Les règles du Partenariat Transpacifique seront-elles vraiment contraignantes ?
Selon les États-Unis, les engagements pris dans le Partenariat Transpacifique sont opposables (enforceable). Cela reste à prouver, tant les accords précédents ont laissé à désirer en la matière. L’enjeu est grand, pour la crédibilité des règles régionales comme pour le devenir du multilatéralisme.
Par Sébastien Jean, Kevin Lefebvre
En présentant l’accord pour un Partenariat Transpacifique (TPP), l’administration américaine a insisté à plusieurs reprises sur le caractère opposable (fully enforceable) des engagements pris. Le Président Obama a lui-même souligné qu’il « inclut les engagements sur le travail et l’environnement les plus forts de l’histoire, et que ces engagements sont opposables, contrairement aux accords passés »[1].
Ce terme, opposable (enforceable en anglais), fait référence à la possibilité d’imposer la mise en œuvre des engagements [2]. Dans le cas de pays souverains, il ne saurait s’agir de mesures à proprement parler coercitives, mais plutôt de dispositions permettant des recours dissuasifs en cas d’entorse. De fait, l’accord inclut un système de règlement des différends calqué sur celui de l’OMC, ainsi que différentes clauses prévoyant de manière plus directe des sanctions commerciales si certains engagements n’étaient pas respectés. La clause la plus emblématique est sans doute celle concernant le « plan de cohérence » (consistency plan) liant explicitement les bénéfices commerciaux que les États-Unis accordent au Vietnam au respect des engagements pris par ce dernier concernant la liberté syndicale et les droits des travailleurs. Le système spécifique mis en place dans le secteur automobile, par lequel les États-Unis prévoient de pouvoir répliquer à d’éventuelles insuffisances de la libéralisation non tarifaire au Japon par un allongement des délais de sa propre libéralisation tarifaire, en est une autre illustration.
On peut s’étonner de voir ces dispositions présentées comme novatrices. A l’exemple de l’ALENA, le plus important précurseur sophistiqué en la matière, un grand nombre d’accords régionaux de commerce se sont en effet dotés d’un mécanisme de règlement des différends commerciaux « quasi-judiciaire », permettant d’obtenir l’arbitrage d’une tierce partie (précisons qu’il s’agit bien ici de différends commerciaux, et non pas d’investissement) : c’était le cas d’environ 150 accords en vigueur en 2012 d’après l’OMC, et de la plus grande partie de ceux signés depuis le milieu des années 1990[3]. La plupart de ces mécanismes, à l’instar de celui de l’OMC, reposent sur l’évaluation par un panel indépendant de la conformité des pratiques d’un pays à ses engagements, et sur le principe qu’un pays pâtissant de pratiques d’un partenaire non conformes à ses engagements peut lui retirer le bénéfice de ses propres engagements, pour une valeur équivalente. Des représailles commerciales, donc.
Le cas des marchés communs comme l’UE ou même le Mercosur doit être mis à part, parce qu’il s’accompagne souvent de la mise en place d’institution aux pouvoirs judiciaires assez étendus et fondamentalement différents de ceux des simples accords commerciaux. Pour le reste, les accords régionaux ont présenté jusqu’ici une différence fondamentale avec l’OMC : autant le mécanisme de règlement des différends commerciaux de cette dernière s’est avéré d’une grande efficacité au cours de ses 20 ans d’existence, autant les clauses de règlement des différends commerciaux des premiers sont largement restées sans effet.
