Banques centrales : les économistes au défi du malaise démocratique
Billet du 15 septembre 2021 - Dans les médias
Les banques centrales apparaissent aujourd’hui comme des acteurs incontournables, suscitant des attentes qui vont bien au-delà de la politique monétaire traditionnelle. Des propositions émergent ainsi, pour que les autorités monétaires se saisissent de la lutte contre le changement climatique, ou pour qu’elles transfèrent de l’argent directement aux ménages. Si l’efficacité de telles mesures fait l’objet de débats, leurs conséquences sur des démocraties en crise doivent également être discutées avec le risque qu’en dépossédant les institutions démocratiques de leurs prérogatives, elles contribuent à les affaiblir davantage.
Des banques centrales très indépendantes
D’un point de vue démocratique, l’indépendance même des banques centrales pose question, surtout lorsque leurs missions ne cessent de s’étendre. Cette indépendance repose sur le postulat que la politique monétaire doit être soustraite à toute influence politique directe. Une autorité indépendante serait mieux à même de défendre les intérêts des citoyens que des gouvernements élus.
Ainsi selon la Banque centrale européenne, "la BCE a été établie en tant qu’institution indépendante précisément pour garantir qu’elle agisse au mieux des intérêts des citoyens européens". Et elle précise : "si les gouvernements exerçaient un contrôle direct sur les banques centrales, les dirigeants politiques pourraient être tentés de modifier les taux d’intérêt à leur avantage afin de favoriser la croissance économique à court terme ou d’utiliser la monnaie de banque centrale pour financer des mesures populaires, ce qui serait très préjudiciable à l’économie sur le long terme".
L’indépendance de la BCE est inscrite dans le marbre des traités – tout comme l’objectif de stabilité des prix. A l’inverse, dans la plupart des autres pays de l’OCDE, l’indépendance est fonctionnelle (une certaine liberté d’action dans le cadre d’objectifs fixés par le parlement) et n’a qu’un simple statut législatif, c’est-à-dire qu’elle peut être modifiée par la loi.
Les banques centrales concernées restent ainsi sous le contrôle plus ou moins direct du pouvoir politique. C’est le cas notamment de la Fed qui est une créature du Congrès : la Constitution américaine a confié au Congrès le pouvoir "de frapper de la monnaie et d’en fixer la valeur" et l’autorité monétaire est seulement déléguée par le Congrès à la Fed qui doit lui rendre des comptes.
C’est la raison pour laquelle l’ancien président de la Fed Ben Bernanke (2012) déclarait lors d’une audition au Congrès : "bien sûr, nous ferons tout ce que le Congrès nous dira de faire". La nomination du président de la Fed par le Président des États-Unis (et confirmé par le Sénat) pour un mandat de quatre ans, renouvelable sans limite, accentue le côté formel de cette indépendance[1].
Le pouvoir croissant des banques centrales
La question de l’indépendance et de ses conséquences se pose avec une acuité particulière depuis une quinzaine d’années avec le renforcement significatif des prérogatives des banques centrales lié à la crise financière de 2007-2009, à la crise des dettes souveraines (2009-2012), et aux programmes d’achats massifs d’actifs de la BCE à partir de 2015 (le quantitative easing). Si la question de la légalité de ces actions s’est posée (voir notamment les arrêts de la Cour de Karlsruhe), elles ont contribué à libérer des marges de manœuvre pour la politique budgétaire en diminuant les taux d’emprunt des États.
Officiellement, il ne s’agit pas d’une monétisation des dettes publiques – l’article 123 du traité de Lisbonne interdit, en effet, à la banque centrale d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux États ou d’acquérir directement auprès d’eux les instruments de leur dette –, mais le résultat n’est pas si différent : la frontière est mince entre un financement direct et un financement via des achats d’obligations sur le marché secondaire qui concourent à une baisse des taux.
En pratique, la banque centrale participe de façon très active au financement des dettes publiques[2]. En redonnant des marges de manœuvre aux États, ces politiques ont remis au goût du jour une forme de dominance fiscale (une politique monétaire au service de la politique budgétaire pour aider au financement des dépenses publiques) qui avait influencé les gouvernements jusqu’à la contre-révolution monétariste des années 1970.
Aller aujourd’hui plus loin dans le renforcement du pouvoir des banques centrales, sans adaptation du cadre juridique, pose une question démocratique, accentuée par le contexte de défiance vis-à-vis de nos institutions. Surtout, il ne s’agirait plus d’épauler les États, en relâchant la pression financière qui pèse sur eux, mais de s’y substituer en empiétant sur les prérogatives des parlements. Deux propositions phares portent en elles de tels risques.
