Un solde courant positif pour l’Allemagne, à quel prix ?
Le solde courant très positif de l’Allemagne refléterait un partage du surplus en faveur des producteurs alors qu’en France, ce partage serait plus favorable aux consommateurs.
Par Laurence Nayman
Faits & Chiffres du 22 juillet 2014
La balance courante de l’Allemagne affiche un solde positif de 7,5 % du PIB en moyenne trimestrielle sur 2013 et encore de 7,1 % sur le premier trimestre 2014. En moyenne glissante sur trois ans, ce solde atteint 7,3 %, ce qui laisse l’Allemagne dans la zone des excédents jugés excessifs par la Commission (seuil supérieur à 6 % en moyenne sur trois ans). Pour résorber cet excédent, la Commission européenne, dans son rapport d’alerte de novembre 2013, préconisait que l’Allemagne relance sa demande intérieure, notamment par l’investissement sans remettre en cause la modération salariale des années Schröder depuis 2003 [1].
En France, le solde courant affichait un déficit de 1 % du PIB au premier trimestre 2014, en baisse de moitié sur un an. D’ailleurs, plus que le déficit courant, la Commission pointait, dans son rapport d’alerte sur la France, la perte de parts de marché à l'exportation.
Ne disposant plus de l’instrument du taux de change, les pays peuvent jouer sur les coûts salariaux unitaires (c'est-à-dire les évolutions salariales corrigées des gains de productivité) et sur les prix pour compenser les déséquilibres des balances des paiements. Ainsi, un canal à prendre en compte pour agir sur la compétitivité du pays est l’évolution des prix des biens (prix à la consommation, prix des importations et des exportations, prix à la production) aux différents stades de production (biens intermédiaires, biens d’investissement, biens de consommation durables et non durables).
Les consommateurs allemands seraient-ils lésés ?
Entre 2005 et 2008, les prix de production industrielle [2] des biens destinés au marché local en Allemagne ont augmenté de plus de 4 % en moyenne par an alors que les prix des biens exportés ont stagné (cf. tableau 1). Sur la période récente, les prix de production, après avoir décéléré en 2012 (+1,6 %) ont baissé de 0,1 % en 2013 et encore de 1 % sur le premier trimestre 2014 à la faveur surtout de la baisse des prix de l’énergie ; mais pas seulement (tableau 1).
Les prix des biens intermédiaires qui rentrent dans la fabrication des autres biens industriels continuent de baisser, que ces biens soient importés ou produits en Allemagne. L’asymétrie des évolutions de prix est visible sur les biens d’investissement (les machines-outils) et les biens durables (automobiles par exemple). Dès lors qu’ils sont produits en Allemagne, les prix de ces biens décélèrent certes depuis 2012, mais enregistrent quand même des augmentations positives, alors que les prix des importations de ces biens baissent nettement.
Ce contraste, particulièrement marqué pour les biens intermédiaires, pourrait s’expliquer par des positionnements qualitatifs différents, les entreprises allemandes montant plus rapidement en gamme sur leur marché intérieur. Etant donné l’ampleur des écarts, cependant, il laisse également penser que les entreprises allemandes pourraient avoir privilégié leurs marges sur leur marché intérieur, et le volume de leurs ventes sur les marchés d’exportation. Il serait ainsi possible que l’augmentation des prix des biens destinés au marché local ait permis aux entreprises de conserver leurs marges en moyenne et à parts de marché mondial au moins égales (la dégradation des prix à l’export pouvant éventuellement être compensée par l’amélioration des parts de marché à l’export). Même dans cette hypothèse, cependant, l’ampleur des écarts est étonnamment grande.
Qu’en est-il en France ?
L’évolution des prix de production des biens destinés au marché local, notamment celle des prix des biens de consommation a été plus faible en France qu’en Allemagne, de l’ordre de 14 points entre 2004 et le 1er trimestre 2014, alors que l’évolution des prix à l’export, nettement plus forte en France d’environ 10 points, a surtout concerné les biens intermédiaires (+ 11 points) et les biens de consommation non durables (+ 7,4 %).
L’analyse des prix à l’exportation rejoint en partie celle des avantages comparatifs révélés par le commerce. En Allemagne, la contribution des biens d’investissement et des biens intermédiaires au solde extérieur est stable; en revanche, la contribution des biens de consommation entre 2004 et 2012 a été multipliée par plus d’une fois et demie. La France perd son avantage dans les biens de consommation dans la crise mais le maintient, à un niveau certes peu élevé, sur les biens intermédiaires, les biens d’investissement, et plus nettement sur les services (base de données CEPII Chelem).
Comment s’explique l’évolution des prix observée en Allemagne et en France ?
