Agroalimentaire, textile, automobile, services, médicaments : les enjeux d'un accord UE-Inde
Commencées depuis près de six ans, les négociations sur un éventuel accord de libre-échange entre l’UE et l’Inde semblent entrer dans la dernière ligne droite, sans que l’on puisse encore présumer de leur succès.
Par Sébastien Jean, Cristina Mitaritonna
Le Ministre du commerce indien Anand Sharma rencontre les 14 et 15 avril le Commissaire européen au commerce Karel de Gucht, pour une séance de négociations qui s’annonce décisive en vue de la conclusion d’un accord de libre-échange entre les deux partenaires. Avec des élections générales prévues en 2014, l’Inde entrera bientôt dans une période pré-électorale peu propice à la conclusion d’accords commerciaux. De son côté, les négociations amorcées par l’UE avec le Japon et bientôt sans doute avec les Etats-Unis accapareront probablement le temps et l’attention des décideurs de politique commerciale dans les mois à venir. En somme, le moment de vérité approche pour ces négociations, porté par une volonté politique clairement exprimée de part et d’autre mais dans laquelle les points d’achoppement ne manquent pas.
En dépit de sa taille, l’Inde n’est pas un partenaire commercial de grande importance pour l’UE. Les flux commerciaux entre les deux zones, relativement équilibrés (environ 40 milliards d'euros dans chaque sens), ne représentaient en 2011 que 2,3 % des importations de l’UE-27 (hors intra-zone) et 2,6 % de ses exportations. Toutefois, l’enjeu est beaucoup plus important que ne le suggèrent ces chiffres. Pour l’UE, l’Inde est un immense marché émergent qui pourrait se développer rapidement. Pour l’Inde, ces flux représentent une part importante de ses échanges (12,1 % de ses importations et 18,2 % de ses exportations), faisant de l’UE son premier partenaire commercial.
Les discussions en cours portent sur un accord ambitieux, couvrant de nombreux aspects. Une évaluation réalisée par le CEPII au début des négociations permet de préciser les enjeux du volet tarifaire d’un accord éventuel (Decreux and Mitaritonna, 2007). En utilisant le modèle MIRAGE, deux scénarios ont été simulés. Le premier scénario inclut une libéralisation de droits de douane dans l’industrie et l’agriculture, avec des exceptions pour un certain nombre de produits sensibles (5 % des deux côtés). Un second scénario y ajoute une libéralisation des prestations transfrontalières de services. Les simulations indiquent que l’UE tirerait d’un tel accord un gain économique positif mais faible, de l’ordre de 3 milliards d'euros de revenu annuel aux prix actuels (soit à peine un quart de millième de PIB). Pour l’Inde au contraire, un accord limité au commerce de biens ne serait pas profitable (pertes de l’ordre d’un demi-milliard de dollars, soit le même ordre de grandeur relativement au PIB que les gains de l’UE). La libéralisation du commerce bilatéral concernerait en effet une protection commerciale nettement plus élevée en Inde (11,1 % en moyenne en 2010, 8,5 % dans l’industrie et 45,1 % dans l’agriculture, d’après la base de données MAcMap-HS6 du CEPII et l’ITC) que dans l’UE (2,5 % en moyenne, 1,8 % dans l‘industrie et 11,5 % dans l’agriculture). D’où des conséquences défavorables sur les termes de l’échange de l’Inde (les exportations étant moins fortement stimulées que les importations, leur prix relatif a tendance à baisser) et des effets potentiels de détournement de commerce [1]. Seul un accord incluant une libéralisation des échanges de services serait profitable, avec des gains de revenu net annuel de l’ordre d’un milliard de dollars. Dans les deux scénarios, les exportations bilatérales de l’Inde augmenteraient d’un peu moins de 15 %, celles de l’UE d’environ 40 %.
Etant donné les différences de niveau de développement, l’Inde demande une ouverture asymétrique. La part des importations bilatérales indiennes exemptée d’une libéralisation complète des droits de douane serait supérieure à celle de l’UE. L’Inde demande que cette concession concerne 5 % des lignes tarifaires ou 5 % du volume des importations. Elle sollicite aussi un allègement des contraintes sanitaires et phytosanitaires pesant sur ses exportations, en particulier dans le secteur des produits laitiers.
Les ordres de grandeur des effets macroéconomiques sont seulement indicatifs dans de telles évaluations. En particulier, ils sont réalisés dans un cadre statique et ne prennent pas en compte les effets potentiels d'une telle libéralisation sur la productivité des entreprises qui font l'objet d'un billet séparé. Les simulations permettent aussi d’identifier les principaux intérêts sectoriels. Dans le cas indien, le secteur du textile-habillement, dont les exportations vers l’UE augmenteraient de 58 % d’après ces simulations, représente l’enjeu principal : il est à l’origine de plus de la moitié de l’accroissement total des exportations de l’Inde vers l’UE. Le secteur des services aux entreprises mérite également d’être mentionné. Du coté de l’UE, l’augmentation estimée des exportations vers l'Inde est forte dans les secteurs de l’automobile (+700 %), du textile-habillement (+90 %) et de le secteur agroalimentaire (+80 %).
