des auteurs à partir de CEPII -- base de données BACI, Eurostat -- base de données Comext, Eurostat -- statistiques de l’énergie (NRG_TI_GAS et NRG_TI_OIL) et Nations unies -- base de données Comtrade.
Sources : calculs des auteurs à partir de CEPII -- base de données BACI, Eurostat -- base de données Comext, Eurostat -- statistiques de l’énergie (NRG_TI_GAS et NRG_TI_OIL) et Nations unies -- base de données Comtrade.
Pour le gaz naturel, les insuffisances des données sur les échanges entre pays issues des bases de commerce se retrouvent bien entendu quel que soit l’indicateur retenu. Pour la part de chaque pays européen dans les importations totales de gaz de l’UE, aucune base de données de commerce ne permet d’approcher les chiffres d’Eurostat de manière satisfaisante (graphique 2). Par exemple, Comtrade surestime par un facteur 2 la part de l’Allemagne dans les importations totales de gaz de l’UE, tandis que Comext ne contient aucune information sur les importations allemandes de gaz naturel. BACI donne une part de l’Allemagne en apparence exacte, mais ce résultat repose sur des flux bilatéraux erronés.
Pour le GNL et le pétrole, les parts des pays européens dans les importations totales de l’UE calculées à partir des données de commerce sont globalement correctes. Pour le pétrole, les Pays-Bas sont à nouveau le seul pays pour lequel on retrouve une différence entre données de commerce et données d’Eurostat : leur part dans les importations européennes est surestimée dans les données de commerce. Ce biais, bien documenté par ailleurs, est lié à la position de point d’entrée sur le territoire européen qu’occupe ce pays grâce à ses infrastructures portuaires : les biens arrivants aux Pays-Bas puis distribués aux autres pays membres sont d’abord enregistrés comme une importation néerlandaise extra-UE et ensuite comme une exportation néerlandaise au sein de l’Union, un phénomène connu sous le nom d’« effet Rotterdam ».
Graphique 2 : Part des cinq principaux importateurs européens d’hydrocarbures dans les importations d’hydrocarbures de l’UE en 2019 (hors intra-UE)
Note : Les chiffres dans les barres indiquent la part de chaque pays dans les importations de gaz sous forme gazeuse (code SH6: 271121), de gaz naturel liquéfié (code SH6: 271111) et de pétrole brut (code SH6 : 270900) de l’UE, selon la source utilisée.
Sources : calculs des auteurs à partir de CEPII -- base de données BACI, Eurostat -- base de données Comext, Eurostat -- statistiques de l’énergie (NRG_TI_GAS et NRG_TI_OIL) et Nations unies -- base de données Comtrade.
Sources : calculs des auteurs à partir de CEPII -- base de données BACI, Eurostat -- base de données Comext, Eurostat -- statistiques de l’énergie (NRG_TI_GAS et NRG_TI_OIL) et Nations unies -- base de données Comtrade.
Les données de commerce ne sont donc pas fiables pour le gaz naturel, du fait de son mode de transport par gazoduc et de l’absence d’enregistrement en douane. Dans la discussion actuelle sur les conséquences du conflit en Ukraine, les données de commerce ne sont pas la bonne source pour commenter la place de la Russie dans les approvisionnements en gaz (à l’état gazeux) de l’Union européenne. Les flux commerciaux sont bien mieux renseignés pour d’autres biens énergétiques comme le GNL ou le pétrole, souvent transportés par voie maritime et qui transitent physiquement en douane. Par ailleurs, la situation particulière des biens énergétiques qui vient d’être décrite ne remet pas en question la valeur et la fiabilité des données de commerce pour les autres biens échangés. Il s’agit de données riches et complexes, avec leurs forces, mais également leurs faiblesses.
[1] Voir par exemple les chiffres des douanes françaises concernant les importations de gaz naturel à l’état gazeux, dont les quantités ne sont pas précisées car confidentielles (https://lekiosque.finances.gouv.fr/site_fr/NC8/Resultat_nc.asp?lanc=27112100)
[2] Cette base n’a pas de nom, elle est identifiée par des sigles (NRG_TI_GAS et NRG_TI_OIL). Comme elle est fournie par Eurostat on s’y réfèrera ainsi dans le texte et les graphiques. Pour la base de données de commerce Comext, aussi produite par Eurostat , c’est le nom de la base qui est retenu.
[3] Comext et Comtrade fournissent aussi des données sur les quantités, mais il ne s’agit pas toujours de sources primaires. Les données de commerce sont avant tout fiables en valeur.
[4] Bien que les parts soient calculées à partir de données en volume pour Eurostat et de données en valeur pour les bases de commerce cela ne pose pas vraiment de problème de comparaison car les produits énergétiques étant des biens homogènes, leur prix sur un même marché régional (ici l’Europe) ne diffère pas (ou peu) en fonction du pays d’origine.
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