Terres rares : les grandes manœuvres
Les Etats-Unis, l’UE et le Japon ont déposé une plainte conjointe à l’OMC en mars 2012 pour inciter la Chine à lever les restrictions aux exportations de terres rares. L’échec des consultations a débouché sur la mise en place d’un groupe spécial qui se réunira le 31 août.
Par Evelyne Dourille-Feer
Début mars 2012, les Etats-Unis, l’Union Européenne et le Japon [1] ont déposé une plainte conjointe à l’OMC pour inciter la Chine à lever les restrictions aux exportations de terres rares, de tungstène et de molybdène. Face à l’échec des consultations, les Etats-Unis, l’Union Européenne et le Japon ont décidé de saisir l’organe de règlement des différends de l’OMC qui a mis en place, fin juillet, un groupe spécial sur les exportations chinoises dans ces secteurs dont la prochaine réunion est prévue le 31 août [2]. A l’échéance de six mois à un an, ce groupe remettra un rapport. Après une éventuelle procédure d’appel, la Chine devra se conformer aux recommandations émises pour ne pas s’exposer aux rétorsions de ses partenaires.
Ce bras de fer engagé avec la Chine sur les terres rares par les trois grandes puissances, encore jamais réunies sur un même dossier à l’OMC, souligne l’importance stratégique du secteur. Ce qui conduit à s’interroger sur l’enjeu actuel des terres rares ainsi que sur les stratégies respectives adoptées par les quatre acteurs principaux de ce dossier.
L’enjeu technologique des terres rares
Les terres rares sont un groupe de 17 métaux répartis en deux catégories : les terres rares légères et les terres rares lourdes. Leur intérêt réside dans leurs propriétés exceptionnelles tant chimiques que physiques, permettant notamment des gains d’efficience, de durabilité, de vitesse, de miniaturisation et de luminosité. Si bien qu’elles jouent un rôle central dans de nombreuses technologies de pointe, les technologies vertes et les applications au secteur de la défense (cf. tableau 1).
Assez abondantes dans l’écorce terrestre, les « terres rares » sont éparpillées, difficile à isoler et d’une extraction souvent polluante, avec risque de rejets radioactifs. Selon les estimations 2011 de l’US Geological Survey, la Chine détiendrait 48% des réserves mondiales de terres rares, suivie par les pays de la CEI (17%), les Etats-Unis (11%), l’Inde (3%) puis l’Australie (1%).
Toutefois, l’offre de terres rares est faible sur certains segments à forte demande. Selon le département américain de l’énergie, cinq terres rares dont quatre « lourdes » seront « critiques » dans l’avenir (tableau), compte tenu d’une offre faible face à une demande à croissance rapide (aimants permanents, piles rechargeable et phosphores)[3].
Le monopole mondial de la production chinoise
La Chine s’est d’abord fixé l’objectif de dominer la production de terres rares, tout en visant aussi le leadership dans l’innovation. Son volume de production de terres rares s’est accru de 40% par an entre 1978 et 1989 et, dès 1986, son programme national de R&D sur les technologies de pointe a inclus les terres rares [4]. Les subventions publiques ainsi qu’une législation laxiste sur l’environnement permirent à la Chine d’inonder les marchés mondiaux de terres rares à bas prix : de nombreuses mines dans le monde furent acculées à la fermeture. En 1988, elle ravit la place de premier producteur mondial aux Etats-Unis qui dominaient ce marché depuis une vingtaine d’années. Ainsi, la Chine est passée 27% à plus de 95% de la production mondiale entre 1990 et 2011.
Mais la conquête du monopole productif ne constituait qu’une première étape pour s’assurer d’un pouvoir de négociation et de fixation des prix. La deuxième étape a pour but de se donner du temps pour monter en gamme dans la filière des terres rares. C’est pourquoi, à partir de 2006, les quotas d’exportations se sont durcis. Puis, le nombre de licences d’exportations a diminué alors que les taxes à l’exportation progressaient. Une hausse rapide de prix moyens mondiaux des terres rares en a résulté (décuplement entre janvier 2010 et janvier 2011). De surcroît, ces mesures font d’une pierre deux coups : coûts de production plus faible pour les industriels locaux et accélération des transferts de technologies liées aux terres rares via l’augmentation des délocalisations de firmes étrangères sur son sol.