Qui a la main sur la monnaie hélicoptère ?
Beaucoup d’économistes suggèrent que la BCE pourrait faire des transferts directs aux ménages – une mesure souvent appelée "monnaie hélicoptère". La Banque centrale européenne serait un acteur "efficace et légitime" pour les réaliser parce que les États européens n’en auraient actuellement pas la capacité budgétaire, et parce que les plans de relance nationaux poseraient des problèmes de coordination avec un risque d’accentuation des déséquilibres intra-européens (CAE, 2021).
L’envoi de chèques aux citoyens par le Trésor américain (1 200 dollars par adulte en avril 2020, 600 dollars par personne en janvier 2021 puis 1 400 dollars en mars) est cité comme exemple d’une mesure ayant permis de doper la croissance outre-Atlantique. Il s’agit pourtant d’une mesure de nature très différente d’un point de vue démocratique : ces chèques – leurs montants et leurs conditions – ont été décidés par un Président élu et votés par le Congrès américain.
Transférer de l’argent directement aux ménages relève de la compétence des parlements et nécessite des choix politiques : faut-il donner la même somme à tous les citoyens, quels que soient leurs revenus ou leur âge ? Faut-il ajuster le montant du transfert au revenu par habitant du pays concerné ? Ces sommes doivent-elles être versées aux ménages ou aux individus, aux citoyens ou aux résidents ? Doivent-elles être ajustées en fonction des systèmes d’aide ou de protection sociale nationaux ? De tels transferts, et leurs effets redistributifs intra-nationaux ou entre pays européens, relèvent ainsi de choix éminemment politiques pour lesquels une entité indépendante n’a pas de légitimité.
Les banques centrales et le climat
Faire des banques centrales un acteur majeur de la transition écologique, une proposition en vogue chez les économistes, soulève également des interrogations sur le plan démocratique[3].
Si l’achat d’actifs polluants est évidemment problématique, on peut se demander si c’est bien le rôle d’une banque centrale de favoriser certains secteurs d’activités, et compte tenu de la spécialisation sectorielle, certains pays, aux dépens d’autres. Le principe de neutralité pour les achats d’actifs vise à limiter les conséquences de ces achats sur le fonctionnement des marchés pour éviter les distorsions de prix et ne pas favoriser tel ou tel secteur. Comme le soulignent les défenseurs d’un rôle plus actif de la BCE en faveur du climat, reproduire la structure de marché conduit de facto à acheter plus d’actifs d’industries polluantes que d’actifs verts dans la mesure où justement il y a plus d’actifs polluants aujourd’hui.
Face à l’urgence climatique, la tentation est grande pour les banques centrales de s’autosaisir de cet enjeu majeur.
Pour Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, "la banque centrale ne peut pas se contenter de rester sur la touche et de ne rien faire. Notre objectif premier est de maintenir la stabilité des prix dans la zone euro. Et le changement climatique a de grandes implications pour la stabilité des prix. C’est pourquoi nous sommes obligés d’agir afin de remplir notre mandat" (Interview pour Focus, 21 août 2021).
Le grand flou
De telles déclarations font grincer des dents dans certains États membres, notamment en Allemagne, où l’on continue de penser que les réponses à apporter au changement climatique sont du ressort des gouvernements et non de la banque centrale. Mais ces débats dépassent le cadre de la zone euro. Comme le souligne Paul Tucker, ancien vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre, en juin 2021, à la Chambre des Lords :
"Une chose que l’on dit à propos du changement climatique et de la banque centrale est que le changement climatique pourrait être très mauvais pour la stabilité financière, et je suis d’accord. Les guerres sont également très mauvaises pour la stabilité financière, y compris les guerres civiles. Les banques centrales doivent-elles rationner l’octroi de crédits aux fournisseurs de fabricants d’armes ?" (cité in J. Couppey-Soubeyran, 2021).
Au sein de la zone euro, les défenseurs d’un rôle actif de la banque centrale en faveur du climat s’appuient sur l’article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui stipule que, sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, la BCE "apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne (TUE)".
Le problème est que les objectifs mentionnés à l’article 3 du Traité sur l’Union européenne (TUE) – la paix, la sécurité, le bien-être de ses peuples, le progrès social, l’élimination de la pauvreté, le progrès scientifique, la qualité de l’environnement, la croissance, la justice, la lutte contre les discriminations, la diversité culturelle, etc.– sont tellement nombreux et flous que cela ouvre la porte à un nombre infini d’objectifs possibles pour la BCE.
