OMC : oublier Doha ?
Presque onze mois après la conférence de Bali, la mise en œuvre de l’accord qui y avait été trouvé est bloquée. Même si des discussions sont en cours pour essayer d’en sortir, cette impasse illustre l’ouverture d’une ère nouvelle, celle des négociations « de clubs ».
Par Sébastien Jean
Le Conseil général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), réuni le 21 octobre dernier, n’a pu que prendre acte de l’incapacité des pays membres à trouver une solution de compromis. En bloquant la mise en application de l’accord de principe trouvé à Bali, l’Inde pourrait bien avoir donné le coup de grâce à des négociations multilatérales bien mal en point. Le conditionnel est de rigueur, tant les négociations commerciales sont fertiles en rebondissement : les États-Unis et l’Inde ont repris les discussions pour tenter une nouvelle fois de trouver un compromis, si possible avant le sommet du G20 prévu les 15 et 16 novembre. S’ils n’y parviennent pas, cette impasse pourrait bien marquer l’échec définitif, et donc la fin, du cycle de Doha. Si cela se confirmait, il s’agirait de « la situation la plus grave qu'ait connue l'Organisation », comme l’a déclaré son directeur général, pourtant rompu aux euphémismes de rigueur dans ce type d’enceintes.
Non pas que l’accord de Bali ait nécessairement eu en lui-même une grande valeur. Il ne sauvait guère plus que les apparences. Des gains importants ont été annoncés, mais ses conséquences pratiques s’il était adopté restent incertaines. L’OMC n’est pas un forum d’aide au développement, ni une association œuvrant à l’amélioration des infrastructures : c’est un cadre institutionnel permettant de définir des règles opposables s’appliquant au commerce international, d’assurer la transparence des pratiques et d’échanger des concessions réciproques lorsqu’un tel échange est considéré d’un commun accord comme souhaitable. Or, quelles sont les dispositions opposables dans l’accord de Bali ? Où sont les concessions réciproques ? La vérité est qu’on peine à en trouver qui soient substantielles.
L’accord sur la sécurité alimentaire, objet des revendications de l’Inde, est un compromis bancal. Sur le principe, il est difficile de le considérer comme un progrès : il remet en cause les principes posés dans les traités passés, selon lesquels les politiques menées par les pays membres pour des objectifs internes doivent être conçues de manière à minimiser leur impact sur les pays tiers. Evidemment, le gouvernement indien doit tout faire pour assurer la sécurité alimentaire des centaines de millions de pauvres que compte ce pays. Mais faut-il vraiment pour cela assurer que les stocks constitués le sont en garantissant des prix administrés, au risque de favoriser une surproduction qui elle-même sera soit gâchée, soit revendue de façon déstabilisante sur les marchés voisins ? Ce n’est pas un hasard si l’un des principaux opposants à l’Inde dans cette négociation était le Pakistan : au-delà de l’hostilité politique, le Pakistan en était aussi une victime potentielle parce qu’il est le voisin de l’Inde – et le seul autre producteur important de riz basmati – et que la politique de cette dernière menace de déstabiliser son marché de façon récurrente. Rappelons par ailleurs que l’Inde disposait au 1er juillet 2014 de 69 millions de tonnes de céréales (riz et céréales secondaires) stockées tant bien que mal par la Food Corp of India, dont les capacités maximales officielles sont de 39 millions de tonnes (ce qui représente déjà approximativement 30 kilogrammes par personne). Pour nourrir sa population, faut-il vraiment proposer l’électricité gratuite aux paysans et les engrais au dixième de leur prix ? Et ainsi assécher les nappes phréatiques et donner lieu à une sur-utilisation patente d’engrais, avec ce que cela implique de coûts économiques et environnementaux ? L’OMC devrait servir d’allié des gouvernements, pour leur permettre d’imposer aux intérêts corporatistes et aux tentations démagogiques des politiques plus rationnelles et moins déstabilisatrices pour leurs partenaires. C’est un échec dans le cas présent.
