Les "nouvelles routes de la soie" : essai d'évaluation
(4/4) Des obstacles sur la route
Billet du 25 février 2019
L’expansion internationale de la Chine emprunte de multiples voies : celles du commerce, de l’investissement, de la finance et de la monnaie, pour s’en tenir à l’économie. Ce faisant, elle poursuit différents objectifs : sécurité de ses approvisionnements, extension de son contrôle sur la mer de Chine et sur le Pacifique proche, accession à de nouveaux marchés, maintien d’excédents commerciaux substantiels pour financer sa stratégie mondiale, et pour couronner le tout, accès aux technologies les plus avancées de l’Occident pour accélérer sa propre mutation technologique. Le projet de nouvelles routes apparait comme le moyen de donner un cadre souple à cette stratégie globale de la Chine, en intégrant tous ces aspects. Cependant on peut s’interroger sur sa faisabilité. L’annonce du projet a-t-elle été prématurée et/ou est-elle hors de proportion avec les moyens réels de la Chine d’aujourd’hui. Prématurée car elle provoque de multiples réactions de méfiance[1]. Hors de proportion, le terme pharaonique est souvent employé par les commentateurs. Certains estiment que la valeur des engagements chinois à long terme se situe entre 4 et 7 mille milliards de dollars[2]. La Chine rappelons-le est certes un pays très impressionnant mais c’est encore un pays en développement.
Belt and Road Initiative (BRI) et le piège de la dette dans les pays en développement
De nombreux pays ne supportent plus les contrôles exercés par les organismes internationaux, tels que la Banque mondiale et le FMI qui, en échange de leur aide financière, imposent leurs conditions sous forme de transparence dans l’usage des fonds et pour les pays en cessation de paiements des programmes d’austérité douloureux. Un moyen d’échapper à ces contrôles apparaît pour certains de recourir aux prêts chinois. Cependant ces prêts n’entrent pas, la plupart du temps, dans la catégorie des prêts concessionnels relevant de l’aide publique au développement. Les conditions d’attribution de ces prêts ne sont pas transparentes : on ne connait ni leur montant exact, les taux d’intérêt et les conditions . Ce qui conduit à une sous-estimation moyenne de 15% du montant de la dette des pays en question et donc à la sous-estimation des risques associés[3]. L’autre problème est lié à la place des entreprises et de la main-d’œuvre chinoises dans la réalisation de ces investissements. Enfin ces projets ne correspondent pas toujours aux besoins prioritaires de ces pays et peuvent se révéler être des projets à forte visibilité médiatique et faible intérêt économique.
Et enfin lorsque le pays s’avère incapable d’assurer le service de sa dette il se voit contraint de céder la gestion de l’infrastructure à une société chinoise. Encore cela ne suffit- il toujours pas à régler les problèmes de balance des paiements que connaissent ces pays. Il faut encore faire appel aux organismes internationaux qui alors demandent à connaitre les conditions de financement et la réalité des faits ce qui met en difficulté les gouvernements en question. Le cas le plus inquiétant est celui qui est lié à l’endettement du Pakistan.
Le Corridor pakistanais (CPEC)[4], la composante la plus ambitieuse du projet BRI, comprend l’amélioration de milliers de kilomètres de routes, la construction de centrales électriques et une dizaine de Zones économiques spéciales. Alors qu’en 2016, le FMI félicitait le gouvernement pour sa gestion, deux ans plus tard l’économie pakistanaise était en crise. Les décaissements de crédits chinois expliquent 40 % de l’accroissement de la dette externe publique entre 2013 et 2017, tandis que l’envolée des importations chinoises a creusé le déficit. Confronté au FMI qui conditionne son intervention à des mesures d’austérité et à la transparence sur les conditions des prêts chinois, le gouvernement pakistanais s’est adressé à l’Arabie Saoudite et à la Chine qui pourraient exiger des « prises d’hypothèque » comme elle l’a fait au Sri Lanka.