Au nombre des facteurs explicatifs potentiels figure le « pricing to market » qui consiste à facturer des prix différents sur les marchés d’exportation que sur le marché intérieur en fonction des variations du taux de change réel. Ainsi, les entreprises baissent leurs prix à l’exportation quand l’euro s’apprécie afin de maintenir leurs prix sur ces marchés, ce qui crée en contrepartie une distorsion des prix relatifs. Cette explication a été validée, dans le cas de l’Allemagne, par un certain nombre d’études dont celle de Krugman [3] (1986) pour les biens d’équipement et les automobiles. Pour la France, Gaulier et al. (2006) [4] notaient que « les exportateurs français compriment leurs marges pour conserver leurs parts de marché à l’exportation tandis que les exportateurs allemands transmettent beaucoup plus directement les variations de change dans leurs prix à l’exportation, ce qui leur permet de préserver leurs marges. Lorsque l’euro se déprécie, les exportateurs français reconstituent leurs marges, quitte à perdre en compétitivité-prix… ».
Le graphique 1 montre l’évolution du taux de change réel effectif pour l’Allemagne et la France. Quand le taux de change est déflaté par un indice de prix à la consommation, le taux de change effectif de la France ne s’écarte de celui de l’Allemagne que depuis 2010. Si le taux de change effectif avait été déflaté par un indice de prix à la production, l’écart aurait été plus important. Mesuré avec des coûts salariaux unitaires, les différences deviennent très sensibles à partir de 2005.
Salaire réel, coût salariaux unitaires et marges en Allemagne et en France
En Allemagne, les hausses du salaire nominal étaient annulées par celle des prix à la consommation entre 2004 et 2011 (1,7 % en moyenne par an). Au 1er trimestre 2014, les salaires réels ont augmenté de 1,3 % par rapport au 1er trimestre 2013 [5]. En comparaison, la hausse des salaires de base en France était de 2,5 % (source Dares) et les prix à la consommation de 1,6 % en moyenne par an (source Insee) sur la période 2004-2011, soit une hausse du salaire réel de 0,9 % en moyenne par an.
L’évolution des coûts salariaux unitaires qui rapportent les rémunérations par heure travaillée au volume de la productivité horaire du travail indique une hausse de ces coûts supérieure à celle de la France dans la première moitié des années 2000. La tendance s’inverse radicalement de 2006 à 2008, surtout dans les secteurs des services marchands et de l’industrie, et persiste, excepté en 2009 et en 2013, années de récession ou de croissance alanguie [6]. En niveau, les coûts allemands sont de 5 points supérieurs dans l’industrie manufacturière en 2005 et de 4 points inférieurs aux coûts français en 2008 [7].
En valeur, les coûts salariaux unitaires sont mesurés par la part des rémunérations (y compris celles des travailleurs indépendants) dans la valeur ajoutée à prix courants. Son complément, hors impôts sur la production et subventions, est la part de l’excédent brut d’exploitation (les marges bénéficiaires) dans la valeur ajoutée. En Allemagne, la part de l’excédent brut d’exploitation dans la valeur ajoutée industrielle au sens large passe de 31,5 % à 40,3 % progressant ainsi de 8,8 points entre 2000 et 2011. Par contraste en France, cette part baisse de 4 points entre 2000 et 2012 (de 38 % à 34 %). Cependant, la part de la valeur ajoutée industrielle dans la valeur ajoutée totale régresse d’un quart dans le même temps en France, alors qu’elle augmente de 3 % en Allemagne.
Les facteurs explicatifs exposés ci-dessus sont en somme cohérents avec les contributions du solde extérieur à la croissance allemande et celles de la demande intérieure à la croissance française. Il est encore trop tôt pour savoir si les évolutions récentes en matière de rémunérations en Allemagne et les annonces faites en France seront porteuses de changement dans l’orientation de la demande : une demande désormais tirée par la consommation et l’investissement en Allemagne et par les exportations en France ? A suivre…
En France, le solde courant affichait un déficit de 1 % du PIB au premier trimestre 2014, en baisse de moitié sur un an. D’ailleurs, plus que le déficit courant, la Commission pointait, dans son rapport d’alerte sur la France, la perte de parts de marché à l'exportation.
Ne disposant plus de l’instrument du taux de change, les pays peuvent jouer sur les coûts salariaux unitaires (c'est-à-dire les évolutions salariales corrigées des gains de productivité) et sur les prix pour compenser les déséquilibres des balances des paiements. Ainsi, un canal à prendre en compte pour agir sur la compétitivité du pays est l’évolution des prix des biens (prix à la consommation, prix des importations et des exportations, prix à la production) aux différents stades de production (biens intermédiaires, biens d’investissement, biens de consommation durables et non durables).
