Réviser la gouvernance du capitalisme pour relancer la croissance des pays occidentaux
La stagnation séculaire est un scénario qui fait peur, mais non inéluctable. Encore faut-il se pencher sur les dysfonctionnements de la gouvernance du capitalisme des 30 dernières années et en tirer des leçons pour la politique fiscale et les investissements publics.
Par Michel Aglietta
Billet du 12 décembre 2013
La conjoncture s’améliore dans les économies occidentales. Tel est le message pour 2014 et 2015. Mais au-delà, les interrogations des économistes sur le régime de croissance de ces économies versent dans le pessimisme au fur et à mesure que le marasme de l’investissement productif se prolonge. Quelles en sont les causes plus de six ans après le début de la crise financière ? Cette question a hanté la conférence annuelle sur la recherche tenue par le FMI en novembre 2013. A cette occasion, l’hypothèse d’une stagnation séculaire des économies occidentales a été soulevée par Lawrence Summers, ex secrétaire au Trésor des États-Unis. Si un tel phénomène est latent dans la trajectoire atypique de nos économies depuis la crise, quelles en sont les causes ?
Stagnation et dynamisme : les vagues d’innovation à la Schumpeter [1]
Selon cet auteur, les innovations radicales capables de se propager dans toutes les économies industrielles se produisent par grappes. Leur déploiement scande le long terme : un temps d’émergence où la demande est encore faible parce que les acheteurs sont des pionniers ; un temps de diffusion où la demande s’emballe, où les effets de rendements croissants donc de baisse des prix et d’élargissement des acheteurs est au maximum ; un temps de maturité après une crise d’adaptation qui doit rechercher de nouvelles catégories de consommateurs et établir un rythme de croisière où la profitabilité redevient moyenne, jusqu’à ce qu’elle se mette à baisser par saturation. Dans une époque où les innovations à venir sont encore en phase d’émergence et où les vagues passées sont en fin de cycle séculaire, il peut se produire une phase de latence de l’investissement. Elle résulte de la conjonction de la baisse de la rentabilité marginale du capital dans les anciens secteurs de croissance, qui entraîne le désendettement dans ces secteurs, et du risque élevé des nouveaux investissements dont les débouchés ne sont pas encore clairement avérés.
Robert Gordon s’est engouffré dans cette brèche pour prophétiser que la croissance ne reviendra pas [2]. Gordon observe à quel point la révolution de l’information a eu un impact plus faible que celui de la production de masse qui a cessé de faire sentir ses effets au milieu des années 1970. La croissance du PIB par tête a décliné par étapes, hormis une courte période rebond entre 1996 et 2004, période qui fut l’âge d’or de la diffusion des TIC. La croissance du PIB par tête aux États-Unis est retombée au rythme de 1,3% l’an, peu différent de ce qu’elle était dans le dernier tiers du 19ième siècle. Car de nombreux handicaps vont bloquer l’assimilation des progrès techniques futurs. Ce sont la démographie qui va vers l’état stationnaire, l’éducation qui deviendrait trop coûteuse et ne pourrait plus progresser, les inégalités de revenus, l’énergie et l’environnement et… l’excès d’endettement !
On est confondu devant cette affirmation. La menace planétaire de la dégradation de l’environnement et du changement climatique ne serait-elle pas l’aiguillon d’une vague d’innovations radicales ? Cette vague d’innovations majeures ne va-t-elle pas mobiliser les technologies de l’information dans les industries de réseaux intelligents et la robotisation dans le recyclage généralisé ? Si tel est le cas, la question doit-être renouvelée : qu’est-ce qui entrave l’investissement productif ?
Les incitations des entreprises ne sont pas orientées vers l’investissement productif
Une foule d’arguments a été avancée pour expliquer le retard de l’investissement. C’est la faute du marché du travail, des banques centrales, des États et… de la Chine, bien sûr ! Mais la responsabilité de ceux qui décident de l’investissement, les dirigeants des entreprises, n’était jamais considérée, jusqu’à un ouvrage récent publié par Andrew Smithers [3], lequel poursuit l’argumentation que nous avions développée dès 2005 dans l’indifférence générale [4].