À la fin des années 2000, l’Eximbank a financé le port sri lankais d’Hambantota d’où était originaire le Président. Étant incapable de faire face aux échéances de remboursement, le gouvernement sri lankais a cédé sa gestion à une société mixte détenue à 80 % par la compagnie China Merchant pour une durée de 99 ans. Depuis la signature de ce bail emphytéotique plusieurs pays ont exprimé des réticences vis-à-vis des projets BRI. La réaction de la Chine aux difficultés du Sri Lanka a déclenché une vague de défiance qui s’est propagée en Asie.
À Myanmar, la Chine a proposé un projet de plus de 10 milliards de dollars pour construire un port de la taille de Manille, une zone industrielle de 1600 hectares et une ville nouvelle. Après l’affaire Hambantota, ce projet a fait l’objet de débats et une commission a proposé de ramener le projet à 1,3 milliard de dollars. C’est également une révision à la baisse des projets chinois qu’envisage le nouveau gouvernement malaisien élu en 2018. S’interrogeant sur l’opportunité et le coût des projets chinois (lignes de train à grande vitesse Est Ouest, et Nord Sud, pipe et gazoduc), Mahatir a demandé une révision des « traités inégaux » signés avec la Chine.
Parmi les nombreux projets identifiés par la BRI, certains sont envisagés dans des zones dangereuses ou des pays économiquement risqués. Une analyse de Centre de Développement Global a identifié 23 pays vulnérables, dont certains sont d’ores et déjà en difficulté. Ces problèmes finissent par mettre en danger les banques de développement chinoises qui ont une exposition à ces risques particulièrement élevée[5].
Si les pays destinataires des fonds chinois deviennent circonspects, la Chine elle-même s’interroge car, comme on le verra plus loin, elle ne dispose pas de fonds illimités pour faire face à ces risques.
Replis des investissements en Occident
Les investissements chinois en Occident sont spectaculaires, mais ils sont encore de plusieurs ordres de grandeurs inférieurs à ceux des grandes compagnies occidentales. Prenons l’exemple des aéroports : d'un côté, la société Casil Europe (China Airport Synergie Investment Limited), société française créée et détenue par Shandong Hi-speed Group et Friedmann Pacific AM[6] acquiert 49,9 % du capital de l’aéroport de Toulouse ; pendant ce temps, début 2018, Vinci, en acquérant 12 aéroports d'Airports Worldwide par sa filiale VINCI Airports développe, finance, construit et exploite au quotidien 46 aéroports partout dans le monde. Fin 2018 Vinci Airports acquiert la majorité du capital de l'aéroport de Gatwick (LGW), le deuxième aéroport de Grande-Bretagne (45,7 millions de passagers en 2018).
La poussée d’investissements privés chinois en Occident a connu un très fort déclin en 2017 et 2018. D’une part certaines entreprises chinoises, qui ont réalisé des acquisitions tous azimuts au prix d'un fort endettement, ont été violemment rappelées à l’ordre par le gouvernement chinois[7], d’autre part on assiste à une chute spectaculaire des IDE chinois à destination des États-Unis[8], chute en partie liée au conflit commercial opposant la Chine aux États-Unis et à la vigilance accrue des organismes de contrôle américains de ces opérations.
Face à d’importantes difficultés de financement, les groupes Wanda, HNA ou Anbang cherchent du cash désespérément. Ces groupes privés proches du pouvoir ont le défaut d’avoir investi dans des secteurs qui ne sont plus jugés prioritaires par le gouvernement. Wanda a investi entre autres dans le tourisme, l’hôtellerie, le sport (Athlético de Madrid), le cinéma. HNA est actif dans l’immobilier, le tourisme et la finance (actionnaire majoritaire de la Deutsche Bank). Depuis 2015, HNA fonctionne presque comme un fonds d’investissement : le groupe a investi à l’étranger pour 40 milliards de dollars, amassant une dette totale de près de 100 milliards de dollars pour 178 milliards d’actifs, d’après le groupe. Enfin Anbang venu du secteur des assurances s’est diversifié dans l’immobilier, l’hôtellerie, la banque et les services financiers. La chute de l'emblématique patron d'Anbang en mai 2018 est brutale : Wu Xiaohui est condamné à 18 ans de prison pour fraude et détournement de fonds. L’entreprise est passée sous tutelle de l’État pour un an.