Prenons le cas le plus célèbre : celui de l’ALENA. Le chapitre 20 de l’accord prévoit un mécanisme de règlement des différends commerciaux, avec un système proche de celui de l’OMC. Or, seulement trois cas ont été traités dans ce cadre depuis la mise en œuvre de ce chapitre, alors même que les pays membres de l’ALENA ont porté devant l’OMC trente-quatre différends les opposant directement. L’accord de libre-échange de l’ASEAN est un autre cas éminent étant donné sa taille et le fait qu’il s’appuie sur une organisation régionale de longue date. Les pays signataires de l’ASEAN ont adopté un mécanisme de règlement des différends commerciaux en 1996, qui a fait l’objet d’un protocole « amélioré » en 2004, reprenant les principes de celui de l’OMC. Utilisations, au-delà de la phase de consultations ? Aucune… Alors que, là encore, les différends entre pays membres portés devant l’OMC n’ont pas manqué. Un exemple plus récent souvent mis en avant est celui de l’accord entre les États-Unis et la Corée du Sud (dit « KORUS »), entré en vigueur en 2012, qui étend les prérogatives du mécanisme de règlement des différends par rapport à ses prédécesseurs, notamment en rendant le non-respect des engagements en matière de travail et d’environnement explicitement passible de représailles commerciales. À notre connaissance, aucun différend commercial n’a été porté devant ce mécanisme depuis son entrée en vigueur, alors que la Corée du Sud a déposé dans le même temps deux plaintes contre les États-Unis auprès de l’organe de l’OMC.
En somme, les mécanismes de règlement des différends en tant que systèmes quasi-judiciaires sont pour l’essentiel restés lettre morte dans les accords régionaux de commerce, alors que celui de l’OMC était abondamment utilisé, y compris par des pays liés entre eux par des accords commerciaux. Les raisons de cette ineffectivité sont multiples, mais elles tiennent principalement au manque de moyens financiers et de socle institutionnel, aux interférences avec le système multilatéral, au champ plus limité des bénéfices commerciaux concernés[4], à la politisation des différends dans le cadre bilatéral, et au manque de pression par les tiers, qui joue un grand rôle dans le système multilatéral.
Cela ne signifie pas que les dispositions prévues par les accords ne sont pas appliquées. Un pays qui renierait ostensiblement ses engagements perdrait toute crédibilité, ce qui n’est dans l’intérêt de personne. Les engagements faciles à vérifier, comme les baisses de droits de douane, sont donc effectivement appliqués, à très peu d’exceptions près. En outre, un accord donne généralement naissance à des instances de suivi, qui permettent un dialogue régulier, susceptible de résoudre nombre de problèmes. Lorsque les parties prenantes sont de bonne volonté, les différends peuvent ainsi être aplanis, ce qui revêt une grande importance pratique, par exemple dans l’application coordonnée des politiques sanitaires. Restent les cas où les engagements supposent une mise en œuvre complexe et difficile à contrôler, et où certaines parties prenantes cherchent à les contourner. Que faire, par exemple, si un pays partenaire du TPP n’applique pas avec la diligence qui leur est due les dispositions concernant la lutte contre la surpêche, ou ne lutte pas efficacement contre le trafic de bois exotiques, dans les deux cas sans ostensiblement violer ses engagements ? C’est précisément dans ce type de situation qu’un mécanisme efficace de règlement des différends est utile pour donner un caractère contraignant aux engagements.
En insistant sur le caractère contraignant et opposable des engagements du TPP, les États-Unis laissent entendre qu’il pourrait être doté d’un mécanisme de règlement des différends efficace. Le nombre relativement élevé de partenaires engagés dans le TPP pourrait aider à limiter la politisation des différends et à créer une pression par les pairs, et les déclarations politiques qui ont accompagné l’accord montrent qu’il existe une volonté d’aller dans le sens d’un renforcement des engagements. La distance est cependant grande de l’affichage à la réalité, et tout reste à prouver en la matière. La suite donnée aux déclarations d’intention dira ce qu’il en est, mais il est d’ores et déjà possible d’affirmer que l’enjeu est grand, pour deux raisons. D’abord, parce que le mécanisme de règlement des différends efficace du système commercial multilatéral est devenu l’un de ses pivots, et reste son apanage ; un rôle plus affirmé des accords commerciaux régionaux dans ce domaine renforcerait potentiellement la concurrence qu’ils imposent à l’OMC. Ensuite, parce que l’importance croissante des règles dans les politiques commerciales déplace les enjeux principaux vers des engagements complexes, difficiles à contrôler ; précisément le type de cas où un mécanisme efficace de règlement des différends est indispensable.