La domination de la finance sur l’économie s’est inscrite profondément dans la régulation des revenus et de la richesse et elle a transformé le « business model » des entreprises. La grande croissance de l’après-guerre était régulée par une gouvernance partenariale, dont la clef de voûte était la négociation collective qui entretenait une relation étroite entre la hausse des salaires réels et les gains de productivité du travail. Il s’ensuivait un cercle vertueux entre la demande agrégée et les capacités de production, préservant un taux de profit stable. Cette gouvernance était adéquate à la vague d’innovations de la consommation de masse. Elle faisait de l’investissement industriel le moteur de la croissance à long terme des entreprises qui contribuait à la stabilité des relations sociales. L’épuisement de la grande vague d’innovations a entraîné un fléchissement des progrès de productivité qui a cassé la cohérence de ce mode de régulation dans les années 1970. Le régime suivant, appelé « valeur actionnariale », s’est imposé après le choc de la désinflation des années 1980 qui a ouvert la voie à la déréglementation de la finance et à son expansion mondiale.
La financiarisation des entreprises a détruit la négociation collective des salaires, parce qu’elle a imposé la maximisation de la richesse des actionnaires comme unique objectif des entreprises. Au lieu que l’entreprise soit considérée comme une organisation qui maintient son intégrité par la croissance à long terme, la conception de la valeur actionnariale en fait une collection d’actifs qui doivent pouvoir être démembrés, regroupés et négociés à tout moment pour maximiser la valeur boursière instantanée. Pour garantir cet objectif, les intérêts des dirigeants et de l’ensemble des conseils d’administration ont été alignés sur ceux des actionnaires par leurs rémunérations, via les options d’actions, les bonus indexés sur les cours boursiers, les retraites chapeau, etc.
L’impact de ces incitations sur la stratégie financière des entreprises conduit à élever la valeur actionnariale par distribution de super dividendes, rachats de ses propres actions et fusions acquisitions financés par dettes. Ces stratégies réorientent le cash flow beaucoup plus efficacement que l’investissement productif pour maximiser la richesse des actionnaires à court terme. Au total Smithers observe qu’il y avait 1$ de cash flow distribué aux actionnaires pour 15$ d’investissements en 1970, contre 1 pour 2 en 2012.
L’impact macroéconomique de la valeur actionnariale
L’accès au crédit à bon marché a été aisé de 2000 à 2007 et pourtant l’investissement productif a décliné en % du PIB dans la plupart des pays développés, corrélativement la part du cash flow disponible s’est accrue et avec elle la force de frappe pour les opérations financières des entreprises. L’objectif d’un rendement financier très élevé pour les actionnaires a provoqué une attaque en règle contre les coûts salariaux dont l’effet est une aggravation des inégalités de revenus. En conséquence, la demande agrégée des ménages a été asservie à leur endettement. Plus spectaculaire encore, on observe un phénomène opposé à tout ce qu’on voyait auparavant dans les périodes de basse croissance. Aux États-Unis, la part des salaires dans le PIB est passée de 62% en 2007 à 59% en 2012. En Europe c’est le chômage de masse qui produit le même phénomène. C’est pourquoi la reprise conjoncturelle dans les pays anglo-saxons ne fait que retrouver les errements qui ont conduit à la crise : montée de la richesse immobilière financée par dette grâce à l’inondation de liquidités par les banques centrales et atonie de l’investissement productif.
Les rendements exigés sur les fonds propres des entreprises étant complètement déconnectés du rythme de croissance de l’économie, le coût du capital reste trop élevé par rapport aux rendements ajustés du risque des investissements d’innovation en dépit des faibles taux d’intérêt. Il est bien plus intéressant pour les directeurs financiers d’employer le cash flow à acheter des actifs existants qui sont dans une spirale haussière que de produire des actifs réels nouveaux.
Même si nos économies ne sont pas vouées à une stagnation séculaire, il n’est pas raisonnable de chercher à en sortir par des expédients monétaires qui nourrissent l’instabilité financière. Mais il faudrait recourir à des révisions déchirantes sur la gouvernance du capitalisme dans les trente dernières années. Le cœur de la question est l’augmentation des salaires réels pour rétablir une certaine concordance avec les progrès de productivité. Parce que les rapports de force sur le marché du travail s’y opposent, il faudrait une réforme fiscale suffisamment ambitieuse pour dissuader les pratiques de la valeur actionnariale. Enfin et surtout il faudrait engager la vague d’innovations environnementales par des investissements publics financés par l’épargne institutionnelle grâce à une intermédiation financière associant les secteurs publics et privés.
