Délocaliser ou externaliser : comprendre les stratégies des entreprises françaises
Alors que les chaînes de valeur sont de plus en plus fragmentées au niveau international, une récente enquête coordonnée par Eurostat et réalisée en France par l'INSEE met en lumière les motivations des entreprises dans leurs décisions d’externalisation ou de délocalisation. Les résultats sur la France sont particulièrement intéressants.
Par Lionel Fontagné
Les chaînes de valeur sont de façon croissante fragmentées au niveau international, les différentes activités étant réparties dans différents pays pour optimiser les coûts. Sur le plan statistique, cela pose des questions épineuses, puisqu’on ne sait plus trop quelle est la nationalité de la valeur ajoutée passant en douane. D’où la proposition conjointe de l’OCDE et de l’OMC de raisonner en termes de commerce en valeur ajoutée.
Au-delà du constat statistique, il est important de comprendre les motivations à la relocalisation de segments de la chaîne de valeur. On pense généralement à la recherche de coûts de main d’œuvre plus bas, mais il peut s’agir aussi de suivre le donneur d’ordre si l’on est sous-traitant, de se couvrir contre le risque de change en produisant dans la monnaie des clients, etc. Mais, les entreprises envisageant ce choix stratégique sont également confrontées à de nombreux obstacles, notamment le risque sur la qualité, sur la propriété intellectuelle, l’augmentation des coûts de coordination liée à l’éloignement de l’activité.
Alors que la réalité statistique du fractionnement des chaînes de valeur peut être appréhendée par la combinaison d’informations sur les relations inter-industrielles –les tableaux « Entrées-Sortie »– et sur la nature des biens échangés internationalement (composants ou biens finals), les motivations des entreprises fractionnant la chaîne de valeur ne peuvent être comprises qu’en les interrogeant directement. C’est pourquoi Eurostat, l’Office statistique des Communautés européennes, a lancé une série d’enquêtes au niveau européen (« International sourcing and global value chains »). Cela s’est fait sur une base volontaire et seulement 15 pays membres ont répondu à l’appel. Les grands absents sont l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni ou encore la Pologne. A l’exception de la France, et donc de l’INSEE, seuls des pays de petite taille (Pays-Bas, Belgique, Portugal, Irlande, …), des pays nordiques (Danemark, Finlande, Suède, …), ou de nouveaux pays membres (Slovaquie, Roumanie, Lituanie,…) ont mené l’enquête auprès des entreprises, nationales ou non, localisées sur leur sol. Les résultats pour la France sont donc particulièrement intéressants (voir Insee première, « Chaînes d’activités mondiales : des délocalisations d’abord vers l’Union européenne, Lionel Fontagné, Aurélien d’Isanto). Ils couvrent les décisions d’externalisation ou de délocalisation mises en œuvre sur la période allant de janvier 2009 à décembre 2011.
Les questions posées par l’enquête réalisée en France auprès des entreprises de plus de 50 salariés s’appuient sur une définition très précise des termes. L’externalisation domestique, correspond à tout transfert total ou partiel d’activités vers d’autres sociétés implantées en France, appartenant ou non au groupe dont relève la société répondant au questionnaire. Il est précisé que tout transfert qui ne s’accompagnerait pas d’une réduction d’activité ne doit pas être considéré. Il s’agit ici soit de transfert de la production à d’autres unités situées en France, qu’elles soient ou non détenues par le même groupe, soit d’externalisation d’une partie des activités (comme la comptabilité, la maintenance des équipements…) vers des prestataires de services (il s’agit dans ce dernier cas de pratiques bien installées qui réduisent artificiellement la place de l’industrie dans les statistiques). La délocalisation correspond à la situation où le prestataire est localisé à l’étranger. Tout transfert total ou partiel d’activité réalisée en compte propre en France, ou déjà externalisée en France, vers d’autres sociétés implantées à l’étranger doit être considéré. Substituer au prestataire français un prestataire étranger pour la comptabilité est ainsi une délocalisation, au même titre que la réduction de l’activité de l’usine au profit d’une usine (au sein ou non d’une filiale) à l’étranger.