Ce terme, opposable (enforceable en anglais), fait référence à la possibilité d’imposer la mise en œuvre des engagements [2]. Dans le cas de pays souverains, il ne saurait s’agir de mesures à proprement parler coercitives, mais plutôt de dispositions permettant des recours dissuasifs en cas d’entorse. De fait, l’accord inclut un système de règlement des différends calqué sur celui de l’OMC, ainsi que différentes clauses prévoyant de manière plus directe des sanctions commerciales si certains engagements n’étaient pas respectés. La clause la plus emblématique est sans doute celle concernant le « plan de cohérence » (consistency plan) liant explicitement les bénéfices commerciaux que les États-Unis accordent au Vietnam au respect des engagements pris par ce dernier concernant la liberté syndicale et les droits des travailleurs. Le système spécifique mis en place dans le secteur automobile, par lequel les États-Unis prévoient de pouvoir répliquer à d’éventuelles insuffisances de la libéralisation non tarifaire au Japon par un allongement des délais de sa propre libéralisation tarifaire, en est une autre illustration.
On peut s’étonner de voir ces dispositions présentées comme novatrices. A l’exemple de l’ALENA, le plus important précurseur sophistiqué en la matière, un grand nombre d’accords régionaux de commerce se sont en effet dotés d’un mécanisme de règlement des différends commerciaux « quasi-judiciaire », permettant d’obtenir l’arbitrage d’une tierce partie (précisons qu’il s’agit bien ici de différends commerciaux, et non pas d’investissement) : c’était le cas d’environ 150 accords en vigueur en 2012 d’après l’OMC, et de la plus grande partie de ceux signés depuis le milieu des années 1990[3]. La plupart de ces mécanismes, à l’instar de celui de l’OMC, reposent sur l’évaluation par un panel indépendant de la conformité des pratiques d’un pays à ses engagements, et sur le principe qu’un pays pâtissant de pratiques d’un partenaire non conformes à ses engagements peut lui retirer le bénéfice de ses propres engagements, pour une valeur équivalente. Des représailles commerciales, donc.
Le cas des marchés communs comme l’UE ou même le Mercosur doit être mis à part, parce qu’il s’accompagne souvent de la mise en place d’institution aux pouvoirs judiciaires assez étendus et fondamentalement différents de ceux des simples accords commerciaux. Pour le reste, les accords régionaux ont présenté jusqu’ici une différence fondamentale avec l’OMC : autant le mécanisme de règlement des différends commerciaux de cette dernière s’est avéré d’une grande efficacité au cours de ses 20 ans d’existence, autant les clauses de règlement des différends commerciaux des premiers sont largement restées sans effet.
Prenons le cas le plus célèbre : celui de l’ALENA. Le chapitre 20 de l’accord prévoit un mécanisme de règlement des différends commerciaux, avec un système proche de celui de l’OMC. Or, seulement trois cas ont été traités dans ce cadre depuis la mise en œuvre de ce chapitre, alors même que les pays membres de l’ALENA ont porté devant l’OMC trente-quatre différends les opposant directement. L’accord de libre-échange de l’ASEAN est un autre cas éminent étant donné sa taille et le fait qu’il s’appuie sur une organisation régionale de longue date. Les pays signataires de l’ASEAN ont adopté un mécanisme de règlement des différends commerciaux en 1996, qui a fait l’objet d’un protocole « amélioré » en 2004, reprenant les principes de celui de l’OMC. Utilisations, au-delà de la phase de consultations ? Aucune… Alors que, là encore, les différends entre pays membres portés devant l’OMC n’ont pas manqué. Un exemple plus récent souvent mis en avant est celui de l’accord entre les États-Unis et la Corée du Sud (dit « KORUS »), entré en vigueur en 2012, qui étend les prérogatives du mécanisme de règlement des différends par rapport à ses prédécesseurs, notamment en rendant le non-respect des engagements en matière de travail et d’environnement explicitement passible de représailles commerciales. À notre connaissance, aucun différend commercial n’a été porté devant ce mécanisme depuis son entrée en vigueur, alors que la Corée du Sud a déposé dans le même temps deux plaintes contre les États-Unis auprès de l’organe de l’OMC.