Pour faire céder ces entreprises, l’État chinois dispose de l’arme absolue : il peut à tout moment donner l’ordre aux grandes banques d’État chinoises de cesser de leur faire crédit.
Ce rappel à l’ordre s’accompagne de la méfiance croissante des occidentaux à l’égard des investissements chinois dans des secteurs dits stratégiques et cela est le cas en particulier aux États-Unis[9]. Ainsi au cours de la première moitié de 2018 le CFIUS (Committee on Foreign Investment in the US) a bloqué six projets d’investissements chinois. Le plus récent a été la tentative d’acquisition pour 9,9 milliards de dollars de 45 % du capital d’une compagnie de fabrication et de développement de polymères, la Akron Polymer Systems. Certaines entreprises sont particulièrement visées et devraient être exclues des appels d’offre public pour les systèmes de télécommunication et en particulier pour les investissements dans la 5G. Ceci concerne en particulier Huawei et ZTE… Ce questionnement atteint aussi l’Europe qui se prépare à mettre en place des procédures de vérification des investissements dans les secteurs dits stratégiques.
La question du dollar et de l’internationalisation du RMB
L’expansion chinoise se fait dans un univers dominé par le dollar, seule monnaie vraiment universelle. Cela signifie que les échanges commerciaux, les investissements, tout comme les prêts, impliquant des acteurs chinois se font principalement en dollars. Selon les estimations réalisées sur la base des transactions internationales passant par le système SWIFT (cf. RMB Tracker January 2018) plus de 80 % des opérations commerciales dont le bénéficiaire est localisé en Chine ou à Hongkong se font en dollars. Or la Chine ne dispose pas de réserves illimitées en dollars ce qui peut être une contrainte majeure pour la réalisation de ces projets BRI.
La Chine a déjà perdu en un an mille milliards de dollars de réserves à la suite de sorties massives de capitaux en 2016, réduisant son stock de réserves officielles à trois mille milliards de dollars, ce qui, selon certains auteurs, serait le montant considéré comme nécessaire pour préserver l’indépendance financière de la Chine en cas de tensions internationales. De plus, comme on vient de le rappeler, de nombreux projets en cours apparaissent irréalistes et fragiles financièrement, mettant les banques chinoises en danger.
Conscient de ces risques le gouvernement chinois a choisi en 2017 de freiner brutalement le mouvement, désignant certains projets comme irrationnels ou incompatibles avec la stratégie globale de la Chine. D’autres projets BRI, on vient de le voir, ont été revus à la baisse parfois à la demande même des bénéficiares.
Autre solution pour l’avenir, la Chine cherche à s’associer à d’autres partenaires comme la Banque mondiale et l’Asian Developement Bank. Mais cela soulève au moins deux problémes : d’une part la Chine va devoir se plier aux disciplines de ces organisations, ce qu’elle contestait jusqu’à présent, et, d’autre part, se heurter à l’hostilité des États-Unis qui la soupçonnent de se servir de ces organisations pour mener à bien des projets à son seul profit.
Enfin, pour réduire les contraintes fiancières liées à la domination du dollar, il y a l’internationalisation du RMB qui permettrait de financer une grande partie de ces projets en faisant fonctionner la planche à billet comme le font les États-Unis. L’internationalisation du RMB est de fait un objectif officiel du gouvernement chinois, qui vise à s’émanciper de la tutelle du dollar, et BRI est conçu comme un moyen d’accélérer ce processus. Mais de multiples obstacles s’opposent à cette transformation de la monnaie chinoise. Notamment l’obligation de la libéralisation complète du compte de capital chinois, prévue soit-disant pour 2020. Une telle libéralisation limiterait considérablement les interventions étatiques sur les flux de capitaux et la politique monétaire de la banque centrale qui devrait prouver son indépendance à l’égard d’un régime communiste.
Malgré de nombreuses mesures de libéralisation financière, la part du RMB est de 1,7 % dans les transactions internationales, elle demeure tout à fait marginale et ne tend pas à s’accroître. Elle est quasi-inexistante dans les réserves des banque centrales est quasi inexistante[10]. Il en va de même en matière d’émission de bons : après avoir atteint un maximum de 100 milliards de dollars en 2015, son niveau n’a cessé de chuter depuis pour atteindre un minimum de 30 milliards en 2018.