Sur la base de ces définitions, qu’apprend-t-on de l’enquête « Chaines d’Activités Mondiales » réalisée par l’INSEE ? Sur les trois années concernées, 4,2% des entreprises françaises ont délocalisé une activité au moins tandis que 7,3% avaient externalisé en France. Premier enseignement, le pourcentage d’entreprises ayant délocalisé est très bas par rapport aux autres pays européens : les entreprises industrielles enquêtées aux Pays-Bas ont délocalisé 1,5 fois plus que les françaises, les suédoises 1,7 fois plus que les françaises, les belges 2,1 fois plus. La taille des pays joue bien entendu (en France, déplacer une usine de 500 km n’est pas nécessairement une délocalisation). Mais la taille n’explique pas tout. La comparaison des 4,2% délocalisant aux 7,3% externalisant en France montre que les délocalisations ne sont pas la forme préférée d’externalisation d’une activité pour les entreprises enquêtées en France. Dans un monde où la France ne représente que 5% de l’activité économique mondiale, la préférence des entreprises françaises pour l’externalisation en France montre qu’elles ont encore un très fort biais domestique. Les 95% restants représentent un immense réservoir de partenaires industriels, de prestataires de services, auxquels il n’est finalement fait que peu appel.
Paradoxalement, les délocalisations sont difficiles, et les entreprises plus grandes, exportatrices, ou déjà implantées à l’étranger, y recourent plus fréquemment. On peut penser que ces entreprises sont aussi les plus efficaces, si l’on en croit la régularité statistique faisant de l’exportation, et a fortiori de l’investissement à l’étranger, l’apanage des entreprises les plus productives, les « happy few ». Les délocalisations sont également risquées : les 3,1% d’entreprises déclarant avoir envisagé de délocaliser sans finalement le faire donne une liste de raisons assez édifiante : incertitude sur la qualité, éloignement des clients, cadre légal inadapté, droits de douane, barrières réglementaires diverses, l’opposition des syndicats en France, etc. Et parmi celles ayant finalement franchi le pas, les questions de qualité, les obstacles linguistiques ou culturels, le manque de fournisseurs locaux, ou encore le non-respect de la propriété intellectuelle sont souvent citées comme des difficultés.
Face à ces difficultés, les entreprises françaises délocalisant des activités choisissent d’abord des destinations proches et relativement peu risquées. Les destinations au sein de l’UE15 représentent 38% des cas. Si l’on ajoute les nouveaux Etats-Membres, on observe que dans plus de la moitié des cas les délocalisations se sont faites au sein de l’Union européenne. Les entreprises françaises, comme les entreprises allemandes, ont finalement trouvé en Europe les forces nécessaires pour résister à la concurrence globale : coûts de main d’œuvre attractifs, proximité culturelle, respect des règles de droit et de la propriété intellectuelle, coûts de transport et de coordination limités.
Plus généralement, c’est bien toute l’industrie européenne qui s’est réorganisée depuis l’élargissement européen. Les calculs réalisés au CEPII (cf. Tableau) montrent en effet que l’Europe dans son ensemble, la France à un moindre degré, ont pu endiguer ainsi le recul de leurs parts de marché face à la montée en puissance des émergents.
Alors, trop frileuses les entreprises françaises ? Auraient-elles mieux résisté en délocalisant plus ? Pas si simple, la géographie ne s’y prêtant guère, la France n’a pas l’hinterland industriel dont a bénéficié l’Allemagne, en particulier dans l’industrie, et l’on vient de voir que la proximité est essentielle. Dans les services, où les coûts de transport jouent moins, et les questions linguistiques jouent plus, l’enquête nous apprend que 44% des entreprises ayant délocalisé des fonctions de marketing ou de centres d’appel l’ont fait vers l’Afrique.
