Le blog du CEPII

La sauvegarde de l’euro n’est pas qu’une question économique

L’agenda de réformes de la zone euro est paralysé par des intérêts nationaux contradictoires. Les pays créanciers exigent des efforts budgétaires tandis que les pays débiteurs demandent un partage des risques. Le débat sur la manière dont l'ajustement des dettes publiques devrait être réparti est aujourd’hui dans une impasse, entretenant une vulnérabilité contraire à l'intérêt collectif des membres de la zone euro. Ce billet, partie du débat de Vox sur la réforme de la zone euro, affirme que pour surmonter cet échec de coordination, il est nécessaire de réformer la gouvernance politique de l'UE, et pas seulement sa gouvernance économique.
Ce billet a d’abord été publié en anglais sur VoxEu.
Par Anne-Laure Delatte
 Billet du 26 novembre 2018


La zone euro est aux prises avec des conflits d'intérêts entre pays créanciers et pays débiteurs. Une telle situation exige que les pays créanciers et les pays débiteurs se mettent d’accord sur la répartition de l’ajustement. Les pays créanciers exigent des débiteurs qu'ils remboursent leur dette avec des ressources nationales, ce qui incite à réduire les dépenses et à augmenter les impôts. De leur côté, les débiteurs sont désireux de retarder l'ajustement en comptant au besoin sur le filet de sécurité de la zone euro.
 
Benassy et al. (2018) ont élaboré un plan visant précisément à éliminer ce conflit d'intérêts. Leurs propositions de réforme visent à créer un consensus entre les pays appelant à une plus grande discipline de marché (les pays créanciers) et ceux appelant au partage des risques (les pays débiteurs). Ils affirment qu'un compromis pourrait améliorer la situation de tous, créanciers et débiteurs. Selon eux, retrouver la stabilité en zone euro est possible sans changer fondamentalement la gouvernance actuelle. Dans le même ordre d'idées, des universitaires avant eux avaient conçu des plans économiques alternatifs pour réduire l'endettement et neutraliser la contagion en cas de crise (Pâris et Wyplosz 2014, Corsetti et al. 2015, Brunnermeier et al. 2016, Corsetti et al. 2016).
 
Même si la déclaration de Meseberg en juin 2018 incluait quelques-unes de leurs suggestions, la ferme opposition des pays créanciers de « l’Alliance du Nord » a bloqué toute possibilité de consensus autour d'un agenda politique commun. En réalité, le programme de réformes est resté gelé depuis les discussions sur l'union bancaire de 2015. Les gouvernements nationaux aux intérêts divergents se font face et la dette de plusieurs pays continue à déraper. La querelle entre pays débiteurs et créanciers grandit: plus la divergence est large, plus une possibilité de compromis s‘éloigne.
 
Ces conflits d'intérêts généralisés entravent la résolution de la crise et fragilise l'euro face au prochain choc. L'euro est coincé dans une paralysie qui n’est bonne ni pour les créanciers ni pour les débiteurs.
 
Ces plans économiques très élaborés n'ont pas fait consensus pour deux raisons. Premièrement, la gestion de la crise de l'euro depuis 2010 s'est appuyée sur des négociations inter-gouvernementales. Deuxièmement, à supposer qu’on arrive à un accord bénéficiant aux deux parties, celui-ci se traduirait par une simple réduction nette des pertes par rapport à la situation actuelle. Le statu quo reste donc une option politiquement moins risquée.
 
Premièrement, la crise de l'euro a été pour l’essentiel gérée par les chefs de gouvernements lors des sommets et par les ministres des finances au sein de l'Eurogroupe (ce dernier s'est réuni 206 fois entre 2010 et 2017, soit en moyenne toutes les deux semaines). De son côté, même si la Commission européenne a renforcé son rôle d'expertise économique, elle n'a pas réussi à imposer politiquement ses propositions d'émission d’obligations commune, de partage des risques, de régime commun de chômage, de transferts etc. La seule institution supranationale qui ait joué un rôle clé dans le maintien à tout prix de la cohésion de la monnaie unique est la BCE sous Mario Draghi, en raison du relatif isolement de la BCE par rapport au processus politique (bien qu’il y ait eu une controverse sur son indépendance).
 