Stagnation et dynamisme : les vagues d’innovation à la Schumpeter [1]
Selon cet auteur, les innovations radicales capables de se propager dans toutes les économies industrielles se produisent par grappes. Leur déploiement scande le long terme : un temps d’émergence où la demande est encore faible parce que les acheteurs sont des pionniers ; un temps de diffusion où la demande s’emballe, où les effets de rendements croissants donc de baisse des prix et d’élargissement des acheteurs est au maximum ; un temps de maturité après une crise d’adaptation qui doit rechercher de nouvelles catégories de consommateurs et établir un rythme de croisière où la profitabilité redevient moyenne, jusqu’à ce qu’elle se mette à baisser par saturation. Dans une époque où les innovations à venir sont encore en phase d’émergence et où les vagues passées sont en fin de cycle séculaire, il peut se produire une phase de latence de l’investissement. Elle résulte de la conjonction de la baisse de la rentabilité marginale du capital dans les anciens secteurs de croissance, qui entraîne le désendettement dans ces secteurs, et du risque élevé des nouveaux investissements dont les débouchés ne sont pas encore clairement avérés.
Robert Gordon s’est engouffré dans cette brèche pour prophétiser que la croissance ne reviendra pas [2]. Gordon observe à quel point la révolution de l’information a eu un impact plus faible que celui de la production de masse qui a cessé de faire sentir ses effets au milieu des années 1970. La croissance du PIB par tête a décliné par étapes, hormis une courte période rebond entre 1996 et 2004, période qui fut l’âge d’or de la diffusion des TIC. La croissance du PIB par tête aux États-Unis est retombée au rythme de 1,3% l’an, peu différent de ce qu’elle était dans le dernier tiers du 19ième siècle. Car de nombreux handicaps vont bloquer l’assimilation des progrès techniques futurs. Ce sont la démographie qui va vers l’état stationnaire, l’éducation qui deviendrait trop coûteuse et ne pourrait plus progresser, les inégalités de revenus, l’énergie et l’environnement et… l’excès d’endettement !
On est confondu devant cette affirmation. La menace planétaire de la dégradation de l’environnement et du changement climatique ne serait-elle pas l’aiguillon d’une vague d’innovations radicales ? Cette vague d’innovations majeures ne va-t-elle pas mobiliser les technologies de l’information dans les industries de réseaux intelligents et la robotisation dans le recyclage généralisé ? Si tel est le cas, la question doit-être renouvelée : qu’est-ce qui entrave l’investissement productif ?
Les incitations des entreprises ne sont pas orientées vers l’investissement productif
Une foule d’arguments a été avancée pour expliquer le retard de l’investissement. C’est la faute du marché du travail, des banques centrales, des États et… de la Chine, bien sûr ! Mais la responsabilité de ceux qui décident de l’investissement, les dirigeants des entreprises, n’était jamais considérée, jusqu’à un ouvrage récent publié par Andrew Smithers [3], lequel poursuit l’argumentation que nous avions développée dès 2005 dans l’indifférence générale [4].
La domination de la finance sur l’économie s’est inscrite profondément dans la régulation des revenus et de la richesse et elle a transformé le « business model » des entreprises. La grande croissance de l’après-guerre était régulée par une gouvernance partenariale, dont la clef de voûte était la négociation collective qui entretenait une relation étroite entre la hausse des salaires réels et les gains de productivité du travail. Il s’ensuivait un cercle vertueux entre la demande agrégée et les capacités de production, préservant un taux de profit stable. Cette gouvernance était adéquate à la vague d’innovations de la consommation de masse. Elle faisait de l’investissement industriel le moteur de la croissance à long terme des entreprises qui contribuait à la stabilité des relations sociales. L’épuisement de la grande vague d’innovations a entraîné un fléchissement des progrès de productivité qui a cassé la cohérence de ce mode de régulation dans les années 1970. Le régime suivant, appelé « valeur actionnariale », s’est imposé après le choc de la désinflation des années 1980 qui a ouvert la voie à la déréglementation de la finance et à son expansion mondiale.
