Le multiplicateur keynésien : raison de la discorde franco-allemande
Retranscription écrite de l'émission du 29 mars "Les idées claires d'Agnès Bénassy Quéré", chronique hebdomadaire sur France Culture le jeudi matin à 7h38
Par Agnès Bénassy-Quéré
En 1936, l’économiste anglais John Maynard Keynes publie sa Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie. S’appuyant sur l’expérience malheureuse de la crise de 1929, il suggère qu’en période de récession, les autorités soutiennent l’activité par exemple en augmentant les dépenses publiques. Il va jusqu’à justifier des dépenses publiques improductives : celles-ci élèveront le niveau de la dépense privée par un effet multiplicateur, et les caisses de l’Etat se rempliront toutes seules pour payer ces dépenses, via l’impôt. Le mécanisme est bien résumé par Robert Musil dans L’Homme sans Qualités : « On peut faire de mauvais placements d'argent : celui-ci périt alors au champ d'honneur de l'argent ; on peut s'en servir pour acheter une nouvelle voiture, bien que l'ancienne soit encore comme neuve, descendre dans les plus grands hôtels des villes d'eaux internationales escorté de son écurie de polo, fonder des prix hippiques ou littéraires ou dépenser pour cent invités, en une seule soirée, de quoi nourrir cent familles pendant un an : on jette ainsi l’argent par les fenêtres comme un semeur, et il rentre multiplié par la porte ».
Depuis les années 1930, les économistes n’ont cessé de se chamailler sur la réalité de ce qu’il est convenu d’appeler le multiplicateur keynésien : si le gouvernement jette l’argent par les fenêtres, combien revient effectivement par la porte ? A la veille de la crise financière mondiale, la profession était assez sceptique sur ce multiplicateur, jugé proche de zéro, voire négatif. L’idée était qu’avec le développement de la finance, les ménages et les entreprises étaient peu contraints par leurs revenus courants puisqu’ils pouvaient à loisir emprunter auprès des banques. Distribuer de l’argent public revenait alors à substituer de l’emprunt public à un emprunt privé, sans effet sur la demande globale. Mais lors de la crise de 2008-2009, bien des économistes parmi les plus sceptiques sur le multiplicateur keynésien se sont subitement convertis au keynésianisme. Une raison à cela est probablement la sociologie de la profession, dominée par quelques grandes figures comme Paul Krugman ou Joe Stiglitz. Une autre est la prise de position très nette et rapide du Fonds monétaire international – et de son économiste en chef fort respecté Olivier Blanchard – en faveur de politiques de relance budgétaire massives et coordonnées. Mais il y a aussi des raisons théoriques à ce revirement : comme il s’agissait d’une crise financière, on pouvait penser que les ménages seraient heureux de dépenser de l’argent public que leurs banques mal en point allaient probablement leur refuser. Le mécanisme clé du multiplicateur keynésien pouvait fonctionner car les banques étaient paralysées.
Aujourd’hui, ce joli consensus s’est de nouveau délité entre les partisans d’un ajustement rapide des finances publiques, qui mettent l’accent sur le retour de la confiance, et ceux qui considèrent qu’un ajustement violent ne peut réussir en raison de son impact négatif sur la croissance. Les premiers sont souvent allemands tandis que les seconds sont anglo-saxons ou bien latins. Les empoignades bruxelloises s’inscrivent ainsi dans une tradition de près de 80 ans de débats sur la valeur du multiplicateur keynésien. Mais Angela Merkel a-t-elle vraiment le temps de relire Musil ?