Comment faire baisser les taux d'intérêt ? Rogoff revisité
Kenneth Rogoff propose une alternative à l'inflation pour diminuer le taux d'intérêt réel lorsque les taux d'intérêt nominaux sont à zéro : supprimer la monnaie. Cette idée pourrait être plus risquée qu'il ne l'envisage et ne serait pas forcément opportune aujourd'hui.
Par Benjamin Carton
Mais pourquoi chercher à diminuer le taux réel ? Depuis la crise de 2008-2009, la distribution du crédit dans les pays développés a calé. Ce brusque ralentissement se prolonge jusqu'à aujourd'hui en particulier pour les pays de la zone euro. Ménages, entreprises et secteur public sont déjà très endettés. Ceux qui ont besoin de s'endetter ne le peuvent plus tandis que ceux qui veulent épargner n'ont plus personne à qui prêter. Les marges des entreprises ont baissé (ce qui limite leur capacité de financement) mais le taux d'investissement a baissé plus encore ce qui fait qu'elles dégagent davantage d'épargne qu'avant la crise ! Baisser les taux d'intérêt réels a pour but de desserrer les contraintes d'endettement des uns et limiter l'épargne des autres.
Comment faire baisser le taux d'intérêt réel ? Le taux d'intérêt réel est la différence entre le taux d'intérêt nominal et l'inflation anticipée. Dès lors deux moyens de réduire le taux réel : soit le taux nominal diminue, soit le taux d'inflation augmente. Si le taux réel diminue, le coût des nouvelles dettes sera plus faible ce qui devrait augmenter la demande de crédit. Mais quid de la dette déjà existante ? Comment la réduire sans en passer par un taux d'épargne trop élevé qui pénalise la croissance ? Il n'y a qu'un remède qui consiste à diminuer la valeur réelle de ces dettes passées (le rapport entre la dette et le revenu disponible).
C'est là que la différence entre les deux moyens de réduire le taux réel devient significative. S'ils sont équivalents quant au coût des nouvelles dettes, leur effet sur les dettes passées n'est pas nécessairement le même. Cela pourrait faire une grosse différence. Davantage d'inflation (c'est-à-dire davantage de revenu disponible en euros courants) réduit automatiquement la valeur des dettes passées. En revanche, des taux nominaux plus faibles n'ont pas d’effets automatiques. Si les dettes passées sont à taux variable ou que la partie à taux fixe est renégociable, leur valeur réelle va baisser. Mais l'essentielle des dettes (en particulier la dette des ménages) est à taux fixe. Les contrats à taux fixe permettent que le prêteur (en général la banque) assume la majorité du risque de taux (du risque que le taux court futur ne soit pas celui qui était escompté au moment où la dette a été contractée). Ce partage du risque est implicite dans le contrat ce qui rend la renégociation du prêt très difficile ou coûteuse (et donc d'un intérêt limité) pour l'emprunteur. On ne peut pas espérer que des taux courts négatifs se traduisent par une baisse de la valeur des dettes existantes. Les deux moyens de diminuer les taux réels n'ont pas les mêmes effets : une hausse de l'inflation est plus efficace dans la situation actuelle que le recours à des taux nominaux négatifs.
Reste à comprendre comment avoir des taux d'intérêt nominaux négatifs, voire franchement négatifs. La banque centrale peut diminuer le taux nominal de façon instantanée et même le porter en territoire négatif... à condition de supprimer la monnaie, c'est-à-dire la réserve de valeur qui par définition rapporte un taux d'intérêt nul. La supprimer ou la rationner afin de la réserver aux opérations courantes (c'est la proposition de Rogoff [1]). Il s'agit de limiter l'encours des comptes à vue (qui sont équivalents à la monnaie) ce qui obligerait les épargnant soit à déposer leurs liquidités sur des comptes à taux négatifs, soit à acheter des titres moins liquides (actions, dettes négociables, etc.). Ces derniers, par effet de substitution, pourraient par conséquent être affectés de taux nominaux négatifs !
Voilà une politique monétaire innovante, réellement non-conventionnelle ! Si elle est moins efficace que la hausse de l'inflation (à cause des dettes passées), la baisse des taux nominaux est nettement plus facile et rapide à mettre en œuvre. Mais elle pourrait avoir quelques inconvénients que discute l'article de Rogoff (monnaies de substitution, risque liée à une monnaie seulement électronique, etc.). Sa discussion n'est pas exhaustive. On pourrait en particulier lui objecter qu'elle oublie un coût non négligeable de sa proposition : l'apparition de bulles obligataires.