Si la banque centrale devait s’autosaisir de chacun de ses objectifs pour se substituer aux gouvernements élus, le caractère technocratique de nos institutions serait considérablement renforcé au détriment de la démocratie. Et en pratique, si juridiquement la primauté de la stabilité des prix dans le mandat de la BCE est claire, comment cette dernière doit-elle arbitrer entre les multiples objectifs secondaires ? Doit-elle par exemple faire prévaloir la croissance sur l’environnement, ou le contraire ? La conciliation de ces objectifs et leur hiérarchisation relèvent de choix politiques. Cela ne signifie évidemment pas que la lutte contre le changement climatique ne doit pas être une priorité absolue, mais celle-ci ne peut se faire en contournant les processus démocratiques.
La technocratie contre la démocratie
Paradoxalement, le principe de neutralité, conçu initialement pour ne pas introduire de distorsions dans le fonctionnement des marchés, peut apparaître aujourd’hui comme un garde-fou démocratique, pour empêcher que, sans délibération politique, certains secteurs d’activités, et donc certains pays, soient favorisés aux détriments de leurs voisins, ce qui empiéterait directement sur les politiques industrielles nationales. La politique industrielle relève essentiellement de la compétence des États membres et le traité de Maastricht (1992) n’en a fait qu’une compétence d’appui pour l’Union européenne.
Et ce d’autant que la définition même de ce qui relève d’un actif polluant fait l’objet de débats – c’est notamment le cas pour le nucléaire – et nécessite des arbitrages politiques avec des conséquences potentiellement majeures pour les États, notamment en matière industrielle. La Commission européenne a publié en avril dernier une liste d’activités "décarbonées", la taxonomie, qui doit encore être ratifiée par le Conseil et le Parlement européens.
Sous la pression notamment de l’Allemagne, le nucléaire n’a pas été inclus dans cette liste et la France tente depuis de le réintroduire. C’est un enjeu de poids. Car si elle était intégrée dans cette liste, la filière pourrait prétendre au soutien financier de l’Europe pour les futurs projets de centrales. Les activités de la liste pourront en effet accéder à des "financements verts" privilégiés grâce à des garanties publiques, des signaux forts pour les investisseurs.
Alors que nos démocraties sont menacées par un rejet croissant de nos institutions, il paraît urgent de renforcer le caractère démocratique de ces dernières, et non de donner toujours plus de pouvoir à des institutions technocratiques non élues, au risque de creuser encore le fossé entre les élites et le reste de la population. L’indépendance telle qu’elle a été conçue au niveau européen apparaît comme une anomalie parmi les pays développés.
L’indépendance fonctionnelle des banques centrales, en vigueur dans la plupart des démocraties avancées, devrait être le modèle à suivre pour la zone euro : si la banque centrale a une certaine liberté dans le choix des instruments utilisés pour atteindre ses objectifs, ces derniers devraient être fixés par le parlement qui contrôlerait annuellement leur réalisation. Argumenter, comme le fait encore la BCE, qu’une telle indépendance permet d’éviter que des "dirigeants politiques" ne financent des "mesures populaires, ce qui serait très préjudiciable à l’économie sur le long terme" apparaît pour le moins décalé par rapport aux attentes des citoyens du 21e siècle.
Même au nom de l’urgence climatique, une entité technocratique ne peut s’autosaisir et mettre en œuvre des actions qui relèvent de choix démocratiques. Car seul le politique est légitime pour fixer un cap, hiérarchiser les objectifs et arbitrer entre les intérêts en présence. Vouloir s’émanciper des processus démocratiques au nom de l’efficacité ou parce que les élus ne prendraient pas "les mesures qui s’imposent" face à l’urgence n’est pas seulement dangereux, mais peut même devenir contre-productif.
Le processus démocratique permet de construire le consentement et l’acceptation des mesures, ce qui est fondamental dans une période de malaise démocratique aigu. S’en extraire peut conduire à un rejet, avec le risque que le combat vital pour l’environnement soit lui-même pris en grippe.
[1] Voir T. Grjebine, 2021, "Comment (di)gérer des dettes publiques élevées", dans L’économie mondiale 2022, La Découverte.
[2] Aujourd’hui, près de 20 % de la dette publique française est détenue par la Banque de France. C’est même 60 % de la dette publique émise par les pays de la zone euro entre mars et août 2020 qui a été rachetée par leurs banques centrales.
[3] Pour une analyse des différents scénarios en la matière, lire J. Couppey-Soubeyran, 2021, "Les banques centrales s’engagent à passer au vert… clair" dans L’économie mondiale 2022, La Découverte.
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