En somme, les mécanismes de règlement des différends en tant que systèmes quasi-judiciaires sont pour l’essentiel restés lettre morte dans les accords régionaux de commerce, alors que celui de l’OMC était abondamment utilisé, y compris par des pays liés entre eux par des accords commerciaux. Les raisons de cette ineffectivité sont multiples, mais elles tiennent principalement au manque de moyens financiers et de socle institutionnel, aux interférences avec le système multilatéral, au champ plus limité des bénéfices commerciaux concernés[4], à la politisation des différends dans le cadre bilatéral, et au manque de pression par les tiers, qui joue un grand rôle dans le système multilatéral.
Cela ne signifie pas que les dispositions prévues par les accords ne sont pas appliquées. Un pays qui renierait ostensiblement ses engagements perdrait toute crédibilité, ce qui n’est dans l’intérêt de personne. Les engagements faciles à vérifier, comme les baisses de droits de douane, sont donc effectivement appliqués, à très peu d’exceptions près. En outre, un accord donne généralement naissance à des instances de suivi, qui permettent un dialogue régulier, susceptible de résoudre nombre de problèmes. Lorsque les parties prenantes sont de bonne volonté, les différends peuvent ainsi être aplanis, ce qui revêt une grande importance pratique, par exemple dans l’application coordonnée des politiques sanitaires. Restent les cas où les engagements supposent une mise en œuvre complexe et difficile à contrôler, et où certaines parties prenantes cherchent à les contourner. Que faire, par exemple, si un pays partenaire du TPP n’applique pas avec la diligence qui leur est due les dispositions concernant la lutte contre la surpêche, ou ne lutte pas efficacement contre le trafic de bois exotiques, dans les deux cas sans ostensiblement violer ses engagements ? C’est précisément dans ce type de situation qu’un mécanisme efficace de règlement des différends est utile pour donner un caractère contraignant aux engagements.
En insistant sur le caractère contraignant et opposable des engagements du TPP, les États-Unis laissent entendre qu’il pourrait être doté d’un mécanisme de règlement des différends efficace. Le nombre relativement élevé de partenaires engagés dans le TPP pourrait aider à limiter la politisation des différends et à créer une pression par les pairs, et les déclarations politiques qui ont accompagné l’accord montrent qu’il existe une volonté d’aller dans le sens d’un renforcement des engagements. La distance est cependant grande de l’affichage à la réalité, et tout reste à prouver en la matière. La suite donnée aux déclarations d’intention dira ce qu’il en est, mais il est d’ores et déjà possible d’affirmer que l’enjeu est grand, pour deux raisons. D’abord, parce que le mécanisme de règlement des différends efficace du système commercial multilatéral est devenu l’un de ses pivots, et reste son apanage ; un rôle plus affirmé des accords commerciaux régionaux dans ce domaine renforcerait potentiellement la concurrence qu’ils imposent à l’OMC. Ensuite, parce que l’importance croissante des règles dans les politiques commerciales déplace les enjeux principaux vers des engagements complexes, difficiles à contrôler ; précisément le type de cas où un mécanisme efficace de règlement des différends est indispensable.
[1] “It includes the strongest commitments on labor and the environment of any trade agreement in history, and those commitments are enforceable, unlike in past agreements”, Statement by the President on the Trans-Pacific Partnership, Office of the Press Secretary, The White House, 5 octobre 2015.
[2] Opposable : « qui ne peut être méconnu par les tiers, lesquels doivent en subir les effets et le respecter », définition fournie par le site officiel de l’administration française.
[3] Chase Claude, Yanovich Alan, Crawford Jo-Ann and Ugaz Pamela, (2013). “Mapping of Dispute Settlement Mechanisms in Regional Trade Agreements – Innovative or Variations on a Theme?”, WTO Staff Working Paper, ERSD-2013-07.
[4] Dans le cadre d’un accord régional, seuls les bénéfices commerciaux de l’accord pourraient être retirés, pas ceux de l’OMC. Autrement dit, le taux consolidé notifié auprès de l’OMC jouerait un rôle de plafond pour les représailles éventuellement appliquées.