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La fin du libre-échange a-t-elle sonné ?

Si la contestation politique de la mondialisation est contemporaine d’un ralentissement du commerce mondial, elle ne l’a pas causé. En revanche, cette moindre dynamique commerciale change la perspective politique sur le libre-échange.
Par Sébastien Jean
 Billet du 27 février 2017


L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, au terme d’une campagne marquée par un ton protectionniste, a couronné une forte contestation politique de la mondialisation commerciale. Cette élection arrivait en effet quelques semaines seulement après les âpres polémiques suscitées par la signature de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (CETA), et quelques mois après le vote du Brexit. Dans un climat politique international marqué par le retour en force du souverainisme, il est tentant d’y voir un tournant historique. D’autant que le dynamisme du commerce mondial lui-même n’est déjà plus ce qu’il était. Depuis la fin des soubresauts directement liés à la crise, la croissance des échanges mondiaux est du même ordre voire inférieure à celle des revenus (mesurés par le PIB), alors qu’elle était en moyenne deux fois plus rapide au cours des quinze années qui ont précédé la crise financière de 2008-2009. Depuis deux ans, on assiste même à une stagnation des exportations mondiales en volume. Alors, faut-il y voir la fin de la mondialisation, ou à tout le moins de l’ouverture aux échanges ? 

Ce serait aller vite en besogne, d’abord parce que le lien entre les deux phénomènes, économique et politique, n’est pas évident. Si certains indicateurs font état d’une progression des mesures protectionnistes après la crise, son ampleur est restée limitée en pratique. Les principales raisons du ralentissement commercial sont plutôt à chercher, outre l’effet mécanique de l’atonie de la demande et de l'investissement, dans deux facteurs. Le premier est le rééquilibrage de l’économie chinoise vers son marché intérieur. Le second est l’atténuation de la dynamique d’approfondissement de la spécialisation commerciale internationale (on parle souvent de chaînes mondiales de valeur ou global value chains).

Au fond d’ailleurs, ce ralentissement est avant tout un retour à la normale après une période d’expansion, qui a vu les exportations mondiales passer d’environ 18 % du PIB mondial en 1993 à 30 % en 2008.[1] Une telle augmentation n’a rien de naturel, et la théorie économique ne prévoit pas que les échanges commerciaux doivent croître plus rapidement que le revenu. En l’occurrence, la croissance résultait d’une série de facteurs dont les plus importants étaient sans nul doute de nature technologique, avec le développement fulgurant des technologies de l’information et de la communication, et politique, ou avec l’ouverture de la Chine et des pays anciennement membres du bloc soviétique et la relative stabilité des relations internationales, marquées par la domination américaine. Les facteurs institutionnels ont également joué un rôle important avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’adhésion de la Chine à celle-ci et la multiplication des accords régionaux de commerce. La complémentarité avec l’envolée des investissements directs à l’étranger a été un autre facteur clé. 

La crise a marqué la fin abrupte de cette phase d’intensification des échanges commerciaux. Cela ne signifie pas, pour l’instant en tout cas, un retour en arrière –une démondialisation, pour employer un terme en vogue. Les échanges ont cessé de croître plus vite que le revenu, mais il est trop tôt pour affirmer qu’ils croissent durablement moins vite, même si la question se pose au vu des statistiques des deux dernières années.

Cette moindre dynamique change la perspective politique sur les avantages du libre-échange. Les exportations étaient souvent vues avant la crise comme un facteur dynamisant la croissance : les pays riches, profitant du dynamisme des émergents ; les pays en développement, bénéficiant des technologies des multinationales des pays les plus avancés. Le commerce n'étant désormais plus synonyme de croissance, les gouvernements et les peuples y voient de plus en plus un jeu à somme nulle, dans lequel l'essentiel est de se protéger de la concurrence étrangère.  Les demandes de protection ont toujours existé mais elles se font toujours plus pressantes. Les tensions autour du partage du gâteau sont d'autant plus fortes que sa croissance se rabougrit, laissant craindre que tout le monde ne puisse y trouver son compte.