La Chine par ailleurs connaît un niveau d’endettement domestique considérable atteignant 300 % du PIB en 2018. Enfin, le déclin des excédents de balance courante vient réduire les marges de manœuvre de la Chine. Tout ceci n’est guère favorable à l’internationalisation de la monnaie chinoise.
Les projets chinois apparaissent hors norme, que l’on considère les montants évoqués, les délais de mise en œuvre ou encore l’échelle au niveau mondial. Et encore, on a à peine évoqué ici les ambitions géopolitiques, militaires, idéologiques et technologiques de la Chine. La réaffirmation forte de la prééminence totale du PCC sur la société chinoise et la volonté de ne pas se laisser dicter sa conduite par qui que ce soit, contredit l’idée de multilatéralisme qui implique de négocier et de chercher des compromis entre systèmes différents. Cela dit, les difficultés rencontrées par la Chine dans la mise en œuvre de son programme pourront l’amener à accepter plus de transparence et à s’associer à d’autres institutions multilatérales.
[1] Il en va de même sur le plan stratégique avec l’expansion en mer de Chine et la menace réaffirmée de la volonté de réunification par la force si besoin est de la Chine.
[2] À titre de comparaison le plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe se montait à l’équivalent de 178 milliards de dollars de 2018, dont l’essentiel était distribué sous forme de dons destinés à acheter du matériel américain. Ce plan bénéficia à quinze pays européens, alors que les nouvelles routes intéressent plus de 80 pays.
[3] Carmen Reinhart. 2018. The Hidden Debt Bomb that the Chinese have funded in emerging Markets. Published by Project Syndicate.
[4] En novembre 2017, le Pakistan a décidé de se retirer du projet de barrage (14 milliards de dollars) de Diamer-Bhasha dam – un élement central du programme Chinois au Pakistan – car Islamabad refusait les conditions financières chinoises. Le même mois, le Népal abandonnait un projet de barrage de 2,5 milliards de dollars avec l’entreprise d’État China Gezhouba Group, car il n’avait pas fait l’objet d’un appel d’offres ouvert.
[5] Ces problèmes s’ajoutent à d’autres problèmes précèdent le projet BRI comme celui des dettes du Venezuela. La Chine a prêté 50 milliards de dollars ces dix dernières années en échange de livraison de pétrole. Le prêt le plus important a été fait celui de la China Development Bank en 2010. Il dépassait les 20 milliards de dollars, un prêt dont les termes ne sont pas connus. Si le Venezuela faisait défaut la banque serait en situation de défaut et l’état chinois devrait en assumer le coût. D’autres projets comme celui du canal transocéanique signé en 2013 par le milliardaire chinois Wang Jing pour 50 milliards de dollars ont été abandonnés.
[6] Investisseur hongkongais soutenant officiellement la politique chinoise des « routes de la soie aériennes » et qui a déjà pris le contrôle de l’aéroport international de Tirana.
[7] En août, des limites ont été imposées sur les investissements chinois à l’étranger qui visaient des activités développées par Wanda – immobilier, hôtel, loisir et sports –. Le gouvernement chinois cherchait à freiner les sorties de capitaux qui pouvaient déstabiliser le système financier. L’administration voulait également diminuer les problèmes suscités par les investissements “irrationnels ou risqués" des entreprises chinoises à l’étranger.
[8] On enregistre une baisse de 30 % des investissements en valeur en 2107 et une chute de 90 % des annonces de nouveaux investissements en 2018. Les investissements à destination de l’Europe se maintiennent à peu près.
[10] À l’exception toutefois de la Russie qui, craignant les conséquences du conflit et des sanctions qui l’opposent aux États-Unis, a décidé de réduire de moitié ses réserves en devises détenues en dollar (-101 milliards soit 22 % des réserves totales) au profit tout d’abord de l’Euro et du RMB (44 milliards chacun) et le reste au profit du Yen. Le stock d’or augmente jusqu’à 78 milliards ; le montant total des réserves atteint alors 460 milliards de dollars fin 2018.
Jean-Raphaël Chaponnière est chercheur associé à Asia Centre et à Asia21
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