Au-delà du constat statistique, il est important de comprendre les motivations à la relocalisation de segments de la chaîne de valeur. On pense généralement à la recherche de coûts de main d’œuvre plus bas, mais il peut s’agir aussi de suivre le donneur d’ordre si l’on est sous-traitant, de se couvrir contre le risque de change en produisant dans la monnaie des clients, etc. Mais, les entreprises envisageant ce choix stratégique sont également confrontées à de nombreux obstacles, notamment le risque sur la qualité, sur la propriété intellectuelle, l’augmentation des coûts de coordination liée à l’éloignement de l’activité.
Alors que la réalité statistique du fractionnement des chaînes de valeur peut être appréhendée par la combinaison d’informations sur les relations inter-industrielles –les tableaux « Entrées-Sortie »– et sur la nature des biens échangés internationalement (composants ou biens finals), les motivations des entreprises fractionnant la chaîne de valeur ne peuvent être comprises qu’en les interrogeant directement. C’est pourquoi Eurostat, l’Office statistique des Communautés européennes, a lancé une série d’enquêtes au niveau européen (« International sourcing and global value chains »). Cela s’est fait sur une base volontaire et seulement 15 pays membres ont répondu à l’appel. Les grands absents sont l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni ou encore la Pologne. A l’exception de la France, et donc de l’INSEE, seuls des pays de petite taille (Pays-Bas, Belgique, Portugal, Irlande, …), des pays nordiques (Danemark, Finlande, Suède, …), ou de nouveaux pays membres (Slovaquie, Roumanie, Lituanie,…) ont mené l’enquête auprès des entreprises, nationales ou non, localisées sur leur sol. Les résultats pour la France sont donc particulièrement intéressants (voir Insee première, « Chaînes d’activités mondiales : des délocalisations d’abord vers l’Union européenne, Lionel Fontagné, Aurélien d’Isanto). Ils couvrent les décisions d’externalisation ou de délocalisation mises en œuvre sur la période allant de janvier 2009 à décembre 2011.
Les questions posées par l’enquête réalisée en France auprès des entreprises de plus de 50 salariés s’appuient sur une définition très précise des termes. L’externalisation domestique, correspond à tout transfert total ou partiel d’activités vers d’autres sociétés implantées en France, appartenant ou non au groupe dont relève la société répondant au questionnaire. Il est précisé que tout transfert qui ne s’accompagnerait pas d’une réduction d’activité ne doit pas être considéré. Il s’agit ici soit de transfert de la production à d’autres unités situées en France, qu’elles soient ou non détenues par le même groupe, soit d’externalisation d’une partie des activités (comme la comptabilité, la maintenance des équipements…) vers des prestataires de services (il s’agit dans ce dernier cas de pratiques bien installées qui réduisent artificiellement la place de l’industrie dans les statistiques). La délocalisation correspond à la situation où le prestataire est localisé à l’étranger. Tout transfert total ou partiel d’activité réalisée en compte propre en France, ou déjà externalisée en France, vers d’autres sociétés implantées à l’étranger doit être considéré. Substituer au prestataire français un prestataire étranger pour la comptabilité est ainsi une délocalisation, au même titre que la réduction de l’activité de l’usine au profit d’une usine (au sein ou non d’une filiale) à l’étranger.