Les consommateurs allemands seraient-ils lésés ?
Entre 2005 et 2008, les prix de production industrielle [2] des biens destinés au marché local en Allemagne ont augmenté de plus de 4 % en moyenne par an alors que les prix des biens exportés ont stagné (cf. tableau 1). Sur la période récente, les prix de production, après avoir décéléré en 2012 (+1,6 %) ont baissé de 0,1 % en 2013 et encore de 1 % sur le premier trimestre 2014 à la faveur surtout de la baisse des prix de l’énergie ; mais pas seulement (tableau 1).
Les prix des biens intermédiaires qui rentrent dans la fabrication des autres biens industriels continuent de baisser, que ces biens soient importés ou produits en Allemagne. L’asymétrie des évolutions de prix est visible sur les biens d’investissement (les machines-outils) et les biens durables (automobiles par exemple). Dès lors qu’ils sont produits en Allemagne, les prix de ces biens décélèrent certes depuis 2012, mais enregistrent quand même des augmentations positives, alors que les prix des importations de ces biens baissent nettement.
Ce contraste, particulièrement marqué pour les biens intermédiaires, pourrait s’expliquer par des positionnements qualitatifs différents, les entreprises allemandes montant plus rapidement en gamme sur leur marché intérieur. Etant donné l’ampleur des écarts, cependant, il laisse également penser que les entreprises allemandes pourraient avoir privilégié leurs marges sur leur marché intérieur, et le volume de leurs ventes sur les marchés d’exportation. Il serait ainsi possible que l’augmentation des prix des biens destinés au marché local ait permis aux entreprises de conserver leurs marges en moyenne et à parts de marché mondial au moins égales (la dégradation des prix à l’export pouvant éventuellement être compensée par l’amélioration des parts de marché à l’export). Même dans cette hypothèse, cependant, l’ampleur des écarts est étonnamment grande.
Qu’en est-il en France ?
L’évolution des prix de production des biens destinés au marché local, notamment celle des prix des biens de consommation a été plus faible en France qu’en Allemagne, de l’ordre de 14 points entre 2004 et le 1er trimestre 2014, alors que l’évolution des prix à l’export, nettement plus forte en France d’environ 10 points, a surtout concerné les biens intermédiaires (+ 11 points) et les biens de consommation non durables (+ 7,4 %).
L’analyse des prix à l’exportation rejoint en partie celle des avantages comparatifs révélés par le commerce. En Allemagne, la contribution des biens d’investissement et des biens intermédiaires au solde extérieur est stable; en revanche, la contribution des biens de consommation entre 2004 et 2012 a été multipliée par plus d’une fois et demie. La France perd son avantage dans les biens de consommation dans la crise mais le maintient, à un niveau certes peu élevé, sur les biens intermédiaires, les biens d’investissement, et plus nettement sur les services (base de données CEPII Chelem).
Comment s’explique l’évolution des prix observée en Allemagne et en France ?
Au nombre des facteurs explicatifs potentiels figure le « pricing to market » qui consiste à facturer des prix différents sur les marchés d’exportation que sur le marché intérieur en fonction des variations du taux de change réel. Ainsi, les entreprises baissent leurs prix à l’exportation quand l’euro s’apprécie afin de maintenir leurs prix sur ces marchés, ce qui crée en contrepartie une distorsion des prix relatifs. Cette explication a été validée, dans le cas de l’Allemagne, par un certain nombre d’études dont celle de Krugman [3] (1986) pour les biens d’équipement et les automobiles. Pour la France, Gaulier et al. (2006) [4] notaient que « les exportateurs français compriment leurs marges pour conserver leurs parts de marché à l’exportation tandis que les exportateurs allemands transmettent beaucoup plus directement les variations de change dans leurs prix à l’exportation, ce qui leur permet de préserver leurs marges. Lorsque l’euro se déprécie, les exportateurs français reconstituent leurs marges, quitte à perdre en compétitivité-prix… ».
Le graphique 1 montre l’évolution du taux de change réel effectif pour l’Allemagne et la France. Quand le taux de change est déflaté par un indice de prix à la consommation, le taux de change effectif de la France ne s’écarte de celui de l’Allemagne que depuis 2010. Si le taux de change effectif avait été déflaté par un indice de prix à la production, l’écart aurait été plus important. Mesuré avec des coûts salariaux unitaires, les différences deviennent très sensibles à partir de 2005.