Or, les négociations entre États ont fait progresser l’intégration européenne jusqu’ici, alors pourquoi cela pose problème aujourd’hui ? Morascvick (1998), qui a examiné cinq épisodes marquants de l'évolution de l'UE, affirme que l'intégration européenne a été favorisée par une "série de compromis pragmatiques entre États sur différentes préférences nationales" (p. 479). Dans le cadre de l'union douanière, l'Allemagne et la Grande-Bretagne soutenaient une libéralisation industrielle tandis que la France était intéressée par la libéralisation de l'agriculture. Les effets redistributifs obtenus reflétaient des compromis entre gouvernements, mais le résultat final était efficient au sens de Pareto, affirme Morasvick.
 
La différence aujourd’hui est que les préférences nationales sont divergentes. La répartition de la charge de la dette entre créanciers et débiteurs implique des pertes et des gains pour les deux parties, avec une grande incertitude sur le résultat net. Par exemple, le G7 + 7 plaide pour une règlementation qui pénalise les expositions souveraines concentrées dans les bilans des banques en contrepartie d’une assurance-dépôts en zone euro. Or, cette première mesure comporte des risques de liquidité pour les États souverains sous pression des marchés financiers (les pays débiteurs) car on a vu que les banques domestiques se sont substituées aux marchés en période de tension (Lanotte et Tommasino, 2018). Inversement, une assurance-dépôts de la zone euro pourrait bien entraîner des pertes potentielles pour les pays créanciers. En résumé, même si un compromis pourrait améliorer la situation des créanciers et des débiteurs, le résultat net n’est pas sans risque, ni pour l’un, ni pour l’autre. Par conséquent, même si le statu quo coûte aux deux parties, il est politiquement préférable à une nouvelle incertitude.
 
Au total, le type de négociation efficace en matière de commerce ne l’est pas en matière de dette. La situation actuelle exige un arbitre à même de défendre l'intérêt commun au-dessus des États.
 

Réformer la gouvernance politique de l'UE, plutôt que simplement sa gouvernance économique

La crise de l'euro fait partie d'une série de crises qui menacent gravement le projet européen et alimentent la montée en puissance des partis politiques euro-sceptiques nationalistes. De façon assez similaire, depuis 2015, la gestion des flux migratoires a été entachée de graves défauts de coordination, l'Europe étant profondément divisée sur la manière de se partager la charge de la crise. Le fait que les pays situés aux frontières extérieures de l'UE soient à la fois les plus exposés aux flux migratoires et soient également les plus grands pays débiteurs (Italie, Espagne et Grèce) a ajouté à la complexité. Il est trompeur de traiter l'euro et les crises migratoires comme deux problèmes isolés. Incapable d'agir de concert, la gouvernance actuelle a repoussé la gestion de crise au niveau national et empêché la mise en place de compromis transnationaux.
 
Pour redevenir opérationnelle, l’Europe a besoin d'un processus de décision coordonné et représentatif.
 
Les gouvernements sont rétifs à transférer leur souveraineté à des parlementaires non nationaux. Pour dépasser la logique souveraineté ou intégration, nous avons besoin de co-opter des parlementaires nationaux dans une seconde chambre parlementaire européenne. Cette nouvelle chambre serait sans doute mieux à même de générer des compromis politiques transnationaux de trois manières:

  • Premièrement, en transférant les responsabilités: cette assemblée européenne réparerait l’asymétrie entre le dialogue des pouvoirs exécutifs au niveau européen et l’absence d’interaction entre parlementaires nationaux. Cela conférerait ainsi aux élus parlementaires la double responsabilité de représenter leurs électeurs dans les enceintes nationales et dans l'ensemble de l'Europe.
  • Deuxièmement, en favorisant l’affectio societatis, cela contribuerait à créer des habitudes de co-gouvernance entre députés de différents parlements.
  • Enfin, en diffusant l’information et la responsabilité: la tenue de réunions et de débats publics réguliers sur les questions tant européennes que nationales augmenterait sans doute la transparence, à l’inverse de sommets réunis dans l’urgence et prônes aux discussions secrètes à huis clos.