Sur la base de ces définitions, qu’apprend-t-on de l’enquête « Chaines d’Activités Mondiales » réalisée par l’INSEE ? Sur les trois années concernées, 4,2% des entreprises françaises ont délocalisé une activité au moins tandis que 7,3% avaient externalisé en France. Premier enseignement, le pourcentage d’entreprises ayant délocalisé est très bas par rapport aux autres pays européens : les entreprises industrielles enquêtées aux Pays-Bas ont délocalisé 1,5 fois plus que les françaises, les suédoises 1,7 fois plus que les françaises, les belges 2,1 fois plus. La taille des pays joue bien entendu (en France, déplacer une usine de 500 km n’est pas nécessairement une délocalisation). Mais la taille n’explique pas tout. La comparaison des 4,2% délocalisant aux 7,3% externalisant en France montre que les délocalisations ne sont pas la forme préférée d’externalisation d’une activité pour les entreprises enquêtées en France. Dans un monde où la France ne représente que 5% de l’activité économique mondiale, la préférence des entreprises françaises pour l’externalisation en France montre qu’elles ont encore un très fort biais domestique. Les 95% restants représentent un immense réservoir de partenaires industriels, de prestataires de services, auxquels il n’est finalement fait que peu appel.
Paradoxalement, les délocalisations sont difficiles, et les entreprises plus grandes, exportatrices, ou déjà implantées à l’étranger, y recourent plus fréquemment. On peut penser que ces entreprises sont aussi les plus efficaces, si l’on en croit la régularité statistique faisant de l’exportation, et a fortiori de l’investissement à l’étranger, l’apanage des entreprises les plus productives, les « happy few ». Les délocalisations sont également risquées : les 3,1% d’entreprises déclarant avoir envisagé de délocaliser sans finalement le faire donne une liste de raisons assez édifiante : incertitude sur la qualité, éloignement des clients, cadre légal inadapté, droits de douane, barrières réglementaires diverses, l’opposition des syndicats en France, etc. Et parmi celles ayant finalement franchi le pas, les questions de qualité, les obstacles linguistiques ou culturels, le manque de fournisseurs locaux, ou encore le non-respect de la propriété intellectuelle sont souvent citées comme des difficultés.
Face à ces difficultés, les entreprises françaises délocalisant des activités choisissent d’abord des destinations proches et relativement peu risquées. Les destinations au sein de l’UE15 représentent 38% des cas. Si l’on ajoute les nouveaux Etats-Membres, on observe que dans plus de la moitié des cas les délocalisations se sont faites au sein de l’Union européenne. Les entreprises françaises, comme les entreprises allemandes, ont finalement trouvé en Europe les forces nécessaires pour résister à la concurrence globale : coûts de main d’œuvre attractifs, proximité culturelle, respect des règles de droit et de la propriété intellectuelle, coûts de transport et de coordination limités.
Plus généralement, c’est bien toute l’industrie européenne qui s’est réorganisée depuis l’élargissement européen. Les calculs réalisés au CEPII (cf. Tableau) montrent en effet que l’Europe dans son ensemble, la France à un moindre degré, ont pu endiguer ainsi le recul de leurs parts de marché face à la montée en puissance des émergents.
Alors, trop frileuses les entreprises françaises ? Auraient-elles mieux résisté en délocalisant plus ? Pas si simple, la géographie ne s’y prêtant guère, la France n’a pas l’hinterland industriel dont a bénéficié l’Allemagne, en particulier dans l’industrie, et l’on vient de voir que la proximité est essentielle. Dans les services, où les coûts de transport jouent moins, et les questions linguistiques jouent plus, l’enquête nous apprend que 44% des entreprises ayant délocalisé des fonctions de marketing ou de centres d’appel l’ont fait vers l’Afrique.
Tableau - Parts de marché mondiales pour une sélection d’exportateurs
Exportateur | 2000 | 2010 | Variation en % |
UE27 | 35,9 | 32,1 | -11 |
dont France | 4,6 | 3,4 | -25 |
USA | 12,4 | 7,9 | -36 |
Japon | 7,9 | 5,3 | -33 |
Chine | 5,6 | 11,9 | +113 |
Corée | 2,7 | 3,3 | +22 |
Inde | 0,8 | 1,6 | +100 |
Source : BACI, calcul CEPII.
Note : commerce intra-communautaire inclus.