La déflation : un spectre qui rôde en zone euro
Le risque de déflation est devenu un souci qu’il n’est plus possible de combattre en se contentant de le nier.
Par Michel Aglietta
Billet du 1er avril 2014
L’asymétrie des ajustements provoqués par les déséquilibres de la zone euro sous la contrainte de dettes publiques et privées très élevées provoque des processus à caractère déflationniste. L’issue va dépendre de la balance des risques à venir et de la capacité de la BCE à déployer des moyens nouveaux si l’urgence s’en fait sentir.
Monnaie & Finance | Europe
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Pourquoi s’inquiéter du danger de la déflation, alors que la BCE déclare qu’il est inexistant ? La BCE n’est-elle pas l’ange gardien de l’Europe dont la parole envoute les marchés financiers ? D’ailleurs ceux-ci semblent approuver. Les anticipations d’inflation inscrites dans les taux d’intérêt à 5 et 10 ans sont stables et légèrement au dessus de 2%. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Au Japon les anticipations d’inflation à cet horizon étaient confortables, autour de 1,8%, peu avant l’entrée en déflation en 1998. Dès que la déflation est apparue, les anticipations de prix sont devenues baissières. Car les anticipations à de tels horizons n’ont aucune base objective. Ce sont des croyances collectives que la banque centrale espère auto validées. Si le piège se réalise, tout le monde anticipe qu’il va perdurer. Le temps des marchés financiers est contrefactuel, pas causal. Il engendre des processus auto référentiels. A 1 ou 2 ans le mouvement des prix est sous l’influence de forces actives, donc observables. C’est sans doute pourquoi les anticipations ont beaucoup baissé dans la zone euro en 6 mois, de 2% à 0,7/0,8%. Il semble donc peu contestable que les anticipations de marché captent des facteurs de désinflation virulents. Quels sont-ils ? Peuvent-ils se transformer en déflation effective ? Cela dépend des chocs aléatoires dont la configuration définit la balance des risques, comme disait Alan Greenspan.
Les enchaînements de nature déflationniste en zone euro
La BCE n’est évidemment pas dupe de ces enchaînements dont l’effet est un échec cuisant par rapport à sa cible d’inflation. On pourrait penser que son mandat la somme de les combattre. Si elle ne le fait pas, se contentant de surveiller la situation sans chercher à faire remonter l’inflation vers 2%, ce peut être qu’elle pense que des contre forces vont se manifester qui vont faire remonter spontanément l’inflation. Ou bien, plus inquiétant, c’est que les institutions de coordination faible, les règles rigides et les rivalités politiques régnant en zone euro et reflétées au sein de la BCE par les déclarations du président de la Bundesbank, ne permettent pas d’utiliser les moyens adéquats pour écarter le risque.
Comprenons d’abord ce qui est en jeu. La déflation n’est pas un piège simplement parce que les prix baissent. Si cela résultait de gains de productivité plus rapides que la progression des salaires réels, joints à un taux de marge des entreprises constant, so what ? Cela s’est produit à plusieurs reprises pendant plusieurs années d’affilée dans la période 1873-1896 aux Etats-Unis, tout en soutenant une croissance moyenne de long terme robuste, car tirée par des investissements dans les infrastructures de transport, la prospection pétrolière et l’essor des industries lourdes.
Il est bien évident que ce n’est pas ce qui a caractérisé les épisodes de déflation japonaise à partir de 1998, puis de 2008. Ce n’est pas non plus la situation de la zone euro. Le niveau de la productivité du travail par travailleur a stagné et celui de la productivité globale des facteurs a baissé depuis 2007[1]. La zone euro souffre simultanément d’une anémie du dynamisme de l’offre productive, d’une insuffisance chronique de demande, de niveaux élevés de dettes à la fois publiques et privées, enfin d’une fragmentation financière due à notre incapacité depuis cinq ans de nettoyer les bilans bancaires. Là-dessus sont venues se greffer des politiques budgétaires d’austérité généralisée. Il serait plutôt surprenant que des forces à caractère déflationniste ne soient pas à l’œuvre !
