Prix du carbone : les pistes pour l’après COP-21
Le climat étant un bien commun, les économistes prônent généralement l’utilisation d’un prix international du carbone pour internaliser le risque climatique, intégrer le plus grand nombre de pays dans un accord et déjouer les stratégies de « passagers clandestins ».
Par Christian de Perthuis, Pierre-André Jouvet, Raphaël Trotignon
Cet article fait partie d'une série spéciale de billets dédiée à la dimension économique des sujets environnementaux qui seront discutés à la Conférence sur le Climat à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015. Pour en savoir plus, cliquez ici.
Pour aller dans ce sens, il existe deux voies principales : le marché de permis et la taxe. Leur mise en œuvre implique de respecter quelques principes économiques de base, mais aussi de tirer les leçons de vingt-cinq ans d’expérience de tarification du carbone dans le monde.
Les enseignements tirés des marchés de permis
Au cours des vingt dernières années, l’instrument des marchés de quotas a été utilisé avec succès dans la gestion de pollutions locales et des pêcheries. Pour le CO2, il l’a été dans trois contextes :
- Dans le cadre de démarches volontaires, (Bourse de Chicago, Shell et BP) et cela n’a pas fonctionné, faute de contrainte suffisante sur le plafond et de liquidité dans les échanges ;
- Lors du protocole de Kyoto en l’appliquant aux émissions des Etats, ce qui n’a pas non plus fonctionné. Lorsqu’un Etat a un problème de conformité, il commence par négocier, puis quitte le système s’il n’a pas gain de cause (Canada, Australie, Japon post Fukushima, …). Il serait donc irréaliste de réitérer l’expérience en cherchant à construire un « super-Kyoto » à partir des contributions déposées par les gouvernements à l’approche de la conférence de Paris (INDCs) ;
- Pour contrôler au moindre coût les émissions domestiques, ce qui est l’expérience la plus achevée à ce jour : UE, marchés des Etats en Amérique du Nord, pilotes chinois, Corée du Sud. Du fait de l’absence de coordination, chaque autorité publique craint qu’un prix trop élevé du carbone n’affecte sa compétitivité. Ceci conduit à des systèmes où la complexité des règles administratives masque difficilement l’absence d’ambition en termes de réduction d’émissions et de niveau de prix. La fragmentation de ces marchés a un coût élevé tant sous l’angle environnemental qu’économique.
Plusieurs initiatives (Banque Mondiale, Association IETA, …) visent à mettre sur pied des mécanismes de connexion (« linkage ») liant ces différents marchés. Si on raccorde ces marchés dans leur état actuel, on risque de converger vers le bas, avec un prix du carbone affaibli et davantage de complexité. La démarche appropriée pour tirer l’ambition vers le haut serait un engagement des cinq parties concernées (UE, Chine, Corée, USA et Canada) de constituer un « club », visant à établir d’ici 2020 un marché transcontinental fonctionnant avec des objectifs rehaussés et une gouvernance renforcée. Ce club des cinq représenterait près de 60% des émissions mondiales.
Les mécanismes de projet développés dans le cadre du protocole de Kyoto ont permis de mobiliser plus de 100 milliards de dollars en investissements bas carbone, principalement dans les pays émergents. Leurs impacts sur les émissions sont difficiles à évaluer du fait des effets d’aubaine pour les développeurs de projets et pour les pays hôtes non soumis à une contrainte carbone. Leur développement a été interrompu par la chute du prix des crédits sur le marché européen. D’où la proposition de relancer de tels mécanismes sur la base d’un « prix notionnel » du carbone, garanti par les Etats et refinancé par des circuits monétaires. Complexe à mettre en œuvre, ce dispositif risque de ne pas envoyer les bons signaux aux pays hôtes qui pourraient même être incités à gonfler leurs émissions pour obtenir plus de crédits. S’il se mettait en place, un tel mécanisme gagnerait à s’intégrer dans le système du bonus-malus carbone international présenté ci-après.
Les enseignements tirés des expériences de taxation
Devant les difficultés rencontrées lors de la mise en œuvre des marchés de permis, un nombre croissant d’économistes (Nordhaus, Stiglitz, Stoft, Weitzmann) recommandent d’organiser la négociation entre pays sur le prix du carbone et non plus sur les plafonds d’émission. L’idée serait que les pays s’accordent pour constituer un « club » s’engageant à appliquer un prix minimum du carbone, par exemple en introduisant des taxes carbones domestiques au même taux. Ce retour en grâce de la taxe auprès des économistes se ressent également au FMI ou à l’OCDE.
Les enseignements tirés de l’introduction de taxes carbone sont au nombre de trois :
- Seules des taxes nationales ou infranationales ont été mises en place, le projet de taxe carbone européenne (1991-1997) ayant été abandonné du fait des résistances nationales (et de la règle requise de l’unanimité pour toute décision fiscale en Europe) ;
- Dans les pays où la taxe fonctionne bien, il y a une prévisibilité de la taxe à moyen terme, mais des exceptions au principe d’unicité du prix (Suède, pays scandinaves et plus récemment France et Irlande). A l’exception du cas suédois, ces taxes restent à des niveaux inférieurs à ceux recommandés par les économistes ou calculés par le GIEC pour limiter le réchauffement à 2°C ;
- Les questions de redistribution domestique de la taxe dominent les débats, le principe qui fonctionne le mieux consistant à utiliser la majorité des recettes pour abaisser d’autres prélèvements et viser ce que les économistes appellent le « double dividende ».
