Donner un prix au carbone ne suffira pas !
Certaines discussions sur la transition écologique et énergétique et la COP21 traitent de la monétarisation du carbone. Un prix unique mondial semble pour certains efficace voire suffisant pour faire basculer nos sociétés vers la soutenabilité. Cette apparente simplicité paraît devoir être nuancée.
Par Dominique Dron
Cet article fait partie d'une série spéciale de billets dédiée à la dimension économique des sujets environnementaux qui seront discutés à la Conférence sur le Climat à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015. Pour en savoir plus, cliquez ici.
Dominique Dron est Ingénieure Générale des Mines. |
Certaines discussions sur la transition écologique et énergétique et la COP21 traitent de la monétarisation du carbone, et plus largement celle des processus environnementaux. Pour certains, un prix unique mondial du carbone est un modèle de tarification incitative efficace pour toute « externalité », et constitue une condition nécessaire voire suffisante, ainsi que la meilleure voie pour faire basculer nos sociétés vers la soutenabilité. Cette apparente simplicité paraît devoir être nuancée.
Bien sûr, le principe pollueur-payeur a une réalité : le bonus-malus automobile en 2008 a bien déplacé l’offre des constructeurs vers des véhicules de moins en moins émetteurs de CO2 ; le différentiel de coût des carburants entre France et Etats-Unis a suscité des parcs de véhicules et des formes urbaines plus consommatrices de l’autre côté de l’Atlantique que sur la rive européenne. Faut-il pour autant conclure que la fixation de prix constitue le moyen idéal préalable pour atteindre tout objectif environnemental (ou social) ? F.A. Hayek, peu amène à l’égard des politiques publiques, soulignait que les marchés étaient incapables de répondre à deux besoins qu’il jugeait incontournables : la résilience de la société (selon lui l’Etat doit prélever de quoi fournir un salaire minimum pour tous) et la gestion des biens communs (dont la nature) [1].
Prenons le carbone : son « vrai » prix sera-t-il le coût de l’atténuation ou le coût des dommages à éviter, et coûts et dommages pour qui ? Si la référence à l’atténuation fut privilégiée, ce fut pour des raisons pratiques [2] et diplomatiques [3]. L’écroulement du marché européen de quotas (ETS), alors que la sévérité des dégâts climatiques actuels et attendus ne faisait que croître, ne rend pas optimiste sur la capacité « spontanée » d’un prix à refléter la réalité des enjeux. D’ailleurs, l’UE vient d’adopter une réserve de stabilité pour ce marché, et France Stratégie recommande qu’un régulateur y impose un prix plafond, un prix plancher et une évolution prévisible dans la durée... Roger Guesnerie explique en outre qu’une condition sine qua non d’un marché mondial acceptable est un « dictateur bienveillant » capable de répartir équitablement les quotas initiaux avant tout échange, et qu’en son absence il vaut mieux « multiplier les petits ruisseaux » [4]. Notons que la répartition initiale équitable des richesses par un « dictateur bienveillant » au sein de la société était déjà une condition sine qua non de la faisabilité de la fonction de bien-être social.[5]
L’ETS dans son périmètre d’industrie lourde s’adressait à des secteurs aux temporalités assez similaires [6]. Mais une économie entière est hétérogène : quel prix sera incitatif et praticable d’emblée pour l’aérien, la chimie, l’agriculture, les ménages, a fortiori sur le globe ? Par conséquent, se fixer comme objectif d’entrée une même valeur monétaire du carbone pour tous les secteurs la condamnerait soit à être insignifiante (et donc inefficace sauf comme ressource financière), soit à sélectionner des activités non pas en fonction de substitutions fonctionnelles (par exemple en faisant croître l’usage de bois « soutenable » dans la construction au détriment de matériaux plus émetteurs, de bois illégal ou de plantations ravageuses), mais en fonction du poids du coût du carbone dans le chiffre d’affaires ou dans les investissements à consentir. Or un avion n’est pas un substitut de l’aspirine, ni l’inverse. Bien sûr une progression peut être programmée, ce qui est important, mais les hétérogénéités demeurent et à un moment ou un autre doivent être traitées.
