Mondialisation : "L’impératif de limitation des dépendances prend une place nouvelle dans les stratégies commerciales"
Billet du 22 mai 2021 - Dans les médias
C’est avec stupeur que les Européens ont réalisé à quel point ils dépendaient des approvisionnements venus de Chine pour des produits aussi essentiels face à la pandémie que les masques ou certains médicaments. Mais ils ne sont pas les seuls à se préoccuper de leur dépendance extérieure : les Chinois observent avec inquiétude leur difficulté persistante à se passer des importations pour certaines technologies de pointe, tandis que les Etats-Unis s’alarment des failles de leur industrie face à la concurrence chinoise.
L’impératif de limitation des dépendances prend ainsi une place nouvelle dans les stratégies commerciales. Côté américain, au-delà de la guerre tarifaire de Trump, l’extension des contrôles des exportations et le bannissement d’équipementiers chinois des réseaux de télécommunication 5G sont les plus emblématiques d’une intention de réduire la dépendance à la Chine, au besoin en coupant certains liens économiques directs : c’est à un "découplage" qu’il faudrait procéder, une idée qui fait son chemin et que ne semble pas renier l’administration Biden.
La Chine y contribue aussi : le plan "China 2025" fixait déjà, en 2015, des cibles explicites d’autosuffisance pour des technologies-clés, poursuivant une politique déjà ancienne d’"indigénisation" des technologies et des chaînes de valeur : en décembre 2020, le pays s’est doté d’une loi de contrôle des exportations qui pourrait augurer de mesures similaires à celles prises par les États-Unis. La "circulation duale", désormais clé de voûte de la stratégie chinoise, vise explicitement à mettre la sphère interne de l’économie à l’abri des pressions extérieures ; la circulation externe fait quant à elle référence à l’ambition de projeter sa puissance économique de par le monde.
Changement profond
L’Europe réaffirme certes sa volonté d’"engagement actif" avec ses partenaires. Mais sa politique d’"autonomie stratégique ouverte" inclut aussi le filtrage des investissements directs étrangers, le renforcement des capacités industrielles intérieures, le contrôle des exportations de technologies sensibles ; autant d’outils qui visent à "protéger les valeurs et les intérêts essentiels de l’Union européenne [UE]", selon la Commission.
Le découplage a déjà fait son chemin dans des domaines de première importance, comme Internet (applications et données) et les nouveaux réseaux de télécommunication. Dans d’autres, il est en cours. Nombreuses sont les entreprises américaines et européennes qui cherchent à diversifier leurs approvisionnements et à limiter leur exposition aux tensions internationales, tandis que la Chine s’efforce entre autres de développer un écosystème fonctionnel pour produire ses propres semi-conducteurs.
À des degrés divers, les liens directs entre la Chine et les États-Unis et certains de leurs alliés ont ainsi été significativement réduits. À terme se dessine la perspective d’un dédoublement des systèmes de production et des normes dans les domaines concernés.
Il s’agit là d’un changement profond dans la façon d’appréhender les liens économiques internationaux. Des États en situation de rivalité stratégique, dont les systèmes économiques et politiques sont substantiellement et durablement différents, entretiennent pourtant des liens économiques très étroits. L’intégration économique ne s’inscrit plus dans le cadre d’un leadership politique clair, comme ce fut le cas entre les États-Unis et leurs alliés après-guerre, ni dans une domination économique incontestable, telle que celle de l’Occident sur le reste du monde à la sortie de la guerre froide.
Chaînes de valeur enchevêtrées
C’est pourquoi, à l’inverse du discours traditionnel sur les gains mutuels et les rapprochements politiques qu’ils favoriseraient, les liens commerciaux et financiers sont aujourd’hui analysés comme des sources de vulnérabilité ; perdant leur caractère bénin et symétrique, ils suscitent la crainte de donner prise à des stratégies inamicales. Et, de fait, les sanctions économiques, formelles ou informelles, directes et parfois extraterritoriales, se multiplient. Les États-Unis de Trump n’en ont pas l’apanage, comme l’a montré l’attitude récente de la Chine vis-à-vis de l’Australie, punie commercialement pour son attitude politique jugée insuffisamment amicale. L’UE met également en œuvre des sanctions économiques (contre la Russie par exemple), même si elles sont le plus souvent d’ampleur limitée.
Cela signifie-t-il que les liens commerciaux sont en train d’être coupés ou fortement réduits ? Non, parce qu’une petite partie seulement des échanges mondiaux est concernée par ces mesures, pour l’instant en tout cas ; et parce que la spécialisation internationale toujours plus poussée a donné naissance à des chaînes de valeur complexes et enchevêtrées, qu’il est impossible de dénouer à court terme. Mais les évolutions en cours pourraient produire des résultats beaucoup plus tangibles d’ici quelques années si elles se poursuivaient, voire s’étendaient.
Alors, que faire ? Une diminution drastique des relations économiques avec la Chine serait très coûteuse et potentiellement contre-productive. Les interdépendances sont là pour durer, qu’il s’agisse de technologie, de climat, d’environnement, de finance ou de géopolitique ; mieux vaut des règles et un système organisé plutôt qu’un découplage porteur de tensions rendant impossible la coordination indispensable, entre autres, pour lutter contre le dérèglement climatique.
Pour autant, ces règles ne tombent pas du ciel, elles sont le fruit d’une négociation politique. Pour peser dans l’organisation de la mondialisation de demain, il faut se donner les moyens de ne pas subir celle d’aujourd’hui. Pour la France et l’UE, cela passe par une stratégie ciblée de réduction des vulnérabilités. La Commission européenne a récemment identifié ces vulnérabilités et les initiatives sectorielles susceptibles d’y répondre ("Strategic dependencies and capacities", 5 mai 2021). Les bases d’une politique industrielle plus ambitieuse, ciblant les technologies les plus sensibles, sont posées. Les consultations sont en cours pour définir un outil juridique visant à dissuader les pressions politiques fondées sur les liens économiques, et au besoin y répondre. La dimension novatrice de ces initiatives pour une Union européenne jusque-là plus soucieuse du maintien d’une concurrence libre et non faussée que des enjeux stratégiques doit être saluée. Confrontée à cette nouvelle grammaire de la mondialisation, l’Europe n’a pas d’autre choix que d’adopter le registre du pragmatisme si elle veut défendre efficacement ses intérêts et ses valeurs.
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