Le danger de déflation est un compendium des déficiences de la zone euro : l’absence de coopération active, mue par un intérêt commun et opérationnalisée par des institutions européennes efficaces et capables de dialoguer avec la BCE pour créer un policy mix agrégé. Car il faut un niveau suffisant de demande agrégée et un programme européen d’investissements prioritaires pour que les déséquilibres internes de balances de paiements puissent être réduits par des ajustements symétriques. Or l’excédent courant allemand en 2013 a atteint 7,5% du PIB et l’excédent de la zone euro, qui était nul avant la crise, est monté à 3,2% en 2013.
On comprend aisément le cercle vicieux dans lequel nous sommes engagés. Le refus obstiné des pays excédentaires à stimuler leur demande interne fait peser la totalité de l’ajustement imposé par la réduction de l’endettement sur les pays déficitaires. Comme les progrès de productivité sont atones, l’unique instrument est la « dévaluation interne » par pression persistante sur les coûts salariaux, voire baisse directe des salaires. La France entrant dans le jeu, la force déflationniste s’accentue selon la même logique que dans le bloc or de 1933 à 1936 : neutralisation réciproque des avantages de compétitivité dans la zone et appréciation de la monnaie par rapport aux grandes devises internationales, donc dégradation de la compétitivité externe. En effet, la décélération rapide de l’inflation, alors que le taux nominal est bloqué par la barrière de taux zéro, fait monter le taux d’intérêt réel et apprécie le change. L’euro s’approche dangereusement de $1,40, alors qu’un taux de change compatible avec la situation économique se trouve entre 1,20 et 1,30.
Le spectre de la déflation peut-il se dissoudre de lui-même ou faut-il procéder à un exorcisme monétaire ?
C’est là qu’intervient la balance des risques. Favorisant la hausse des prix on peut espérer la poursuite de la phase expansive du cycle américain conduisant à apprécier le dollar. A l’intérieur de la zone euro des politiques budgétaires moins restrictives autorisent un retour à une croissance au-dessus de 1%, tout en étant très loin de fermer l’output gap. Conduisant à renforcer les tendances déflationnistes, on doit craindre un nouveau choc négatif sur les prix des matières premières à cause des transformations de l’économie chinoise et du ralentissement de croissance provoqué par la réforme financière. Il y a aussi plus directement la résolution des pertes des banques qui seront révélées en zone euro, alors que les gouvernements semblent incapables de parvenir à une mutualisation des fonds publics nécessaires aux recapitalisations dont l’ampleur sera révélée dans quelques mois.
Aujourd’hui la BCE affirme que sa politique de taux bas prolongée, dite « forward guidance » est suffisante. Si cela s’avère infirmé, est-elle capable de déployer des outils plus puissants : achats massifs de titres souverains et privés, refinancement de crédits titrisés d’entreprises, voire financement direct de programmes d’investissement ? A-t-elle les marges de manœuvre pour le faire ?
Cet article a également été publié par Le Monde le 21 mars 2014.
Les enchaînements de nature déflationniste en zone euro
La BCE n’est évidemment pas dupe de ces enchaînements dont l’effet est un échec cuisant par rapport à sa cible d’inflation. On pourrait penser que son mandat la somme de les combattre. Si elle ne le fait pas, se contentant de surveiller la situation sans chercher à faire remonter l’inflation vers 2%, ce peut être qu’elle pense que des contre forces vont se manifester qui vont faire remonter spontanément l’inflation. Ou bien, plus inquiétant, c’est que les institutions de coordination faible, les règles rigides et les rivalités politiques régnant en zone euro et reflétées au sein de la BCE par les déclarations du président de la Bundesbank, ne permettent pas d’utiliser les moyens adéquats pour écarter le risque.
Comprenons d’abord ce qui est en jeu. La déflation n’est pas un piège simplement parce que les prix baissent. Si cela résultait de gains de productivité plus rapides que la progression des salaires réels, joints à un taux de marge des entreprises constant, so what ? Cela s’est produit à plusieurs reprises pendant plusieurs années d’affilée dans la période 1873-1896 aux Etats-Unis, tout en soutenant une croissance moyenne de long terme robuste, car tirée par des investissements dans les infrastructures de transport, la prospection pétrolière et l’essor des industries lourdes.
