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Revenus dans les pays développés et en développement : de la grande divergence à la grande convergence

Après cinq siècles de divergence des niveaux de vie de l’Occident et du reste du monde, les années 1990 marquent une inversion de tendance menée par les grands pays émergents.
Par Michel Fouquin
 Faits & Chiffres du 31 janvier 2014


Selon la célèbre théorie d’Hecksher-Ohlin-Samuelson, le libre-échange des biens et des services devrait conduire à l’égalisation des rémunérations des facteurs de production entre les nations, et donc des niveaux de vie moyens. Pourtant, malgré la libéralisation entreprise depuis 1846 (abolition des Corn Laws) et jusqu’au début des années 1990, les écarts de niveaux de vie n’ont cessé de se creuser entre pays développés[1] et le reste du monde. Mais cet écart se réduit depuis les années 1990.

Ainsi, dès 1846, la croissance en Europe de l’Ouest et dans les territoires européanisés d’outre-mer décolle grâce à la révolution industrielle, tandis que les pays du reste du monde voient leur niveau de vie moyen plus ou moins reculer. Cette divergence dans l’évolution des niveaux de vie des pays se poursuit entre 1913 et 1950, avec la forte expansion des États-Unis.

Après la seconde guerre mondiale, les trente glorieuses marquent encore une fois une accélération formidable de la croissance de l’Europe de l’Ouest. De plus, le coût de la décolonisation et les choix économiques souvent inspirés du modèle soviétique faits par les pays nouvellement indépendants approfondissent la divergence. Dans les années 1973-1992, les chocs pétroliers et la crise de la dette pèsent lourdement sur les pays en développement, dont l’évolution se distingue alors nettement de celle des pays développés. Enfin, dans les années 1990, la transition vers l’économie de marché des pays d’Europe de l’est se traduit par une chute brutale de leurs niveaux de vie.

La divergence des niveaux de PIB par tête est à son maximum au début des années 1990, atteignant alors un ratio de 7 à 1 (cf. graphique 1).


Graphique 1 – Ratio du PIB par tête des pays développés sur celui du reste du monde.






Source : Bolt, J. and J. L. van Zanden (2013). The First Update of the Maddison Project; Re-Estimating Growth Before 1820. Maddison Project Working Paper 4.
Graphique 2 – Ratio du PIB par employé des pays développés comparés à celui des zones en développement.


 
Note : échelle logarithmique.
Source : The Conference Board Total Economy Database™, January 2013.

 

Depuis le début des années 1990, on assiste à un renversement très net de la tendance, que ce soit en termes de revenu moyen par tête ou même de PIB par employé. Le ratio du revenu par tête moyen des pays développés rapporté à celui du reste du monde a chuté, en 20 ans, au niveau des années d’après-guerre. Il en est de même en termes de PIB par employé. Cependant les évolutions sont très divergentes selon les régions.

En 1960, l’Asie connaissait les niveaux de PIB par employé les plus bas au monde (cf. graphique 2), nettement plus faibles que ceux de l’Afrique. Ce retard s’est aggravé en raison d’une formidable pression démographique, faisant craindre une catastrophe humanitaire [2] jusqu’au début des années soixante-dix. A partir de 1973, les progrès de l’Asie sont tels qu’elle rejoint en quarante ans la moyenne mondiale hors pays développés. Le PIB par employé en Afrique recule entre 1960 et 2000, subissant le double effet de la décolonisation et de la baisse des prix des matières premières pratiquement ininterrompue sauf pour le pétrole jusqu’en l’an 2000. L’Amérique latine suit une évolution parallèle à celle de l’Afrique. L’Europe centrale offre un profil différent marqué par un déclin du PIB par employé, lent mais continu, de 1960 à 1990, date qui marque le début de la transition vers des économies de marché. Cette transition c’est traduite par la mise au rebut d’une partie importante des capacités de production de l’ère soviétique. La perte de revenu par employé a été spectaculaire.