Dans la majorité des propositions de tarification internationale du carbone via la taxe, chaque participant au club levant la taxe conserve la gestion de son produit. Si un tarif douanier commun était mis en place par le club comme le proposent certains, l’impact serait de surcroît récessif pour les pays moins avancés. La question de la redistribution entre pays, élément structurant de tout accord climatique, est dès lors reportée sur d’autres instruments. Il est pourtant souhaitable de lier les deux volets – tarification du carbone et redistribution internationale – comme le propose l’approche du bonus-malus.
L’amorçage de la tarification mondiale par un bonus-malus
Pour amorcer la pompe et renforcer la crédibilité des INDCs, nous proposons la mise à l’étude d’un mécanisme de type « bonus-malus », avec la logique suivante :
- les pays ayant un niveau d’émission supérieur à la moyenne des émissions par habitant auraient une dette à l’égard de la collectivité, calculée à partir de l’écart à la moyenne de leurs émissions par habitant multiplié par leur population ;
- Les pays ayant un niveau d’émission par habitant inférieur à la moyenne mondiale auraient une créance calculée symétriquement. La condition pour faire valoir cette créance serait qu’ils acceptent de rentrer dans le système indépendant de suivi, vérification et reporting des émissions (MRV) sous l’égide des Nations-Unies ;
- Le niveau d’introduction du prix serait dépendant du consentement à payer des pays fortement émetteurs. Un prix de 1 $/tCO2 permettrait de transférer plus de 10 milliards de dollars par an vers les pays les moins avancés. Un prix de 7 $/tCO2 financerait des transferts annuels de 100 milliards. Le choix des années de référence impacte fortement le type de transferts induits.
Négocier un mécanisme de ce type présenterait plusieurs intérêts :
- Créer au démarrage une incitation économique forte pour faire entrer la majorité des pays en développement dans le système commun de MRV afin de faciliter le processus de consolidation des INDCs lors des phases quinquennales de révision ;
- Introduire un critère simple d’équité, l’égalité des droits des citoyens du monde à émettre des gaz à effet de serre, plus opérationnel que les formules ambiguës utilisées dans la négociation ;
- Crédibiliser au-delà de 2020 les promesses de transferts financiers vers les pays les moins avancés, par la constitution d’un apport récurrent en fonds propres publics à partir d’une ressource nouvelle, clairement additionnelle aux flux existants ;
- Inciter, en régime de croisière, les pays à réduire leurs émissions plus rapidement que la moyenne pour réduire leur malus ou augmenter leur bonus suivant leur situation initiale. Ainsi, un pays bénéficiaire du système au démarrage perdrait son bonus en cas d’accroissement trop rapide de ses émissions.
Ce système d’amorçage pourrait évoluer par la suite, par exemple en abaissant le seuil de référence initialement retenu (moyenne des émissions par tête) et en augmentant le prix appliqué. A mesure qu’on réduirait ce seuil, un nombre croissant de pays seraient redevables d’un malus et on pourrait faire évoluer le dispositif vers une taxe mondiale, surtout si les tentatives de consolidations des marchés du carbone conduites en parallèle n’apportent pas les résultats escomptés.
Le rôle de « valeurs de référence » du carbone
Devant les difficultés de mise en œuvre de la tarification effective du carbone, certains préconisent de s’accorder sur des « valeurs de référence » ou « prix notionnels » du carbone. De telles trajectoires de prix notionnels peuvent être reconstituées à partir des travaux d’économistes sur le « coût social » du carbone. Leur utilisation présente plusieurs intérêts :
- Apporter une métrique permettant de comparer les différentes INDCs et les efforts sous-jacents de chaque pays ;
- Fixer des valeurs de référence commune pour l’établissement de la tarification effective du carbone dans l’économie réelle ;
- Introduire un critère indispensable pour orienter les flux d’aide publique au développement vers l’économie bas carbone ;
- Donner une balise commune pour les choix d’investissement publics ou privés. Il y aurait ainsi du sens à ce que les engagements volontaires d’entreprises puissent se référer à ces trajectoires de référence en renonçant à toute velléité de « prix du carbone sectoriels ». Dans le secteur financier, appliquer des prix notionnels aux actifs ne réorientera pas les flux globaux d’investissement mais peut améliorer la crédibilité des démarches d’investissement responsable.
Il nous semble en revanche que ces prix notionnels constituent de simples valeurs de référence qui ne peuvent se substituer à la tarification effective du carbone. Si on veut réellement limiter les risques d’un réchauffement supérieur à 2°C, ce ne sont pas des prix fictifs qu’il faut appliquer à nos émissions de gaz à effet de serre. Ce sont des prix réels.