Ce sont précisément ces secteurs qui ont tenu un rôle central dans les discussions ces dernières semaines : les exportations européennes d’automobiles et de vins et spiritueux, pour lesquels les droits de douane en Inde se montent en moyenne à 34 % et 150 % d’après nos calculs, d’une part, et les exportations indiennes dans le textile-habillement et les services, d’autre part.
Si l’intérêt de l’Inde pour une libéralisation de l’accès au marché dans les services est partagé par l'Europe, les priorités des deux partenaires ne sont pas les mêmes dans ce domaine. Tandis que les demandes de l’UE concernent principalement les investissements directs à l’étranger, celles de l’Inde concernent avant tout la prestation transfrontalière de services, en particulier dans les services informatiques, et la mobilité temporaire des professionnels. Ce dernier aspect est l’un des plus problématiques, notamment concernant l’éventualité d’assortir les conditions octroyées par l’UE pour le séjour temporaire des professionnels indiens d’une clause de sauvegarde, liée à la situation du marché du travail dans l’Union. Si tous les différends sont loin d’être aplanis, l’Inde a déjà donné des gages importants de bonne volonté en libéralisant les conditions d’investissement étranger direct sur son territoire, notamment dans le secteur du commerce de détail, de l’audiovisuel et des services de transport.
Un autre point crucial focalise l’attention : les droits de propriété intellectuelle liés au commerce, et leurs conséquences pour l’industrie indienne du médicament générique, fournisseur principal de nombreux pays pauvres. Les conflits sont sérieux et récurrents dans ce domaine, encore récemment dans l’actualité à l’occasion du jugement de la Cour Suprême contre la multinationale suisse Novartis. Les accords régionaux de commerce incluent souvent des conditions plus strictes que celles contenues dans les accords de l’OMC concernant la protection des brevets sur les médicaments. La crainte exprimée par l’Inde, ainsi que par de nombreuses organisations non gouvernementales, est que de telles contraintes n’entravent la capacité de l’industrie indienne du médicament générique à proposer des traitements anticancéreux et contre le sida à un prix accessible. Jusqu’ici, les négociateurs indiens ont clairement annoncé qu’ils étaient opposés à toute mesure dépassant les exigences de l’accord signé à l’OMC.
Référence :
Decreux, Yvan et Cristina Mitaritonna (2007). Economic Impact of a Potential Free Trade Agreement (FTA) between the European Union and India. Rapport pour la Commission européenne, DG Commerce.
En dépit de sa taille, l’Inde n’est pas un partenaire commercial de grande importance pour l’UE. Les flux commerciaux entre les deux zones, relativement équilibrés (environ 40 milliards d'euros dans chaque sens), ne représentaient en 2011 que 2,3 % des importations de l’UE-27 (hors intra-zone) et 2,6 % de ses exportations. Toutefois, l’enjeu est beaucoup plus important que ne le suggèrent ces chiffres. Pour l’UE, l’Inde est un immense marché émergent qui pourrait se développer rapidement. Pour l’Inde, ces flux représentent une part importante de ses échanges (12,1 % de ses importations et 18,2 % de ses exportations), faisant de l’UE son premier partenaire commercial.
Les discussions en cours portent sur un accord ambitieux, couvrant de nombreux aspects. Une évaluation réalisée par le CEPII au début des négociations permet de préciser les enjeux du volet tarifaire d’un accord éventuel (Decreux and Mitaritonna, 2007). En utilisant le modèle MIRAGE, deux scénarios ont été simulés. Le premier scénario inclut une libéralisation de droits de douane dans l’industrie et l’agriculture, avec des exceptions pour un certain nombre de produits sensibles (5 % des deux côtés). Un second scénario y ajoute une libéralisation des prestations transfrontalières de services. Les simulations indiquent que l’UE tirerait d’un tel accord un gain économique positif mais faible, de l’ordre de 3 milliards d'euros de revenu annuel aux prix actuels (soit à peine un quart de millième de PIB). Pour l’Inde au contraire, un accord limité au commerce de biens ne serait pas profitable (pertes de l’ordre d’un demi-milliard de dollars, soit le même ordre de grandeur relativement au PIB que les gains de l’UE). La libéralisation du commerce bilatéral concernerait en effet une protection commerciale nettement plus élevée en Inde (11,1 % en moyenne en 2010, 8,5 % dans l’industrie et 45,1 % dans l’agriculture, d’après la base de données MAcMap-HS6 du CEPII et l’ITC) que dans l’UE (2,5 % en moyenne, 1,8 % dans l‘industrie et 11,5 % dans l’agriculture). D’où des conséquences défavorables sur les termes de l’échange de l’Inde (les exportations étant moins fortement stimulées que les importations, leur prix relatif a tendance à baisser) et des effets potentiels de détournement de commerce [1]. Seul un accord incluant une libéralisation des échanges de services serait profitable, avec des gains de revenu net annuel de l’ordre d’un milliard de dollars. Dans les deux scénarios, les exportations bilatérales de l’Inde augmenteraient d’un peu moins de 15 %, celles de l’UE d’environ 40 %.
