Banque centrale européenne : vaincre ou mourir !
Billet du 24 juin 2015
Sous l’apparence austère et conformiste qui sied au banquier central, ses successeurs Jean-Claude Trichet et Mario Draghi, chacun à sa manière, ont brisé de profonds tabous.
D’abord, mai 2010 : défiant la prohibition du financement monétaire des Etats par la banque centrale, la BCE intervient sur le marché obligataire secondaire afin d’acheter de la dette souveraine émise par les Etats membres de la zone euro. Sérieuse brèche au sacro-saint « esprit » du Traité.
Second tabou, les taux d’intérêt négatifs. Il est resté longtemps inconcevable que des rendements obligataires – encore moins des taux directeurs de banque centrale ! – puissent cesser d’être positifs (on paie pour prêter !) et ce de façon pérenne. Aujourd’hui, nous y sommes.
Troisième tabou : la banque centrale et le politique. En maintenant la Grèce dans la zone euro, la BCE accomplit une action tout autant politique que si elle décidait de lui couper les vivres – c’est-à-dire la liquidité bancaire – et donc de l’en faire sortir.
De paroxysme en paroxysme
Seulement voilà : fin juin 2015, la situation tourne au vinaigre. La crise grecque vole de paroxysme en paroxysme et prend ainsi une tournure tragicomique. Vus de loin, les atermoiements les plus récents ne font que rallonger une liste déjà trop longue de rebondissements qui n’en sont plus. L’œil s’est accoutumé aux sommets de la dernière chance avortés, aux conseils européens en urgence.
Mais ne nous y trompons pas : pendant ce temps, de la richesse économique est détruite ; les difficultés sociales et la précarité s’accentuent ; l’instabilité politique se profile ; et – en réalité le plus pressant pour la BCE - les banques grecques sont chaque jour un peu plus au bord de l’asphyxie. Les retraits par les Grecs de leurs avoirs sur comptes bancaires se sont indéniablement accélérés ces dernières semaines. Ils auraient atteint 2 milliards d’euros en trois jours.
Or, aucun système bancaire ne peut survivre sans assistance à une panique bancaire (« bank run »). Alors que la capitalisation des quatre grandes banques grecques, qui constituent à elles seules plus de 80 % du système bancaire grec, a subi une érosion spectaculaire, et où les risques de pertes sur les portefeuilles de prêts non performants sont plus élevés que jamais, autant dire que la catastrophe n’est pas loin.
Si les fuites de dépôts continuent, la BCE, qui portait déjà le système bancaire grec à bout de bras par le biais de sa ligne de liquidité d’urgence dite « ELA » ([Emergency Liquidity Assistance], plus de 80 milliards d’euros), devra l’étendre très rapidement pour remplacer les dépôts disparus par des euros fraîchement émis. Mais il sera sans doute nécessaire de mettre aussi en place de contrôles sur les retraits et sur les sorties de capitaux des frontières.
Issue idyllique, mais idéaliste
Est-ce donc la fin d’une époque ? La BCE aurait-elle fait « tout ça pour ça » ? Une chose est sûre : dans tous les scénarios (sauf un !), la BCE restera pendant longtemps sur la ligne de front.
Prenons une issue idyllique, mais malheureusement idéaliste : les négociations aboutissent, la Grèce (re)noue avec une gouvernance publique compatible avec la monnaie unique, la croissance redémarre, les emplois fleurissent : la BCE aura hérité d’une quantité de dette publique massive.
Elle devra décider de son modus operandi pour la prochaine décade : « new normal », ou « exit » ? Quoi qu’elle choisisse, il lui faudra plusieurs années pour que la politique monétaire retrouve un rythme de croisière. Selon les autres scénarios réalistes, la BCE devra normaliser son énorme bilan, sa politique d’éligibilité du collatéral, ses multiples fournitures de liquidité au système bancaire, ses lignes de liquidité d’urgence, sans compter son rôle de superviseur, et – tout de même – la conduite des taux d’intérêt. La politique monétaire est devenue une marionnette qui requiert à la fois une main ferme et de la dextérité fine pour ne pas en emmêler les fils.
Tous les scénarios, « sauf un » ?
Imaginons que la Grèce sorte de la zone euro ; qu’un effet de contagion propulse l’Italie, le Portugal, l’Espagne, dans l’instabilité financière ; les autres Etats membres restent englués dans une rhétorique molle et incompréhensible du grand public ; les opinions publiques se braquent contre un projet européen perçu comme hostile, la monnaie unique disparaît. Beaucoup de « si », mais avec elle disparaîtrait aussi la BCE.
Cet article a été publié sur LeMonde.fr le 19 juin 2015.
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