Dans la crise actuelle, pourtant, l’opposition indienne est un symptôme plutôt qu’une cause. Si les négociations multilatérales échouent, c’est parce que les bases d’un accord d’envergure n’existent plus, pour deux raisons de fond. La première, c’est que le grand marchandage entre grands émergents et pays riches, qui devrait en constituer le socle, n’est pas possible dans le cadre actuel, où les différences de niveaux de richesse sont traitées pour l’essentiel en reléguant les pays en développement à un rôle secondaire. En leur demandant moins d’engagements, on leur donne de facto moins d’influence sur l’issue des négociations. En outre, peu de différenciation existe selon les degrés de développement. La seconde raison de fond est l’absence de leadership politique dans les négociations. Dans une organisation fonctionnant sur le principe de l’unanimité entre 160 pays membres, seul un leadership fort peut permettre d’espérer aller de l’avant. Or l’Union européenne, les États-Unis et la Chine, qui sont les leaders naturels sur les questions commerciales, ne montrent pas de volonté forte de progresser vers un accord – c’est particulièrement clair pour les deux derniers nommés.
La probabilité de voir les négociations multilatérales déboucher sur un accord significatif paraît désormais proche de zéro. Pourtant, la volonté de faire évoluer les règles commerciales existe, comme en témoignent les nombreuses négociations en cours. Une nouvelle ère s’ouvre donc, qui promet d’être celle des clubs, c’est-à-dire des négociations entre un nombre limité d’acteurs. C’est le cas dans les négociations bilatérales ou régionales, comme celle en cours sur le partenariat transatlantique, mais également dans les négociations dites plurilatérales, au travers desquelles un nombre limité de pays négocient sur un sujet précis. Les négociations en cours sur les biens environnementaux, sur les technologies de l’information ou sur les échanges de services appartiennent à cette dernière catégorie.
Cette impasse s’apparente à une dégénérescence : l’approche multilatérale est préférable à la fois sur le plan des principes et de l’efficacité économique. En outre, l’OMC a apporté une meilleure transparence dans les pratiques commerciales et un règlement des différends fondé sur des règles. Les négociations « de clubs » risquent de fragmenter profondément le système commercial. Il en résulterait des règles à géométrie variable, source de surcoûts, peu transparentes et difficiles à faire respecter pour les moins puissants. Pour les pays les moins à même de faire valoir leur intérêt, c’est la relégation qui menace. Pour limiter ces risques, il est souhaitable que l’OMC continue à jouer un rôle de premier plan. Trois facteurs sont déterminants pour le permettre : trouver une solution de compromis à l’impasse actuelle, permettant de limiter quelque peu les dégâts, à défaut de rétablir pleinement la crédibilité de la fonction de négociation de l’organisation ; faciliter l’adoption d’accords plurilatéraux, en limitant les possibilités de blocage par les pays qui n’en sont pas partie prenante semble une autre évolution souhaitable ; et orienter les négociations régionales vers des modalités aussi compatibles que possibles avec l’esprit des règles multilatérales. Les péripéties de l’accord sur la facilitation des échanges peuvent se solder par la fin des négociations du cycle de Doha ou seulement par un nouveau soubresaut. Quoi qu’il en soit, elles symbolisent l’ouverture d’une ère nouvelle, où les négociations multilatérales ambitieuses sont de fait mises de côté pour un certain temps. Elles ne doivent pas pour autant mettre fin au multilatéralisme commercial.
Non pas que l’accord de Bali ait nécessairement eu en lui-même une grande valeur. Il ne sauvait guère plus que les apparences. Des gains importants ont été annoncés, mais ses conséquences pratiques s’il était adopté restent incertaines. L’OMC n’est pas un forum d’aide au développement, ni une association œuvrant à l’amélioration des infrastructures : c’est un cadre institutionnel permettant de définir des règles opposables s’appliquant au commerce international, d’assurer la transparence des pratiques et d’échanger des concessions réciproques lorsqu’un tel échange est considéré d’un commun accord comme souhaitable. Or, quelles sont les dispositions opposables dans l’accord de Bali ? Où sont les concessions réciproques ? La vérité est qu’on peine à en trouver qui soient substantielles.