Etant donné les différences de niveau de développement, l’Inde demande une ouverture asymétrique. La part des importations bilatérales indiennes exemptée d’une libéralisation complète des droits de douane serait supérieure à celle de l’UE. L’Inde demande que cette concession concerne 5 % des lignes tarifaires ou 5 % du volume des importations. Elle sollicite aussi un allègement des contraintes sanitaires et phytosanitaires pesant sur ses exportations, en particulier dans le secteur des produits laitiers.
Les ordres de grandeur des effets macroéconomiques sont seulement indicatifs dans de telles évaluations. En particulier, ils sont réalisés dans un cadre statique et ne prennent pas en compte les effets potentiels d'une telle libéralisation sur la productivité des entreprises qui font l'objet d'un billet séparé. Les simulations permettent aussi d’identifier les principaux intérêts sectoriels. Dans le cas indien, le secteur du textile-habillement, dont les exportations vers l’UE augmenteraient de 58 % d’après ces simulations, représente l’enjeu principal : il est à l’origine de plus de la moitié de l’accroissement total des exportations de l’Inde vers l’UE. Le secteur des services aux entreprises mérite également d’être mentionné. Du coté de l’UE, l’augmentation estimée des exportations vers l'Inde est forte dans les secteurs de l’automobile (+700 %), du textile-habillement (+90 %) et de le secteur agroalimentaire (+80 %).
Ce sont précisément ces secteurs qui ont tenu un rôle central dans les discussions ces dernières semaines : les exportations européennes d’automobiles et de vins et spiritueux, pour lesquels les droits de douane en Inde se montent en moyenne à 34 % et 150 % d’après nos calculs, d’une part, et les exportations indiennes dans le textile-habillement et les services, d’autre part.
Si l’intérêt de l’Inde pour une libéralisation de l’accès au marché dans les services est partagé par l'Europe, les priorités des deux partenaires ne sont pas les mêmes dans ce domaine. Tandis que les demandes de l’UE concernent principalement les investissements directs à l’étranger, celles de l’Inde concernent avant tout la prestation transfrontalière de services, en particulier dans les services informatiques, et la mobilité temporaire des professionnels. Ce dernier aspect est l’un des plus problématiques, notamment concernant l’éventualité d’assortir les conditions octroyées par l’UE pour le séjour temporaire des professionnels indiens d’une clause de sauvegarde, liée à la situation du marché du travail dans l’Union. Si tous les différends sont loin d’être aplanis, l’Inde a déjà donné des gages importants de bonne volonté en libéralisant les conditions d’investissement étranger direct sur son territoire, notamment dans le secteur du commerce de détail, de l’audiovisuel et des services de transport.
Un autre point crucial focalise l’attention : les droits de propriété intellectuelle liés au commerce, et leurs conséquences pour l’industrie indienne du médicament générique, fournisseur principal de nombreux pays pauvres. Les conflits sont sérieux et récurrents dans ce domaine, encore récemment dans l’actualité à l’occasion du jugement de la Cour Suprême contre la multinationale suisse Novartis. Les accords régionaux de commerce incluent souvent des conditions plus strictes que celles contenues dans les accords de l’OMC concernant la protection des brevets sur les médicaments. La crainte exprimée par l’Inde, ainsi que par de nombreuses organisations non gouvernementales, est que de telles contraintes n’entravent la capacité de l’industrie indienne du médicament générique à proposer des traitements anticancéreux et contre le sida à un prix accessible. Jusqu’ici, les négociateurs indiens ont clairement annoncé qu’ils étaient opposés à toute mesure dépassant les exigences de l’accord signé à l’OMC.
Référence :
Decreux, Yvan et Cristina Mitaritonna (2007). Economic Impact of a Potential Free Trade Agreement (FTA) between the European Union and India. Rapport pour la Commission européenne, DG Commerce.
[1] Le terme de détournement de commerce se réfère à la situation où un accord amène un pays à se fournir auprès de son partenaire même lorsque celui-ci n’est pas le meilleur fournisseur, simplement parce qu’il bénéficie d’un droit de douane inférieur. Ces effets seraient moins marqués si l’analyse était réalisée aujourd’hui, dans la mesure où l’Inde a depuis signé des accords commerciaux avec un certain nombre d’autres partenaires.