Salaire réel, coût salariaux unitaires et marges en Allemagne et en France
En Allemagne, les hausses du salaire nominal étaient annulées par celle des prix à la consommation entre 2004 et 2011 (1,7 % en moyenne par an). Au 1er trimestre 2014, les salaires réels ont augmenté de 1,3 % par rapport au 1er trimestre 2013 [5]. En comparaison, la hausse des salaires de base en France était de 2,5 % (source Dares) et les prix à la consommation de 1,6 % en moyenne par an (source Insee) sur la période 2004-2011, soit une hausse du salaire réel de 0,9 % en moyenne par an.
L’évolution des coûts salariaux unitaires qui rapportent les rémunérations par heure travaillée au volume de la productivité horaire du travail indique une hausse de ces coûts supérieure à celle de la France dans la première moitié des années 2000. La tendance s’inverse radicalement de 2006 à 2008, surtout dans les secteurs des services marchands et de l’industrie, et persiste, excepté en 2009 et en 2013, années de récession ou de croissance alanguie [6]. En niveau, les coûts allemands sont de 5 points supérieurs dans l’industrie manufacturière en 2005 et de 4 points inférieurs aux coûts français en 2008 [7].
En valeur, les coûts salariaux unitaires sont mesurés par la part des rémunérations (y compris celles des travailleurs indépendants) dans la valeur ajoutée à prix courants. Son complément, hors impôts sur la production et subventions, est la part de l’excédent brut d’exploitation (les marges bénéficiaires) dans la valeur ajoutée. En Allemagne, la part de l’excédent brut d’exploitation dans la valeur ajoutée industrielle au sens large passe de 31,5 % à 40,3 % progressant ainsi de 8,8 points entre 2000 et 2011. Par contraste en France, cette part baisse de 4 points entre 2000 et 2012 (de 38 % à 34 %). Cependant, la part de la valeur ajoutée industrielle dans la valeur ajoutée totale régresse d’un quart dans le même temps en France, alors qu’elle augmente de 3 % en Allemagne.
Les facteurs explicatifs exposés ci-dessus sont en somme cohérents avec les contributions du solde extérieur à la croissance allemande et celles de la demande intérieure à la croissance française. Il est encore trop tôt pour savoir si les évolutions récentes en matière de rémunérations en Allemagne et les annonces faites en France seront porteuses de changement dans l’orientation de la demande : une demande désormais tirée par la consommation et l’investissement en Allemagne et par les exportations en France ? A suivre…
Tableau 1 – Évolution des prix des biens allemands, en moyenne annuelle, en %
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Note : (1) 1er trimestre ; * production destinée au marché local.
Source : Destatis (2014).
Tableau 2 – Évolution des prix des biens français, en moyenne annuelle, en %
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Note : (1) 1er trimestre ; * production destinée au marché local.
Source : Insee et Eurostat (2014).
Graphique 1 – Evolution du taux de change effectif réel vis-à-vis de 28 partenaires commerciaux, basé sur les prix à la consommation et sur les coûts salariaux unitaires, 2005=100, tous secteurs
Source : Eurostat (2014).
Source : Eurostat (2014).
[1] Entré en vigueur en décembre 2011, le « Six pack » introduit un mécanisme de surveillance des déséquilibres macroéconomiques. Dans les indicateurs retenus, seules les évolutions de la balance courante et du taux de change réel ont une limite visant à corriger les excédents (voir le billet du 14 novembre 2012).
[2] Le champ couvert ici est l’industrie manufacturière et les industries extractives. Il exclut la construction, l’assainissement, la gestion des déchets et la dépollution.
[3] Krugman, Paul (1986). Pricing to market when the exchange rate changes. NBER working paper 1926, May.
[4] Gaulier, Guillaume, Amina Lahrèche-Revil et Isabelle Méjean (2006). « Les élasticités-prix et revenu des exportations en France et en Allemagne : une analyse sur données désagrégées », complément au rapport Évolution récente du commerce extérieur français, Artus et Fontagné (eds), pp. 179-205.
[5] Ce sont surtout les plus hauts salaires et les emplois atypiques (midi jobs) qui ont bénéficié des hausses nominales les plus importantes sur la période 2007-2014T1. Celles-ci ont été de l’ordre de 18% pour les cadres supérieurs et de 14,8 % pour les emplois atypiques de 2007 à 2013 (source Destatis).
[6] En Allemagne comme en France, la hausse des coûts salariaux unitaires est produite dans le secteur non concurrentiel de l’économie (services principalement non marchands). Ce résultat tient aussi au mode de calcul de la production dans le secteur non marchand.
[7] Pour les niveaux, voir Laurence Nayman (2013). Prices and Productivity: A France-Germany Comparison. Document de travail du CEPII, 2013-16, Mai.
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