La financiarisation des entreprises a détruit la négociation collective des salaires, parce qu’elle a imposé la maximisation de la richesse des actionnaires comme unique objectif des entreprises. Au lieu que l’entreprise soit considérée comme une organisation qui maintient son intégrité par la croissance à long terme, la conception de la valeur actionnariale en fait une collection d’actifs qui doivent pouvoir être démembrés, regroupés et négociés à tout moment pour maximiser la valeur boursière instantanée. Pour garantir cet objectif, les intérêts des dirigeants et de l’ensemble des conseils d’administration ont été alignés sur ceux des actionnaires par leurs rémunérations, via les options d’actions, les bonus indexés sur les cours boursiers, les retraites chapeau, etc.
L’impact de ces incitations sur la stratégie financière des entreprises conduit à élever la valeur actionnariale par distribution de super dividendes, rachats de ses propres actions et fusions acquisitions financés par dettes. Ces stratégies réorientent le cash flow beaucoup plus efficacement que l’investissement productif pour maximiser la richesse des actionnaires à court terme. Au total Smithers observe qu’il y avait 1$ de cash flow distribué aux actionnaires pour 15$ d’investissements en 1970, contre 1 pour 2 en 2012.
L’impact macroéconomique de la valeur actionnariale
L’accès au crédit à bon marché a été aisé de 2000 à 2007 et pourtant l’investissement productif a décliné en % du PIB dans la plupart des pays développés, corrélativement la part du cash flow disponible s’est accrue et avec elle la force de frappe pour les opérations financières des entreprises. L’objectif d’un rendement financier très élevé pour les actionnaires a provoqué une attaque en règle contre les coûts salariaux dont l’effet est une aggravation des inégalités de revenus. En conséquence, la demande agrégée des ménages a été asservie à leur endettement. Plus spectaculaire encore, on observe un phénomène opposé à tout ce qu’on voyait auparavant dans les périodes de basse croissance. Aux États-Unis, la part des salaires dans le PIB est passée de 62% en 2007 à 59% en 2012. En Europe c’est le chômage de masse qui produit le même phénomène. C’est pourquoi la reprise conjoncturelle dans les pays anglo-saxons ne fait que retrouver les errements qui ont conduit à la crise : montée de la richesse immobilière financée par dette grâce à l’inondation de liquidités par les banques centrales et atonie de l’investissement productif.
Les rendements exigés sur les fonds propres des entreprises étant complètement déconnectés du rythme de croissance de l’économie, le coût du capital reste trop élevé par rapport aux rendements ajustés du risque des investissements d’innovation en dépit des faibles taux d’intérêt. Il est bien plus intéressant pour les directeurs financiers d’employer le cash flow à acheter des actifs existants qui sont dans une spirale haussière que de produire des actifs réels nouveaux.
Même si nos économies ne sont pas vouées à une stagnation séculaire, il n’est pas raisonnable de chercher à en sortir par des expédients monétaires qui nourrissent l’instabilité financière. Mais il faudrait recourir à des révisions déchirantes sur la gouvernance du capitalisme dans les trente dernières années. Le cœur de la question est l’augmentation des salaires réels pour rétablir une certaine concordance avec les progrès de productivité. Parce que les rapports de force sur le marché du travail s’y opposent, il faudrait une réforme fiscale suffisamment ambitieuse pour dissuader les pratiques de la valeur actionnariale. Enfin et surtout il faudrait engager la vague d’innovations environnementales par des investissements publics financés par l’épargne institutionnelle grâce à une intermédiation financière associant les secteurs publics et privés.
[1] Joseph Schumpeter (1939), Business cycles, Mac Graw Hill.
[2] Robert Gordon (2012), « Is US economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds”, CEPR Policy Insight, n°63.
[3] Andrew Smithers (2013), The road to recovery, Wiley.
[4] Michel Aglietta et Antoine Réberioux (2005), Corporate Governance Adrift, Edward Elgar.
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