La guerre en Ukraine peut-elle accélérer la transformation du système monétaire international ?
L’invasion militaire russe en Ukraine pourrait accélérer les transformations en cours du système monétaire international et de la monnaie, et notamment le développement des monnaies numériques de banque centrale (MNBC). Cette technologie de paiement a la capacité de modifier profondément les systèmes monétaires, tant au sein des nations que dans les relations monétaires internationales.
La Chine a pris de l’avance avec la création du yuan numérique (e-yuan), dont l’utilisation a été étendue à l’ensemble du territoire lors des Jeux Olympiques d’hiver de Pékin en février 2022. L’attraction de cette monnaie pour une nation dépend de plusieurs caractéristiques : la vitesse à laquelle le cash traditionnel d’origine bancaire disparait, l’importance des populations non bancarisées, l’accès à un support de paiements qu’est le téléphone portable permettant le règlement instantané des transactions, tout en étant compatible avec l’anonymat ; ce qui permet de qualifier la MNBC de cash numérique.
Comme la Banque des règlements internationaux l’a montré dans son rapport annuel 2021 (chapitre 3), la MNBC offre aussi une mutation radicale des systèmes de paiements dans les transactions transfrontières. En effet, l’identité numérique qui est incorporée dans le protocole informatique permet à la banque centrale de contrôler l’usage international qu’en font les résidents dans les paiements à l’étranger et, donc, de limiter les substitutions de devises surtout dans les périodes de stress financier intense permettant en cela de protéger le système bancaire national.
Cette transformation décisive des systèmes de paiements, et l’avance prise par la Chine, pourraient avoir des conséquences profondes avec la guerre en Ukraine.
La décision du Conseil de l’Union européenne d’exclure 7 banques russes et 3 banques biélorusses de SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), le système de messagerie financière internationale, revient à retirer aux banques leur code d’identification. C’est pourquoi on peut penser que les banques sanctionnées pourraient utiliser le système chinois alternatif d’échange international des transactions interbancaires CIPS qui fait partie de la promotion internationale du e-yuan.
Pour envisager cette possibilité, il faut comprendre en quoi la Chine veut et peut étendre une aide significative à la Russie. Certes, la Chine a clairement signalé son opposition aux sanctions occidentales. Mais elle n’a pas spécifié le support économique et financier qu’elle était prête à accorder à la Russie. Un intérêt commun serait la redirection des énergies fossiles que la Russie n’exporterait plus vers l’Occident, surtout vers l’Europe. Cela peut se faire pour le charbon et le pétrole. Mais pour le gaz il faudra auparavant connecter les gazoducs vers l’Est. A moyen terme, la Chine pourrait ainsi devenir le plus important importateur de pétrole et de gaz russes et la Russie profiter des facilités financières liées à l’internationalisation du yuan induite par les projets des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative).
L’irruption de l’économie numérique amène à la fois des sources d’innovations, une grande incertitude et un espace de rivalités monétaires nouvelles. Les crises globales que les sociétés ont subies, dans la finance mondiale en 2008 et par le surgissement de la pandémie en 2020, montrent le besoin d’unité politique de la planète vis-à-vis de la menace existentielle commune qu’est la combinaison du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. Cette menace requiert la prise de conscience de la nécessité d’une écologie politique sur l’ensemble de la planète. Toutefois l’ordre politique formalise des valeurs culturelles profondément différentes en Asie et en Occident. Il faut être capable de surmonter ces rivalités dans les domaines où la coopération est indispensable pour façonner un nouvel ordre multilatéral.
Dans cette écologie politique à promouvoir, la monnaie joue un rôle crucial. L’avance prise par la Chine dans le domaine des monnaies numériques de banques centrales pourrait avoir des conséquences internationales, car la Chine, dans son projet de transformer la mondialisation, cherche à développer un réseau de paiements transfrontières entre de multiples monnaies numériques de banques centrales en vue de s’affranchir de la prépondérance du dollar. De son côté l’Union européenne a décidé de lancer un projet d’euro numérique à l’horizon 2024. Le rôle international de l’euro en sera facilité ; ce qui renforce le besoin de rechercher un protocole compatible avec un système multidevises de coopération institutionnalisée. Cela ouvre la voie à la question de la réforme du système monétaire international.