Ce qui est constaté pour le carbone l’est davantage pour d’autres enjeux, moins fongibles et plus territoriaux. Ainsi, dans la vallée de Copiaco, au Chili, un marché de l’eau intersectoriel fut instauré en 2005 pour gérer une ressource souterraine où puisaient des vergers, des ménages et des mines métalliques. Les activités minières pouvaient supporter un prix de l’eau décuple de celui des arboriculteurs ; ceux-ci commencèrent donc à revendre leurs droits. Mais l’économie du Chili a aussi besoin de vergers ! La situation a donc requis tout un ensemble de mesures techniques et juridiques, et pas seulement un prix ; le contexte de la « mise à prix » est ainsi au moins aussi important que la tarification elle-même.
Autre exemple : en France, la taxation des phytosanitaires n’a pas réduit leur usage, certes parce que le secteur agrochimique a pu l’absorber dans ses marges, mais surtout parce que produire sans ou avec beaucoup moins de pesticides suppose de changer les pratiques culturales, les savoirs enseignés, les conseils des coopératives, les habitudes des Chambres d’agriculture ou encore les critères des prêts bancaires, voire certains mépris [7]. Autant dire qu’un prix est loin de suffire.
Cette discussion paraît provenir d’une confusion entre la situation finale souhaitée et la transition vers celle-ci, car la vie n’est pas « à l’équilibre »[8]. Dire qu’un prix constitue la meilleure manière (certains disent la seule) de faire basculer un modèle de développement revient à supposer que ce dernier s’adapterait aussitôt sur cette seule base, et à négliger l’indispensable contexte d’apprentissage et de diffusion des alternatives, la coordination des acteurs et la réalisation des investissements. Les versions extrêmes de cette vision correspondent à un monde dans lequel les informations nécessaires seraient acquises par le seul prix et les décisions prises « maintenant pour l’avenir tout entier » [9], comme le distille Keynes avec un humour féroce : «Cette manière d’envisager les choses dans un long espace de temps est une mauvaise méthode d’étudier les événements actuels. A la longue nous serons tous morts. Les économistes se donnent une tâche trop facile et trop inutile si dans une période orageuse, ils se contentent de nous dire que lorsque la tempête est passée l’océan redevient calme. » [10]
Utiliser des prix de marché comme outil est encore plus douteux pour les écosystèmes, sources de régulations vitales pour nous. Si des tonnes de gaz à effet de serre peuvent s’additionner ou se retrancher sur l’ensemble du globe avec un résultat physique concret, la destruction d’une forêt équatoriale n’est pas biologiquement compensée par l’extension d’une forêt boréale, a fortiori par une plantation d’eucalyptus pour pâte à papier [11]. Quel prix donner alors à des processus dont les fonctions ne sont substituables ni entre eux, ni par des artefacts? Les rôles vitaux de la mer ne seront jamais remplis par des piscines et des aquacultures. En outre, le prix d’un bien vital en raréfaction va théoriquement vers l’infini. Or plus le prix monte, plus l’appropriation est tentante, plus trafics et surexploitation se développent : poissons, espèces protégées, ivoire, zones de pêche, forêts… Les « biobanques », qui depuis 1991 proposent des titres associés à telle ou telle espèce, ne font souvent que spéculer sur la hausse du titre, c’est-à-dire en fait sur la destruction finale du « sous-jacent ». La mesure monétaire induit donc une substituabilité trompeuse et parfois perverse [12] : il n’existe pas de « QE environnemental », et les processus vivants ne sont pas substituables par du capital.
