Chine-États-Unis : « Le terme de “guerre” est désormais justifié »
Tribune initialement publiée dans Le Monde le 8 février 2019
La guerre commerciale entre États-Unis et la Chine n’est-elle que l’ultime avatar des tensions protectionnistes aux États-Unis ? De multiples conflits commerciaux ont opposé les États-Unis à leurs partenaires depuis l’Après-Guerre et la Chine a été depuis son accession à l’OMC visée plus qu’à son tour.
L’enchaînement de sanctions et représailles auquel l’on assiste aujourd’hui est toutefois inédit, et surtout le terme de guerre est désormais justifié : l’une des parties est disposée à supporter des pertes afin d’infliger des dommages conséquents à l’adversaire. Cette situation offre-t-elles des similarités avec la fin de la précédente globalisation et le passage de témoin du Royaume-Uni aux États-Unis ?
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’Étalon Or avait assuré quelque quatre décennies de stabilité des changes dans un contexte de droits de douane globalement stables, au grand bénéfice du commerce. Le retour chaotique à la convertibilité des monnaies à partir du milieu des années vingt s’est alors accompagné de la montée du protectionnisme. La combinaison de l’Étalon de Change Or (dans lequel les réserves de change en sterling et en dollar américain « valaient » l’or) et d’un début de re-libéralisation des échanges après-guerre a en effet mis en évidence que les parités retenues n’étaient pas soutenables et que le système était trop rigide. Les politiques économiques devaient choisir entre soutenir ces parités en procédant à des dévaluations internes (baisse des prix et des salaires), freiner les mouvements internationaux de capitaux et de marchandises, ou bien dévaluer. Et cette dernière option rendait la situation intenable pour les pays souhaitant conserver leur parité-or. Ce dilemme conduisit dans un premier temps John-Maynard Keynes à soutenir l’idée d’un protectionnisme britannique, avant de considérer les droits de douane comme néfastes après la dévaluation du Sterling en septembre 1931. Pourtant l’Angleterre ajoutera les droits de douane à la dévaluation cinq mois plus tard, à des fins de balance des paiements et à la faveur de l’équilibre politique du moment. Côté américain, le célèbre « tariff Smoot-Hawley » de 1930 a surtout été un signal, s’agissant d’une augmentation modérée de droits de douane déjà élevés : le désordre généralisé des politiques macroéconomiques a été un poison beaucoup plus violent pour aggraver la Crise économique.
Une grande crise mondiale plus tard, les enseignements avaient été tirés de la spirale protectionniste des années 1930. La crise financière de 2008 et l’effondrement consécutif du commerce mondial n’ont pas dégénéré en conflits commerciaux de grande ampleur. Les multiples mesures prises isolément par de nombreux pays n’ont pas débouché sur une véritable confrontation commerciale entre grands acteurs. D’une certaine façon, c’est l’ultime victoire de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) : la digue a tenu. Les mécanismes de régulation et la possibilité de recourir à l’arbitrage de panels ont joué, tout comme le fractionnement des chaînes de valeur au niveau mondial imposant la libre circulation des technologies et des composants.
Une décennie a passé et la thèse du « Death by China » de Peter Navarro (Peter Navarro, Greg Autry « Death by China : Confronting the Dragon – A Global Call to Action », Pearson Prentice Hall, 2011), qui avait nourri la campagne électorale de Donald Trump, l’a finalement emporté au sein de l’administration américaine, après une période de mise à l’écart de son auteur au profit du modéré Gary Cohn. Lorsque l’administration américaine s’est appuyée en avril 2017 sur l’argument de la sécurité nationale pour limiter les importations d’acier et d’aluminium, qui au demeurant touchaient marginalement la Chine, l’incompréhension a été générale. Jamais cette section 232 du Trade Expansion Act de 1962 n’avait été utilisée pour sanctionner autre chose que le pétrole en provenance de pays ennemis. Un ultime rempart était tombé et les États-Unis considéraient désormais les questions commerciales d’un point de vue stratégique. Une deuxième série de sanctions a concerné beaucoup plus directement la Chine, fondée sur une vision géopolitique se nourrissant du rattrapage économique chinois. La section 301 a alors été invoquée en juin 2018, avec l’argument d’espionnage industriel ou de transfert forcé de technologie notamment à l’occasion des investissements directs, pour annoncer trois salves de droits entre juillet et septembre 2018. La dernière établit des droits de 10% sur 200 milliards de dollars d’importations en provenance de Chine, suite aux rétorsions chinoises sur les premiers 50 milliards. D’autres leviers ont été également actionnés, touchant directement les entreprises chinoises (ZTE, Huawei).
Enfin, l’administration américaine s’est attaquée aux deux remparts à son approche unilatérale que constituent le système commercial multilatéral et les chaînes de valeur globale. Concernant l’OMC, il s’agit de mettre un terme au principe de règlement juridique des conflits commerciaux, en bloquant le renouvellement des membres de l’organe d’appel de l’Organe de Règlement des Différends. Quant aux chaînes de valeur, deux leviers ont été actionnés pour les « déglobaliser ». Les droits de douane à l’encontre de la Chine ont largement touché les biens intermédiaires et les machines, tandis que les menaces répétées à l’encontre des firmes multinationales, doublées d’avantages fiscaux pour les profits rapatriés, ont commencé à produire leurs effets : les annonces de relocalisation aux États-Unis de firmes américaines ou européennes le montrent.
Au final, quelles que soient les concessions de principe arrachées par Robert Lighthizer à Liu He le différend entre les deux pays ne sera pas aplani. Tout au plus observera-t-on une trêve. Donald Trump n’a d’ailleurs pas fait mystère de ses intentions en rappelant que la mise en œuvre de nouvelles sanctions commerciales n’était suspendue que jusqu’à la fin mars 2019, faute de quoi 200 milliards d’importations chinoises se verraient surtaxées à 25%. Cette guerre commerciale n’est donc pas seulement le résultat de l’exploitation politique de la montée des thèses protectionnistes aux États-Unis. Le passage de témoin entre les États-Unis et la Chine est en cause, et c’est bien ce « basculement de l’économie monde », dont la vitesse va dépendre du rattrapage technologique de la Chine, que l’administration américaine tente d’enrayer.
Article original publié dans Le Monde