Cette réforme est l’objet d’un livre intitulé La course à la suprématie monétaire mondiale, à paraître aux éditions Odile Jacob. Une dimension historique est nécessaire pour comprendre les enjeux de cette réforme. Le système monétaire international à devise clé est en effet un système hiérarchisé où s’exerce l’hégémonie du pays qui émet la devise clé. Son acceptation par les pays qui y sont subordonnés dépend de l’acceptabilité générale de l’actif public émis par l’État émetteur. Cet actif, qui représente la liquidité ultime, ne doit pas être contesté pour apparaître comme le bien public mondial.
Or la stabilité hégémonique de la devise clé pose un dilemme irréductible dans ce cadre, appelé dilemme Triffin. L’offre de liquidité ultime résulte des choix de politique économique du seul pays émetteur. Elle n’a pas de raison d’être compatible avec la demande de liquidité pour les transactions internationales des acteurs économiques et financiers des pays qui y sont subordonnés. Le dilemme concerne l’hégémonie du dollar en présence de puissances nationales montantes qui ne sont pas dans l’orbite politique américaine, en premier lieu la Chine, alors que le monde entier fait face au défi commun des limites de la planète.
L’irruption des monnaies numériques de banques centrales donne une forme nouvelle à ce dilemme car elle pourrait susciter de multiples accords internationaux détachés de la devise clé. Ce qui pose également la question de l’avènement d’un cadre multilatéral pour affronter les problèmes globaux. Le développement des droits de tirages spéciaux (DTS) pourrait jouer un rôle central dans ce cadre.
Les DTS ont le mérite d’être un actif de réserve émis ex nihilo, qui n’est donc la contrepartie d’aucune dette nationale. Il s’agit d’un standard international aligné sur les poids relatifs des devises qui le constituent ; ce qui permet aux DTS d’être largement immunisés des fluctuations de change qui opposent le dollar aux autres devises du panier dans un système de devise clé. Les DTS pourraient donc être l’actif de réserve et de règlement ultime dans un système international multilatéral. Le livre montre comment il est possible de développer le rôle des DTS et comment cette organisation multilatérale peut aider les pays pauvres dans la crise pandémique. Un système monétaire international fondé sur les DTS permettrait en outre au FMI de jouer un rôle déterminant dans la concertation macroéconomique et de devenir le prêteur international en dernier ressort pour tous les pays et pas seulement ceux qui bénéficient des swaps de dollars contre les devises acceptées par le Trésor américain. En instaurant un tel multilatéralisme monétaire, le FMI deviendrait source de l’assurance collective que ses statuts lui confèrent et qu’il n’a jamais pu exercer.
La Chine a pris de l’avance avec la création du yuan numérique (e-yuan), dont l’utilisation a été étendue à l’ensemble du territoire lors des Jeux Olympiques d’hiver de Pékin en février 2022. L’attraction de cette monnaie pour une nation dépend de plusieurs caractéristiques : la vitesse à laquelle le cash traditionnel d’origine bancaire disparait, l’importance des populations non bancarisées, l’accès à un support de paiements qu’est le téléphone portable permettant le règlement instantané des transactions, tout en étant compatible avec l’anonymat ; ce qui permet de qualifier la MNBC de cash numérique.
Comme la Banque des règlements internationaux l’a montré dans son rapport annuel 2021 (chapitre 3), la MNBC offre aussi une mutation radicale des systèmes de paiements dans les transactions transfrontières. En effet, l’identité numérique qui est incorporée dans le protocole informatique permet à la banque centrale de contrôler l’usage international qu’en font les résidents dans les paiements à l’étranger et, donc, de limiter les substitutions de devises surtout dans les périodes de stress financier intense permettant en cela de protéger le système bancaire national.
Cette transformation décisive des systèmes de paiements, et l’avance prise par la Chine, pourraient avoir des conséquences profondes avec la guerre en Ukraine.
La décision du Conseil de l’Union européenne d’exclure 7 banques russes et 3 banques biélorusses de SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), le système de messagerie financière internationale, revient à retirer aux banques leur code d’identification. C’est pourquoi on peut penser que les banques sanctionnées pourraient utiliser le système chinois alternatif d’échange international des transactions interbancaires CIPS qui fait partie de la promotion internationale du e-yuan.
Pour envisager cette possibilité, il faut comprendre en quoi la Chine veut et peut étendre une aide significative à la Russie. Certes, la Chine a clairement signalé son opposition aux sanctions occidentales. Mais elle n’a pas spécifié le support économique et financier qu’elle était prête à accorder à la Russie. Un intérêt commun serait la redirection des énergies fossiles que la Russie n’exporterait plus vers l’Occident, surtout vers l’Europe. Cela peut se faire pour le charbon et le pétrole. Mais pour le gaz il faudra auparavant connecter les gazoducs vers l’Est. A moyen terme, la Chine pourrait ainsi devenir le plus important importateur de pétrole et de gaz russes et la Russie profiter des facilités financières liées à l’internationalisation du yuan induite par les projets des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative).
