Le blog du CEPII

Georges Sokoloff

Georges Sokoloff nous a quittés ce lundi 7 décembre. Avec ce contributeur de toujours aux travaux du CEPII disparaît l’un des meilleurs experts du monde russe et soviétique.
Par Michel Fouquin, Sébastien Jean, Jean-Pierre Saltiel
 Billet du 12 décembre 2015



Il a été l’un des premiers membres du Groupe d’études prospectives internationales (GEPI, ancêtre du CEPII) à une époque (1964) où la connaissance en France des économies de ce que l’on appelait alors les « pays de l’Est » était balbutiante. C’est la politique étrangère du général de Gaulle en faveur du développement des relations politiques et commerciales avec ces pays qui donna l’impulsion du renouveau de leur étude en France et en particulier au GEPI, qui y joua un rôle de pionnier.

A la suite des travaux entrepris au GEPI, Georges Sokoloff publia à la Documentation Française la première étude en France consacrée exclusivement à l’Extrême Orient Soviétique et à son importance stratégique pour la Russie dans le Pacifique.

Deux ouvrages résument les réflexions de Georges Sokoloff qui résultent de sa participation aux études du GEPI et aux notes et rapports destinées aux administrations, des Affaires Etrangères et des Finances, chargées de mettre en œuvre la politique de l’exécutif vis-à-vis de l’URSS.  L’économie de la détente : l’URSS et le capital occidental  et  La drôle de crise, de Kaboul à Genève  ont permis de mieux comprendre les limites et les ambigüités de la coexistence pacifique, qui, voulant favoriser la coopération économique, ne cessait de soumettre celle-ci aux aléas des tensions politiques Est-Ouest.

Par la suite, Georges Sokoloff a élargi considérablement son champ d’investigation. Inspiré par le grand historien russe Vassili Kliouchevski et par l’action du puissant ministre Serguei Witte, animateur de l’industrialisation russe et premier ministre jusqu’en 1906, il s’est attaché à élucider la problématique générale des efforts de rattrapage de l’Occident par la Russie et l’URSS.

Parmi les nombreux ouvrages et travaux publiés par Georges Sokoloff, il y a ceux qui sont consacrés à l’histoire longue de la Russie dont le plus important est sans doute La puissance pauvre, une histoire de la Russie de 1815 à nos jours. Dans cet ouvrage, qui est une référence reconnue, Georges Sokoloff pose la contradiction, qui traverse les siècles, entre la volonté de puissance de la Russie, son immense empire et la faiblesse de son support économique, contradiction qui est au centre de sa réflexion que l’on peut tenter de résumer ci-dessous en quelques lignes.

Dès l’époque de Pierre le Grand, le tsar est conscient du retard considérable qui sépare la Russie de l’Occident. Il décide d’imposer une modernisation accélérée à son pays en développant les industries d’armement : la métallurgie, le textile pour habiller les soldats et les infrastructures publiques. Pour cela il décide d’importer en masse les technologies étrangères et les ingénieurs capables de les mettre en œuvre. C’est, nous dit l’auteur, une industrialisation d’Etat, sans marché. Décision brutale, imposée d’en haut et dont la greffe prendra mal. Cette expérience de modernisation forcée sera répétée à plusieurs reprises par la suite : de Nicolas 1er à Gorbatchev. Des chemins de fer à la fin du XIXème siècle, à l’électrification sous Lénine, à la mécanisation sous Staline et à la motorisation sous Brejnev, la modernisation se fait sous la commande de l’Etat pour l’Etat. Ainsi se créent des îlots de modernité mais qui restent détachés du reste de l’économie.

Comme les résultats attendus ne sont pas au rendez vous, il faut masquer les échecs, se développe alors une manie du secret, de la désinformation et du maquillage de la réalité.

Vis-à-vis de l’Occident, la Russie cherche à la fois à copier son extraordinaire dynamisme qui la fascine, tout en lui donnant la mesure de son retard, et en même temps à la défier sur le plan stratégique, d’où la priorité donnée aux industries d’armement qui épuise ses ressources et conduit à l’échec. Enfin, il y a toujours cette méfiance à l’égard de l’économie de marché.

Georges Sokoloff s’interroge ensuite sur les raisons de cet appétit de puissance et remarque que l’immense Russie semble souffrir d’un « vide intérieur », du sentiment d’être une nation « inachevée », d’être à la recherche de son identité, d’avoir un destin exceptionnel sans avoir été en mesure de le réaliser. De chercher donc à l’extérieur ce qu’elle n’a pas réussi à accomplir pour ses citoyens.

Pour éclairer sa démarche, Georges Sokoloff n’a cessé de s’interroger sur le fonctionnement de l’économie en Russie et en URSS, L’économie obéissanteLa démesure russeLa métamorphose de la Russie sont autant de jalons de cette enquête passionnée qui n’a pas omis de citer dans 1933, l’année noire : témoignages sur la famine en Ukraine les excès effroyables d’une modernisation à tout prix.

Le dernier ouvrage de Georges Sokoloff sur la Russie porte un nom significatif : Le retard russe. Il s’agit dans un ouvrage original, court et percutant de conclure par ce titre à la persistance d’un défi qui explique bien des caractéristiques de la politique actuelle de la Russie et de son pivot vers l’Asie et la Chine.

Par ce trop rapide raccourci on mesure bien toute l’actualité de sa pensée. En particulier, le décalage que l’on retrouve entre l’engagement croissant de la Russie a l’extérieur et la dépendance accrue de son économie aux revenus des matières premières, réaffirme sa contradiction séculaire. Il ne semble pas qu’elle ait progressé dans la résolution de cette contradiction première.

Pendant un demi-siècle, Georges Sokoloff avec son style d’une grande clarté, son humour et son empathie pour la terre de ses ancêtres n’a cesse de nous éclairer sur ce pays « sui generis » dont l’extension exceptionnelle de l’Europe à l’Asie, le peuplement, la démographie, la culture et le coût de son développement n’ont cessé de poser à son peuple et ses élites les dilemmes considérables entre la puissance et la prospérité.

La curiosité intellectuelle de Georges Sokoloff nous a valu un ouvrage qui devait mettre la Russie dans une perspective plus large et dont le titre est évocateur Nos ancêtres les nomades : l’épopée indo-européenne.

Grâce à lui, nous sommes en mesure de mieux comprendre la Russie du Président Poutine qui n’échappe pas, comme ses prédécesseurs, à certains déterminismes de la longue histoire de la Russie.

Outre ce penseur reconnu, Georges Sokoloff fut pour le CEPII un précurseur et l’un des éléments structurants de son développement. Plusieurs d’entre nous ont longtemps travaillé en proche collaboration avec lui, et plus nombreux encore sont ceux qui ont noué avec lui des liens personnels forts. Nous nous associons à la peine de ses proches.

Voir aussi L’historien Georges Sokoloff est mort, lemonde.fr
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