Une bulle est l'augmentation auto-entretenue du prix d'un titre (ou d'un ensemble de titres) financier sans rapport avec les dividendes que peuvent raisonnablement apporter dans le futur un tel titre. Les obligations échappent à ce phénomène car leur prix ne peut dépasser leur valeur à terme (le raisonnement fait l'hypothèse d'une obligation qui ne rapporte pas de coupons mais il est plus général). Pourquoi ? Justement parce que les taux d'intérêt nominaux ne peuvent être négatifs. Dit autrement, on préfère toujours détenir de la monnaie qu'un titre qui coûte plus aujourd'hui qu'il ne vaut à terme. Si à l'avenir les taux d'intérêt nominaux peuvent être négatifs, il n'y a plus de limite évidente à la valeur d'une obligation : son prix peut dépasser sa valeur faciale.
Qui dit bulle, dit crack. Et un crack obligataire fait très mal à l'économie. Comment le sait-on ? Car c'est déjà arrivé : il peut y avoir crack sans bulle. Mais si en plus des bulles sont possibles, les cracks seront plus fréquents et sans doute beaucoup plus importants. Étant donné l'extrême dérégulation de la finance et le rôle pivot des obligations dans l'architecture globale, l'apparition de bulles et de crack obligataires rendue possible par des taux réels négatifs ferait peser un risque systémique dramatique. Dès lors, une hausse brutale des taux longs de trois points de pourcentage pourrait sans doute causer autant de dommages à l'économie qu'une crise financière.
Le risque de bulle obligataire n'est-il pas imaginaire ? Il semblerait que non. Ce risque repose sur la croyance des marchés que les autorités monétaires puissent décider, dans un avenir plus ou moins proche, de fixer les taux d'intérêt nominaux en territoire très négatifs. Dans quels cas le ferait-elle ? Par exemple en cas de violente crise financière et afin de sauver les établissements financier trop gros pour sombrer. On reconnaît un cas d'alea moral collectif [2] accentué par le rôle prépondérant des obligations dans le système financier. Tout le monde est prêt à nourrir la bulle obligataire car sil elle venait à commencer d'éclater, les dommages financiers seraient si important que la banque centrale serait obligée d'intervenir en baissant les taux d'intérêt. C'est donc la banque centrale elle-même qui va garantir la bulle ! Alors pourquoi ne pas jouer ?
La proposition de Rogoff est très maline et permet une action beaucoup plus rapide que les tentatives compliquées d'augmenter l'inflation. Mais il passe sous silence certains inconvénients potentiellement dramatiques ainsi que son absence d'efficacité sur les dettes passées (tant privées que publiques) alors même que se sont certainement leur niveau très important qui affaiblissent la croissance aujourd'hui.
Vous reprendrez bien un petit peu d'inflation ?
Comment faire baisser le taux d'intérêt réel ? Le taux d'intérêt réel est la différence entre le taux d'intérêt nominal et l'inflation anticipée. Dès lors deux moyens de réduire le taux réel : soit le taux nominal diminue, soit le taux d'inflation augmente. Si le taux réel diminue, le coût des nouvelles dettes sera plus faible ce qui devrait augmenter la demande de crédit. Mais quid de la dette déjà existante ? Comment la réduire sans en passer par un taux d'épargne trop élevé qui pénalise la croissance ? Il n'y a qu'un remède qui consiste à diminuer la valeur réelle de ces dettes passées (le rapport entre la dette et le revenu disponible).
C'est là que la différence entre les deux moyens de réduire le taux réel devient significative. S'ils sont équivalents quant au coût des nouvelles dettes, leur effet sur les dettes passées n'est pas nécessairement le même. Cela pourrait faire une grosse différence. Davantage d'inflation (c'est-à-dire davantage de revenu disponible en euros courants) réduit automatiquement la valeur des dettes passées. En revanche, des taux nominaux plus faibles n'ont pas d’effets automatiques. Si les dettes passées sont à taux variable ou que la partie à taux fixe est renégociable, leur valeur réelle va baisser. Mais l'essentielle des dettes (en particulier la dette des ménages) est à taux fixe. Les contrats à taux fixe permettent que le prêteur (en général la banque) assume la majorité du risque de taux (du risque que le taux court futur ne soit pas celui qui était escompté au moment où la dette a été contractée). Ce partage du risque est implicite dans le contrat ce qui rend la renégociation du prêt très difficile ou coûteuse (et donc d'un intérêt limité) pour l'emprunteur. On ne peut pas espérer que des taux courts négatifs se traduisent par une baisse de la valeur des dettes existantes. Les deux moyens de diminuer les taux réels n'ont pas les mêmes effets : une hausse de l'inflation est plus efficace dans la situation actuelle que le recours à des taux nominaux négatifs.