L’irruption de l’économie numérique amène à la fois des sources d’innovations, une grande incertitude et un espace de rivalités monétaires nouvelles. Les crises globales que les sociétés ont subies, dans la finance mondiale en 2008 et par le surgissement de la pandémie en 2020, montrent le besoin d’unité politique de la planète vis-à-vis de la menace existentielle commune qu’est la combinaison du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. Cette menace requiert la prise de conscience de la nécessité d’une écologie politique sur l’ensemble de la planète. Toutefois l’ordre politique formalise des valeurs culturelles profondément différentes en Asie et en Occident. Il faut être capable de surmonter ces rivalités dans les domaines où la coopération est indispensable pour façonner un nouvel ordre multilatéral.
Dans cette écologie politique à promouvoir, la monnaie joue un rôle crucial. L’avance prise par la Chine dans le domaine des monnaies numériques de banques centrales pourrait avoir des conséquences internationales, car la Chine, dans son projet de transformer la mondialisation, cherche à développer un réseau de paiements transfrontières entre de multiples monnaies numériques de banques centrales en vue de s’affranchir de la prépondérance du dollar. De son côté l’Union européenne a décidé de lancer un projet d’euro numérique à l’horizon 2024. Le rôle international de l’euro en sera facilité ; ce qui renforce le besoin de rechercher un protocole compatible avec un système multidevises de coopération institutionnalisée. Cela ouvre la voie à la question de la réforme du système monétaire international.
Cette réforme est l’objet d’un livre intitulé La course à la suprématie monétaire mondiale, à paraître aux éditions Odile Jacob. Une dimension historique est nécessaire pour comprendre les enjeux de cette réforme. Le système monétaire international à devise clé est en effet un système hiérarchisé où s’exerce l’hégémonie du pays qui émet la devise clé. Son acceptation par les pays qui y sont subordonnés dépend de l’acceptabilité générale de l’actif public émis par l’État émetteur. Cet actif, qui représente la liquidité ultime, ne doit pas être contesté pour apparaître comme le bien public mondial.
Or la stabilité hégémonique de la devise clé pose un dilemme irréductible dans ce cadre, appelé dilemme Triffin. L’offre de liquidité ultime résulte des choix de politique économique du seul pays émetteur. Elle n’a pas de raison d’être compatible avec la demande de liquidité pour les transactions internationales des acteurs économiques et financiers des pays qui y sont subordonnés. Le dilemme concerne l’hégémonie du dollar en présence de puissances nationales montantes qui ne sont pas dans l’orbite politique américaine, en premier lieu la Chine, alors que le monde entier fait face au défi commun des limites de la planète.
L’irruption des monnaies numériques de banques centrales donne une forme nouvelle à ce dilemme car elle pourrait susciter de multiples accords internationaux détachés de la devise clé. Ce qui pose également la question de l’avènement d’un cadre multilatéral pour affronter les problèmes globaux. Le développement des droits de tirages spéciaux (DTS) pourrait jouer un rôle central dans ce cadre.
Les DTS ont le mérite d’être un actif de réserve émis ex nihilo, qui n’est donc la contrepartie d’aucune dette nationale. Il s’agit d’un standard international aligné sur les poids relatifs des devises qui le constituent ; ce qui permet aux DTS d’être largement immunisés des fluctuations de change qui opposent le dollar aux autres devises du panier dans un système de devise clé. Les DTS pourraient donc être l’actif de réserve et de règlement ultime dans un système international multilatéral. Le livre montre comment il est possible de développer le rôle des DTS et comment cette organisation multilatérale peut aider les pays pauvres dans la crise pandémique. Un système monétaire international fondé sur les DTS permettrait en outre au FMI de jouer un rôle déterminant dans la concertation macroéconomique et de devenir le prêteur international en dernier ressort pour tous les pays et pas seulement ceux qui bénéficient des swaps de dollars contre les devises acceptées par le Trésor américain. En instaurant un tel multilatéralisme monétaire, le FMI deviendrait source de l’assurance collective que ses statuts lui confèrent et qu’il n’a jamais pu exercer.