En résumé, renforcer l’accountability des décisions européennes restaurerait la légitimité du projet européen ; et réduire l'opposition entre agendas politiques nationaux et supranationaux créerait une plus grande capacité à générer des intérêts communs au-delà des frontières nationales.
 
Ce nouvel organe législatif aurait la légitimité de voter de nouveaux impôts européens communs pour financer des biens publics européens. Les citoyens attendent de l'Europe qu'elle les sorte de l'impasse, qu'elle assure la stabilité macroéconomique et la croissance inclusive, qu'elle mette en œuvre des mesures efficaces de lutte contre le réchauffement de la planète, qu'elle applique une politique de migration coordonnée et un accueil humain des réfugiés. Donner à l’UE la capacité de poursuivre un dessein commun contribuerait à lutter contre les dérives et à rétablir la confiance des citoyens. Afin d’éviter des transferts permanents entre pays créanciers et pays débiteurs, on peut imaginer un plafonnement de ces transferts (0,1 % du PIB maximum, par exemple).
 
Tous les pays membres ne sont peut-être pas disposés à accepter les réformes de la gouvernance politique. Il peut donc être judicieux de proposer des solutions juridiques permettant à l’Assemblée de commencer avec un sous-groupe de pays désireux d’aller de l’avant, sans attendre la signature d’un nouveau traité. Ces solutions existent (Henette et al. 2017).
 
En résumé, réformer la gouvernance économique ne suffit pas; il faut également réformer la gouvernance politique. Le plan ci-dessus reste à discuter. Les élections européennes de 2019 offriront une plate-forme pour un débat. Il est temps de formuler des alternatives.

 


Références

Bénassy-Quéré, A, M Brunnermeier, H Enderlein, E Farhi, M Fratzscher, C Fuest, P-O Gourinchas, P Martin, J Pisani-Ferry, H Rey, I Schnabel, N Véron, B Weder di Mauro and J Zettelmeyer (2018), “Reconciling risk sharing with market discipline: A constructive approach to euro area reform”, CEPR Policy Insight No. 91.

Brunnermeier, M K, L Garicano, P R Lane, M Pagano, S Reis, T Santos, D Thesmar, S Van Nieuwerburgh and D Vayanos (2011), “ESBies: A realistic reform of Europe’s financial architecture”, in T Beck (ed.), The Future of Banking, a VoxEU.org eBook, CEPR Press.  

Corsetti, G, L Feld, P Lane, L Reichlin, H  Rey, D Vayanos and B Weder di Mauro (2015), A New Start for the Eurozone: Dealing with Debt, Monitoring the Eurozone 1, CEPR Press.

Corsetti, G, L Feld , R Koijen, L Reichlin, R Reis, H Rey and B Weder di Mauro (2016), Reinforcing the Eurozone and Protecting an Open Society, Monitoring the Eurozone 2, CEPR Press.

Gros, D (2018), “Italian risk spreads: Fiscal versus redenomination risk”, VoxEU.org, 29 August .

Hennette, S, T Piketty, G Sacriste and A Vauchez (2017), Pour un traité de démocratisation de l'Europe,  Le Seuil.

Howarth, D and L Quaglia (2016), The Political Economy of European Banking Union, Oxford University Press.

Lanotte, P and P Tommasino (2018), “Recent developments in the regulatory treatments of sovereign exposure”, VoxEU.org, 5 February.

Moravcsik, A (1998). The choice for Europe: social purpose and state power from Messina to Maastricht,Cornell University.

Pâris, P and C Wyplosz (2014), PADRE: Politically Acceptable Debt Restructuring in the Eurozone, Geneva Special Report on the World Economy 3, ICMB and CEPR.


La version originale de cet article a été publiée sur Vox EU

 

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