Transformer le régime de croissance* (1/4)
Les cycles financiers : une histoire ancienne
Billet du 5 novembre 2018
Les progrès de productivité sont toujours venus de l’intensification de la division du travail engendrant la spécialisation des activités productives, de l’urbanisation et de l’expansion du commerce. C’est toujours l’intention politique, la violence militaire et l’aiguillon de la connaissance qui précèdent l’essor économique, lequel se perpétue tant qu’une hégémonie se maintient.
Dans le capitalisme les enseignements incontournables de Braudel mettent l’accent sur l’institution prépondérante de la finance dans les phases de globalisation et de déglobalisation. C’est pourquoi nous avons mobilisé l’histoire pour rendre intelligibles les liens de la finance et de l’économie. À partir de l’âge classique du capitalisme, les mouvements internationaux de capitaux se systématisent dans le cycle financier de longue période. On étudie les caractéristiques des cycles financiers dans ce qui a été appelé la première grande globalisation de 1848 à 1913, puis le cycle financier de l’entre-deux guerres mondiales. Cela permet de mettre en évidence la logique du momentum qui meut ce cycle, c’est-à-dire l’interaction en boucle de l’endettement privé et du mouvement des prix des actifs patrimoniaux. Il s’agit d’en faire la théorie et de montrer son impact sur la macroéconomie.
Les vagues haussières et baissières de l’endettement et des prix d’actifs constituent des cycles d’une périodicité de 15 à 20 ans
Les liens entre finance et macroéconomie ont été explorés longuement par la BRI sur plus de 20 ans. Ils ont été ignorés par tous les décideurs politiques et financiers de tous les pays et par les institutions financières internationales jusqu’à la crise financière systémique. La permanence du cycle financier est une réfutation de l’hypothèse d’efficience de la finance et corrélativement de la neutralité de la monnaie.
Les fluctuations économiques sont amplifiées par la dynamique financière. Il s’ensuit que les crises financières sont endogènes et induisent une pro cyclicité dans les dynamiques macroéconomiques. Elles s’opposent aux descriptions macroéconomiques issues de l’hypothèse d’efficience.
La finance efficiente dans le cadre de l’équilibre de concurrence parfaite évacue l’incertitude puisque les prix des actifs sont supposés incorporer un risque objectivable. Dans ces conditions il ne peut y avoir de risque caché s’accumulant dans les bilans. Il y a équivalence de tous les moyens de financement d’acquisition d’actifs, donc indifférence à la structure des bilans puisque tous les risques sont supposés exactement évalués. Cette hypothèse rend le cycle financier impossible. Si, au contraire, on fait prévaloir la réalité empirique, le concept clé qui oriente les comportements dans les marchés financiers n’est pas la valeur fondamentale, c’est la liquidité. Or la liquidité est ambivalente. Elle est à la fois protection pour tous en situation de crise et désir d’appropriation qui n’est soumis à aucune condition de saturation, car ce désir consiste à faire de l’argent avec l’argent. Dans les marchés financiers, n’importe quel acteur peut être vendeur ou acheteur ; ce qui entretient des phases d’engouement et des phases de panique où la courbe de demande est croissante du prix. Dès lors que cette caractéristique est possible, les marchés d’actifs soumis à la logique du momentum renferment des équilibres multiples. La question consiste à comprendre comment la possibilité d’équilibres multiples se transmet de la finance à la macroéconomie.
L’histoire du capitalisme est jalonnée de crises financières
Les crises sont des moments critiques, endogènes à une dynamique plus générale, celle des cycles financiers. La dynamique du momentum décrit des cycles dont la logique se trouve dans l’interaction de l’évolution de l’endettement des acteurs privés et de celle du prix des actifs. La fragilité s’insinue lorsque les emprunteurs, qui perçoivent des opportunités de gains en capital sur les actifs, recourent au levier de l’endettement croissant pour les maximiser. De leur côté, les prêteurs anticipent que la valeur des actifs qui constitue le collatéral de leurs prêts va s’apprécier et garantir leurs créances. Dans ces conditions, la concurrence les pousse à démarcher les emprunteurs potentiels, car le collatéral est à la fois un élément de richesse de l’emprunteur et une assurance pour le prêteur. Il y a donc bien une boucle d’induction réciproque sans force de rappel lorsque l’anticipation de la hausse des prix des actifs est le déterminant primordial de l’expansion du crédit. Car l’accroissement simultané de l’offre et de la demande de crédit empêche le taux d’intérêt de monter lorsque la demande de crédit s’accroît. Le coût du crédit ne peut donc pas réguler la demande en freinant sa progression.
Au paroxysme de la phase euphorique, le niveau élevé des prix d’actifs ne suffit pas à dissimuler la fragilité financière ; seule la poursuite d’une hausse rapide le peut. Il s’agit donc d’une bulle financière qui va certainement éclater, mais à une date inconnue. Lorsque l’ascension des prix se retourne, la situation précaire du crédit est révélée.
La phase baissière du cycle financier est dominée par la déflation des bilans. Le comportement qui dirige la contraction de l’économie privée dans cette phase est le besoin de désendettement. Mais il est très difficile à réaliser, car au retournement du marché le ratio dettes/valeur de marché des actifs augmente fortement parce que la valeur des actifs subit le krach, alors que celle des dettes n’a pas encore diminué. C’est pourquoi la restructuration des bilans est longue et semée d’embûches.
Réinterpréter la théorie keynésienne dans la perspective de Minsky
Les interactions croisées du cycle financier et de l’économie échappent à la théorie économique des marchés efficients, puisque les bilans et leurs évolutions y jouent le premier rôle. Les fluctuations économiques sont amplifiées par la dynamique financière. On peut alors réinterpréter la théorie keynésienne dans la perspective de Minsky. La crise financière fait passer la contrainte des débiteurs d’une limite haute à une limite basse d’endettement. C’est un événement incertain qui change brutalement l’attitude à l’égard de la liquidité. Elle fait baisser fortement le taux d’intérêt sur les titres liquides, sur lesquels se précipitent les épargnants et fait exploser les spreads supportés par les emprunteurs pour un niveau donné de dette au-dessus de la nouvelle limite basse. Le désendettement contrarié en découle. Le comportement rationnel de chaque emprunteur informé par la hausse du spread provoque la détérioration de la situation de tous.
Lorsque le retournement du cycle financier produit une crise systémique, le taux naturel devient négatif parce que le désendettement requis est très important. Le désendettement contrarié entraîne une courbe de demande globale) qui devient fonction croissante du prix. Un équilibre stable de sous-emploi en résulte si la pente de la courbe de demande globale est supérieure à celle de la courbe d’offre. C’est l’ampleur de l’écart entre la limite haute et la limite basse de l’endettement privé qui rend possible le passage à un équilibre appelé stagnation séculaire.
* Rapport pour l’Institut CDC pour la Recherche « Transformer le régime de croissance » 1er octobre 2018 - Michel Aglietta (CEPII), William Oman (Université de Paris I), Thomas Brand (CEPREMAP), Gilles Dufrénot (Université Aix-Marseille), Antoine Mayerowitz (Université Paris 1), Anne Faivre (Caisse des Dépôts), Luc Arrondel (PSE), André Masson (PSE), Renaud du Tertre (Université Paris 7), Yann Guy (Université de Rennes 2), Etienne Espagne (AFD), Antonin Pottier (EHESS), Liesbeth de Fossé (CEPII). https://www.caissedesdepots.fr/sites/default/files/medias/institut_cdc_pour_la_recherche/cdc_rapport_final_croissance_de_long_terme-_vpc_il_bis_-_relu_af.pdf
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