L’accord sur la sécurité alimentaire, objet des revendications de l’Inde, est un compromis bancal. Sur le principe, il est difficile de le considérer comme un progrès : il remet en cause les principes posés dans les traités passés, selon lesquels les politiques menées par les pays membres pour des objectifs internes doivent être conçues de manière à minimiser leur impact sur les pays tiers. Evidemment, le gouvernement indien doit tout faire pour assurer la sécurité alimentaire des centaines de millions de pauvres que compte ce pays. Mais faut-il vraiment pour cela assurer que les stocks constitués le sont en garantissant des prix administrés, au risque de favoriser une surproduction qui elle-même sera soit gâchée, soit revendue de façon déstabilisante sur les marchés voisins ? Ce n’est pas un hasard si l’un des principaux opposants à l’Inde dans cette négociation était le Pakistan : au-delà de l’hostilité politique, le Pakistan en était aussi une victime potentielle parce qu’il est le voisin de l’Inde – et le seul autre producteur important de riz basmati – et que la politique de cette dernière menace de déstabiliser son marché de façon récurrente. Rappelons par ailleurs que l’Inde disposait au 1er juillet 2014 de 69 millions de tonnes de céréales (riz et céréales secondaires) stockées tant bien que mal par la Food Corp of India, dont les capacités maximales officielles sont de 39 millions de tonnes (ce qui représente déjà approximativement 30 kilogrammes par personne). Pour nourrir sa population, faut-il vraiment proposer l’électricité gratuite aux paysans et les engrais au dixième de leur prix ? Et ainsi assécher les nappes phréatiques et donner lieu à une sur-utilisation patente d’engrais, avec ce que cela implique de coûts économiques et environnementaux ? L’OMC devrait servir d’allié des gouvernements, pour leur permettre d’imposer aux intérêts corporatistes et aux tentations démagogiques des politiques plus rationnelles et moins déstabilisatrices pour leurs partenaires. C’est un échec dans le cas présent.
Dans la crise actuelle, pourtant, l’opposition indienne est un symptôme plutôt qu’une cause. Si les négociations multilatérales échouent, c’est parce que les bases d’un accord d’envergure n’existent plus, pour deux raisons de fond. La première, c’est que le grand marchandage entre grands émergents et pays riches, qui devrait en constituer le socle, n’est pas possible dans le cadre actuel, où les différences de niveaux de richesse sont traitées pour l’essentiel en reléguant les pays en développement à un rôle secondaire. En leur demandant moins d’engagements, on leur donne de facto moins d’influence sur l’issue des négociations. En outre, peu de différenciation existe selon les degrés de développement. La seconde raison de fond est l’absence de leadership politique dans les négociations. Dans une organisation fonctionnant sur le principe de l’unanimité entre 160 pays membres, seul un leadership fort peut permettre d’espérer aller de l’avant. Or l’Union européenne, les États-Unis et la Chine, qui sont les leaders naturels sur les questions commerciales, ne montrent pas de volonté forte de progresser vers un accord – c’est particulièrement clair pour les deux derniers nommés.
La probabilité de voir les négociations multilatérales déboucher sur un accord significatif paraît désormais proche de zéro. Pourtant, la volonté de faire évoluer les règles commerciales existe, comme en témoignent les nombreuses négociations en cours. Une nouvelle ère s’ouvre donc, qui promet d’être celle des clubs, c’est-à-dire des négociations entre un nombre limité d’acteurs. C’est le cas dans les négociations bilatérales ou régionales, comme celle en cours sur le partenariat transatlantique, mais également dans les négociations dites plurilatérales, au travers desquelles un nombre limité de pays négocient sur un sujet précis. Les négociations en cours sur les biens environnementaux, sur les technologies de l’information ou sur les échanges de services appartiennent à cette dernière catégorie.
Cette impasse s’apparente à une dégénérescence : l’approche multilatérale est préférable à la fois sur le plan des principes et de l’efficacité économique. En outre, l’OMC a apporté une meilleure transparence dans les pratiques commerciales et un règlement des différends fondé sur des règles. Les négociations « de clubs » risquent de fragmenter profondément le système commercial. Il en résulterait des règles à géométrie variable, source de surcoûts, peu transparentes et difficiles à faire respecter pour les moins puissants. Pour les pays les moins à même de faire valoir leur intérêt, c’est la relégation qui menace. Pour limiter ces risques, il est souhaitable que l’OMC continue à jouer un rôle de premier plan. Trois facteurs sont déterminants pour le permettre : trouver une solution de compromis à l’impasse actuelle, permettant de limiter quelque peu les dégâts, à défaut de rétablir pleinement la crédibilité de la fonction de négociation de l’organisation ; faciliter l’adoption d’accords plurilatéraux, en limitant les possibilités de blocage par les pays qui n’en sont pas partie prenante semble une autre évolution souhaitable ; et orienter les négociations régionales vers des modalités aussi compatibles que possibles avec l’esprit des règles multilatérales. Les péripéties de l’accord sur la facilitation des échanges peuvent se solder par la fin des négociations du cycle de Doha ou seulement par un nouveau soubresaut. Quoi qu’il en soit, elles symbolisent l’ouverture d’une ère nouvelle, où les négociations multilatérales ambitieuses sont de fait mises de côté pour un certain temps. Elles ne doivent pas pour autant mettre fin au multilatéralisme commercial.