Reste à comprendre comment avoir des taux d'intérêt nominaux négatifs, voire franchement négatifs. La banque centrale peut diminuer le taux nominal de façon instantanée et même le porter en territoire négatif... à condition de supprimer la monnaie, c'est-à-dire la réserve de valeur qui par définition rapporte un taux d'intérêt nul. La supprimer ou la rationner afin de la réserver aux opérations courantes (c'est la proposition de Rogoff [1]). Il s'agit de limiter l'encours des comptes à vue (qui sont équivalents à la monnaie) ce qui obligerait les épargnant soit à déposer leurs liquidités sur des comptes à taux négatifs, soit à acheter des titres moins liquides (actions, dettes négociables, etc.). Ces derniers, par effet de substitution, pourraient par conséquent être affectés de taux nominaux négatifs !
Voilà une politique monétaire innovante, réellement non-conventionnelle ! Si elle est moins efficace que la hausse de l'inflation (à cause des dettes passées), la baisse des taux nominaux est nettement plus facile et rapide à mettre en œuvre. Mais elle pourrait avoir quelques inconvénients que discute l'article de Rogoff (monnaies de substitution, risque liée à une monnaie seulement électronique, etc.). Sa discussion n'est pas exhaustive. On pourrait en particulier lui objecter qu'elle oublie un coût non négligeable de sa proposition : l'apparition de bulles obligataires.
Une bulle est l'augmentation auto-entretenue du prix d'un titre (ou d'un ensemble de titres) financier sans rapport avec les dividendes que peuvent raisonnablement apporter dans le futur un tel titre. Les obligations échappent à ce phénomène car leur prix ne peut dépasser leur valeur à terme (le raisonnement fait l'hypothèse d'une obligation qui ne rapporte pas de coupons mais il est plus général). Pourquoi ? Justement parce que les taux d'intérêt nominaux ne peuvent être négatifs. Dit autrement, on préfère toujours détenir de la monnaie qu'un titre qui coûte plus aujourd'hui qu'il ne vaut à terme. Si à l'avenir les taux d'intérêt nominaux peuvent être négatifs, il n'y a plus de limite évidente à la valeur d'une obligation : son prix peut dépasser sa valeur faciale.
Qui dit bulle, dit crack. Et un crack obligataire fait très mal à l'économie. Comment le sait-on ? Car c'est déjà arrivé : il peut y avoir crack sans bulle. Mais si en plus des bulles sont possibles, les cracks seront plus fréquents et sans doute beaucoup plus importants. Étant donné l'extrême dérégulation de la finance et le rôle pivot des obligations dans l'architecture globale, l'apparition de bulles et de crack obligataires rendue possible par des taux réels négatifs ferait peser un risque systémique dramatique. Dès lors, une hausse brutale des taux longs de trois points de pourcentage pourrait sans doute causer autant de dommages à l'économie qu'une crise financière.
Le risque de bulle obligataire n'est-il pas imaginaire ? Il semblerait que non. Ce risque repose sur la croyance des marchés que les autorités monétaires puissent décider, dans un avenir plus ou moins proche, de fixer les taux d'intérêt nominaux en territoire très négatifs. Dans quels cas le ferait-elle ? Par exemple en cas de violente crise financière et afin de sauver les établissements financier trop gros pour sombrer. On reconnaît un cas d'alea moral collectif [2] accentué par le rôle prépondérant des obligations dans le système financier. Tout le monde est prêt à nourrir la bulle obligataire car sil elle venait à commencer d'éclater, les dommages financiers seraient si important que la banque centrale serait obligée d'intervenir en baissant les taux d'intérêt. C'est donc la banque centrale elle-même qui va garantir la bulle ! Alors pourquoi ne pas jouer ?
La proposition de Rogoff est très maline et permet une action beaucoup plus rapide que les tentatives compliquées d'augmenter l'inflation. Mais il passe sous silence certains inconvénients potentiellement dramatiques ainsi que son absence d'efficacité sur les dettes passées (tant privées que publiques) alors même que se sont certainement leur niveau très important qui affaiblissent la croissance aujourd'hui.
Vous reprendrez bien un petit peu d'inflation ?
Précédemment économiste au CEPII, Benjamin Carton est actuellement économiste au CEPREMAP, benjamin.carton@cepremap.org
[1] Kenneth Rogoff (2014), Cost and benefits to phasing out paper currency, mimeo.
[2] Ce mécanisme est analysé dans l'article d'Emmanuel Farhi et Jean Tirole "Collective Moral Hazard, Maturity Mismatch, and Systemic Bailouts," American Economic Review (2012),