Depuis la fin des années 1990 on assiste simultanément à une baisse des gains de productivité dans les pays développés et à une hausse de ces gains dans les pays émergents, d’où une convergence accélérée entre les deux groupes. Mais cette convergence masque d’importantes disparités à l’intérieur des groupes de pays.

Du côté des pays développés, les gains de productivité se limitent à 1,1 % par an depuis le premier choc pétrolier. Les baisses sont plus marquées en Europe (0,9 % par an depuis 1999 et - 0,2 % depuis 2007), tandis que les États-Unis maintiennent une progression assez élevée à 1,3 %. Parmi les pays du reste du monde, les évolutions les plus marquantes sont celles de l’Europe centrale. Cette croissance a été permise, pour certains pays, de la restructuration profonde de leur économie précédant leur adhésion à l’Union Européenne, et pour la Russie, de la hausse des prix des matières premières. La croissance de la productivité a aussi été importante en Asie, avec des gains proches de 6,5 % par an et où la Chine mène la danse avec une progression de 11,1 %, suivie par l’Inde à 6,3 %. L’Afrique (2,2 %), l’Amérique Latine (1,7 %) et le Moyen Orient (0,9 %) suivent l’évolution des précédents émergents plus tardivement (à partir de 2004) et plus modestement.

La poursuite de la croissance dans les émergents se heurte aujourd’hui à deux grands types de problèmes.

Pour les pays dits rentiers, la poursuite du rattrapage dépendra des prix des matières premières hors énergie qui ont joué un rôle décisif ces dix dernières années pour nombre d’entre eux, en Afrique et en Amérique latine, et les prix du pétrole pour la Russie et le Moyen Orient. Dans ces pays, l’amélioration des performances ne s’est pas accompagnée d’une progression de leur épargne domestique, ce qui limite leur capacité d’investissement, essentielle pour une croissance autonome.

Pour les pays en voie d’industrialisation rapide – l’Asie en général – le piège qui menace est celui du middle income trap (piège du revenu intermédiaire). Une étude récente de B.Eichengreen et alii [3] montre qu’il y a des étapes de développement plus ou moins difficiles à franchir aux environs de 10 000$ et de 15 000$ en PPA 2005. Jusqu’à présent la capacité d’investissement a été un facteur déterminant pour expliquer leur performance (voir tableau 1).


Tableau 1 – décomposition des sources de la croissance, 2011/2000
 
  Japon Chine Inde Indonésie
PIB 0,6 9,0 6,6 4,7
Investissement 0,4 5,1 3,1 2,2
Emploi -0,4 0,3 0,9 1,5
PIB par employé globale des facteurs 0,6 3,6 2,6 1,0

Source : Asian Productivity Organization.

Certains pays, comme la Corée du Sud ou Taiwan, ont réussi à franchir ces obstacles grâce notamment à d’importants investissements en capital humain et à une spécialisation marquée dans les industries de haute technologie et les produits nouveaux.

Les nouveaux dirigeants de la Chine, pays qui a connu plusieurs décennies de croissance échevelée et qui fait désormais parti des pays à revenu intermédiaire, ont montré qu’ils étaient conscients des défis qui les attendent et ont annoncé un programme de réformes profondes [4]. Mais ils se heurtent à des problèmes spécifiques que sont notamment le vieillissement accéléré de la population, la dégradation profonde de l’environnement, l’impossibilité d’atteindre les niveaux de consommation énergétique des pays développés… Le ralentissement de la croissance chinoise paraît inéluctable.
 

[1] Il s’agit ici des pays développés au début des années soixante : Europe de l’Ouest, Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande et Japon.
 
[2] G. Myrdal (1968), Asian Drama: An Inquiry into the Poverty of Nations, Allen Lane, The Penguin Press, 2 284 p.
 
[3] B. Eichengreen, D. Park, and K. Shin (2013) “Growth Slowdowns Redux: New Evidence on the Middle-Income Trap”, NBER Working Paper, No. 18673, janvier.
 

Politique économique 
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