Mark Kurlansky, dans « Cod », décrit comment la pêche, jusqu’à leur effondrement, des gigantesques populations de morue atlantique forgea pendant des siècles le destin de nations européennes, et comment elle inspira aux Etats-Unis une conception économique fondée sur l’exploitation sans frein de ressources naturelles gratuites et sur le commerce non taxé. Il décrit également quel événement impensable, pourtant annoncé trente ans auparavant par les pêcheurs côtiers , fut le moratoire de 1992, pour la grosse pêche et l’industrie en aval. L’imminence de la finitude est une véritable révolution mentale : des prix ne pourront pas déclencher la réorientation des économies et sociétés vers le ménagement de la terre, ils pourront dans certains cas l’accompagner ou la renforcer. Un univers cohérent de signaux et de moyens convergents, de différentes natures, doit être instauré. Il y a besoin de prix, certes, mais sûrement pas pour tout, et quand des tarifications sont décidées, c’est que d’autres éléments ont auparavant progressé au sein des sociétés, et les ont rendus possibles.
Nous sommes en quête de relance économique. Nous devons aussi renouveler nos infrastructures, procédés, produits et façons de vivre pour ne pas perdre nos conditions biophysiques vitales. Les marchés et soutiens publics comme les financements privés peuvent servir ces objectifs, par exemple avec des repères sociaux et environnementaux comme le proposent le Livre Blanc françaisou le German Sustainability Code. L’ISR a crû de 31% en 2014 en France selon Novethic. L’affichage environnemental expérimenté en 2011-2012 suite au Grenelle a montré que petites et grandes entreprises pouvaient bâtir et suivre des spécifications environnementales pour leurs produits. La loi sur la transition énergétique de juillet 2015 a étendu aux investisseurs institutionnels le reporting écologique, de grands investisseurs se retirent peu à peu des actifs fossiles, les banques de développement ont décidé de tracer le carbone de toutes leurs opérations...
Si les prix sont souvent utiles et parfois indispensables pour faire évoluer le monde, ils ne peuvent déclencher le mouvement parce qu’un prix est trop pauvre en information, ni toujours l’orienter à bon escient parce que la substituabilité par le capital est très limitée en matière de processus vivants ou de climat. Le sens de l’histoire demande un suivi physique, non monétaire, des impacts des activités humaines et les outils de comptabilité, de spécification et de régulation correspondants.
[1] Rapporté par René Passet (2010), Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire, Les liens qui libèrent, 950 pages., p832, 842.
[2] Les mesures sont plus faciles à décrire que les dommages.
[3] Jean-Charles Hourcade avait ainsi rapporté l’impossibilité d’un accord sur le prix de la vie humaine au niveau mondial : égal pour tous ou proportionnel au PIB ?
[4] Roger Guesnerie, Le « dictateur bienveillant » et le climat, dans Le Monde du 24 juin 2015.
[5] Steve Keen (2014), L’imposture économique, Ed. L’Atelier,p.91.
[6] A l’exception de l’aérien, assez différent et de sensibilité au prix du carbone également différente. C’est d’ailleurs à ce titre que le fait de l’inclure ou non dans le même marché que les industries antérieures a été controversé.
[7] INRA (2013), Freins et leviers à la diversification des cultures, étude au niveau des exploitations et des filières, janvier.
[8] Antonin Pottier (2014), L’économie dans l’impasse climatique, thèse soutenue le 28 mai.
[9] Steve Keen, op.cit.. p. 450 citant Debreu.
[10] ibid p.224. La citation prend toute sa saveur lorsqu’on la confronte à son utilisation tronquée habituelle (« A long terme nous serons tous morts »), invoquée pour minorer les effets différés, notamment environnementaux, des décisions.
[11] Voir par exemple M. de Lara et D. Dron, « Economie et environnement dans les décisions publiques », Documentation française, rapports officiels, 1998.
[12] Dominique Dron (2015), « Pour une régulation écosystémique de la finance ? », Annales des Mines, Réalités Industrielles, février 2015.