Il est bien évident que ce n’est pas ce qui a caractérisé les épisodes de déflation japonaise à partir de 1998, puis de 2008. Ce n’est pas non plus la situation de la zone euro. Le niveau de la productivité du travail par travailleur a stagné et celui de la productivité globale des facteurs a baissé depuis 2007[1]. La zone euro souffre simultanément d’une anémie du dynamisme de l’offre productive, d’une insuffisance chronique de demande, de niveaux élevés de dettes à la fois publiques et privées, enfin d’une fragmentation financière due à notre incapacité depuis cinq ans de nettoyer les bilans bancaires. Là-dessus sont venues se greffer des politiques budgétaires d’austérité généralisée. Il serait plutôt surprenant que des forces à caractère déflationniste ne soient pas à l’œuvre !
Le danger de déflation est un compendium des déficiences de la zone euro : l’absence de coopération active, mue par un intérêt commun et opérationnalisée par des institutions européennes efficaces et capables de dialoguer avec la BCE pour créer un policy mix agrégé. Car il faut un niveau suffisant de demande agrégée et un programme européen d’investissements prioritaires pour que les déséquilibres internes de balances de paiements puissent être réduits par des ajustements symétriques. Or l’excédent courant allemand en 2013 a atteint 7,5% du PIB et l’excédent de la zone euro, qui était nul avant la crise, est monté à 3,2% en 2013.
On comprend aisément le cercle vicieux dans lequel nous sommes engagés. Le refus obstiné des pays excédentaires à stimuler leur demande interne fait peser la totalité de l’ajustement imposé par la réduction de l’endettement sur les pays déficitaires. Comme les progrès de productivité sont atones, l’unique instrument est la « dévaluation interne » par pression persistante sur les coûts salariaux, voire baisse directe des salaires. La France entrant dans le jeu, la force déflationniste s’accentue selon la même logique que dans le bloc or de 1933 à 1936 : neutralisation réciproque des avantages de compétitivité dans la zone et appréciation de la monnaie par rapport aux grandes devises internationales, donc dégradation de la compétitivité externe. En effet, la décélération rapide de l’inflation, alors que le taux nominal est bloqué par la barrière de taux zéro, fait monter le taux d’intérêt réel et apprécie le change. L’euro s’approche dangereusement de $1,40, alors qu’un taux de change compatible avec la situation économique se trouve entre 1,20 et 1,30.
Le spectre de la déflation peut-il se dissoudre de lui-même ou faut-il procéder à un exorcisme monétaire ?
C’est là qu’intervient la balance des risques. Favorisant la hausse des prix on peut espérer la poursuite de la phase expansive du cycle américain conduisant à apprécier le dollar. A l’intérieur de la zone euro des politiques budgétaires moins restrictives autorisent un retour à une croissance au-dessus de 1%, tout en étant très loin de fermer l’output gap. Conduisant à renforcer les tendances déflationnistes, on doit craindre un nouveau choc négatif sur les prix des matières premières à cause des transformations de l’économie chinoise et du ralentissement de croissance provoqué par la réforme financière. Il y a aussi plus directement la résolution des pertes des banques qui seront révélées en zone euro, alors que les gouvernements semblent incapables de parvenir à une mutualisation des fonds publics nécessaires aux recapitalisations dont l’ampleur sera révélée dans quelques mois.
Aujourd’hui la BCE affirme que sa politique de taux bas prolongée, dite « forward guidance » est suffisante. Si cela s’avère infirmé, est-elle capable de déployer des outils plus puissants : achats massifs de titres souverains et privés, refinancement de crédits titrisés d’entreprises, voire financement direct de programmes d’investissement ? A-t-elle les marges de manœuvre pour le faire ?
Cet article a également été publié par Le Monde le 21 mars 2014.
[1] Flash Natixis, n°646, 23-09-2013, graphiques 3a et 3b.
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