D'autant que la puissance industrielle et commerciale de la Chine fait peur. Dans les pays riches, elle est vue par beaucoup comme un facteur de désindustrialisation, même si elle y a contribué de façon très minoritaire d’après toutes les évaluations disponibles ; dans certains pays pauvres, l’Inde par exemple, elle est considérée comme une menace pour les stratégies d'industrialisation. Devenue depuis 2009 le premier exportateur mondial, le fonctionnement de la Chine reste en outre relativement centralisé, ce qui pose la question de savoir si la concurrence qu’elle exerce est équitable envers les pays partenaires respectant des règles plus strictes quant à l’intervention de l’Etat et notamment aux subventions en faveur de secteurs choisis. La controverse au sujet du statut d’économie de marché de la Chine, liée à l’échéance en décembre 2016 de dispositions spécifiques transitoires prévues à l’occasion de son accession à l’OMC en 2001, traduit  ces interrogations. 

Autre facteur aggravant, les gains potentiels issus d’une libéralisation des échanges s’amenuisent au fur et à mesure que le niveau des barrières diminue. Or, les droits de douane appliqués sont désormais faibles, à moins de 4 % en moyenne mondiale.[2] L’essentiel des obstacles aux échanges est désormais ailleurs, dans les contraintes inhérentes aux réglementations techniques et aux politiques de l’environnement, de la santé ou de l’alimentation. Dans ces domaines, les différences d’approche ou simplement de mise en œuvre sont souvent défavorables aux producteurs étrangers –les normes antipollution sont un exemple parmi beaucoup d’autres. Mais sur ces questions sensibles, il est difficile de prendre des engagements internationaux sans susciter la crainte que les impératifs commerciaux ne restreignent indûment les marges de manœuvre des politiques nationales.

De fait, les négociations multilatérales sont pour l’essentiel dans l'impasse depuis presque dix ans, les grands projets d’accords transpacifique et transatlantique semblent condamnés et les conflits commerciaux s’accumulent. Cela ne signifie pas la fin du libre-échange, qui d’ailleurs n’a jamais été une réalité, mais plutôt un statu quo tendu et des tensions accrues. Jusqu’ici, cela ne marque pas même une véritable résurgence protectionniste, mais une telle évolution est possible si les tensions dégénèrent. Sa probabilité augmente même à vue d’œil, tant l’escalade des représailles est vite enclenchée, surtout lorsqu’il n’y a plus de leader pour donner un exemple apaisant. Jusqu’ici, l’OMC a fourni un cadre, les Etats-Unis un leader, la dynamique de croissance un but accessible. Mais demain ? 
 

Encadré – le recentrage commercial de la Chine

Depuis la crise, le commerce extérieur chinois a continué à progresser beaucoup plus vite que le commerce mondial. En 2014, la Chine réalise 13 % des exportations et 10 % des importations mondiales, contre respectivement 9 % et 7 % en 2007. La progression de ses échanges extérieurs a cependant été moins rapide que celle de son PIB. En effet, dans l’immédiat après-crise, un programme ambitieux de relance de l’investissement a maintenu la croissance interne à un rythme élevé jusqu’en 2011, puis à un niveau un peu moins soutenu tout en restant largement au-dessus de la moyenne mondiale. Au final, le taux d’ouverture chinois a fortement décliné : la part des exportations dans le PIB a chuté de 36 % à 26% et celle des importations de 30 % à 24% entre 2007 et 2014. Ce déclin concerne essentiellement le commerce d’assemblage (importation de composants, assemblage puis réexportation). Le rééquilibrage de la demande interne en faveur du secteur des services réduit en outre l’intensité en importations de la croissance chinoise.
 
Cet article a été publié dans Sciences Humaines le 2 février 2017.
 

[1] Source : base Chelem - Commerce international du CEPII.
 
[2] Source : Jean-Christophe Bureau, Houssein Guimbard & Sébastien Jean, 2016. "Competing Liberalizations: Tariffs and Trade in the 21st Century," CEPII Working Paper, n°2016-12, mai 2016, CEPII.
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