Désormais, la politique chinoise vise à maximiser ses ressources tout en les préservant. La rationalisation du secteur des terres rares est enclenchée : renforcement de quatre oligopoles publics productifs, élimination des mines illégales, quotas productifs stricts. La Chine renforce ses technologies que ce soit à l’amont de la filière (séparation des éléments et métallurgie) ou à l’aval (produits de hautes technologies). Ainsi, la Chine maîtrise l’ensemble de la chaîne des valeurs des terres rares de la mine au consommateur final. Pour repousser le spectre de la pénurie, elle constitue un stock stratégique des quatre terres rares lourdes critiques [5]... Dans la bataille de la domination technologique, la Chine détient l’atout maître de la production de terres rares sous différentes formes, mais pour combien de temps ?
La réaction du Japon, des Etats-Unis et de l’Europe
A l’automne 2010, les deux mois de blocage de l’approvisionnement en terres rares du Japon par la Chine, liés au conflit territorial bilatéral en mer de Chine, a servi de catalyseur à la prise de conscience mondiale du danger du monopole chinois.
Plus gros importateur mondial de terres rares et dépendant de la Chine à plus de 80% [6], le Japon n’a pas attendu cet incident pour s’engager dans une stratégie à long-terme. Celle-ci se concentre sur la maîtrise technologique en l’aval de chaîne de valeur (premier producteur mondial d’aimants permanents hors Chine), l’accroissement de stocks stratégiques, la diversification des sources d’approvisionnement et le recyclage de produits électroniques. Son secteur privé noue activement des partenariats avec les compagnies minières étrangères, constitue ses propres stocks et progresse dans les recherches de pistes alternatives (produits économes en terres rares, matériaux de substitution, recyclage). Les premiers résultats de ces stratégies apparaissent tant au niveau de la dépendance aux importations de terres rares chinoise, passée de 90% à environ 49% entre 2009 et le premier semestre 2012 [7], qu’à celui de matériaux de substitution aux terres rares critiques (par exemple : les aimants de moteurs Toshiba). Certains maillons de la chaîne de valeur des terres rares doivent être renforcés grâce à des coopérations, notamment au niveau du raffinage et de la production d’alliages spécifiques.
A la suite de la baisse de production de leur mine de Mountain Pass, fermée en 2002, les Etats-Unis sont devenus dépendant à 100% des importations de terres rares, notamment chinoises. Le gouvernement n’a pris conscience que très récemment de l’enjeu des terres rares sur la suprématie des technologies vertes et de la défense nationale. Depuis 2011, une stratégie de maîtrise nationale de l’ensemble de la filière terres rares, basée sur l’articulation public/privé, est impulsée : réouverture du site de Mountain Pass et prospection minière, soutien public à l’intégration verticale de la société américaine Molycorp (mines et fabrication d’alliages), renforcement du maillon des métallurgistes américains, recherches sur des solutions alternatives et études sur les fragilités nationales du secteur [8]. Mais constituer une chaîne de valeur complète prendra du temps.
L’Union européenne n’en est qu’à l’ébauche d’une politique sur les terres rares. Dépendante à 100% des importations, ses axes stratégiques prioritaires sont la sécurisation de l’accès aux ressources (accords de coopération dans l’UE et hors de l’UE), le soutien aux recherches sur le recyclage et sur les technologies économes en terres rares ainsi que l’établissement d’un bilan régulier sur les matières premières stratégiques. Les firmes privées, notamment allemandes et françaises, s’impatientent et conduisent leurs propres politiques d’approvisionnement, de stockage et de recherche en solutions alternatives.
La crise européenne et le ralentissement de l’économie mondiale soulagent à court-terme les tensions sur l’offre de terres rares et sur leurs prix. Mais l’enjeu du secteur est à plus long terme. Bien que des sites de production s’ouvrent ou s’étendent dans le monde, que les progrès des techniques de recyclage laissent augurer d’exportations japonaises de terres rares vers la Chine à moyen-terme, il n’en reste pas moins vrai que la Chine est le seul pays maîtrisant l’ensemble de la filière des terres rares. Même dans l’hypothèse où la plainte sur les restrictions chinoises aux exportations de terres rares déposée auprès de l’OMC par les Etats-Unis, l’Europe et le Japon ait une issue favorable, le jugement final risque de ne pas être rendu avant 2014. La Chine aura gagné un temps précieux sur ses concurrents pour renforcer sa compétitivité sur l’aval de la filière des terres rares.
Ce bras de fer engagé avec la Chine sur les terres rares par les trois grandes puissances, encore jamais réunies sur un même dossier à l’OMC, souligne l’importance stratégique du secteur. Ce qui conduit à s’interroger sur l’enjeu actuel des terres rares ainsi que sur les stratégies respectives adoptées par les quatre acteurs principaux de ce dossier.
L’enjeu technologique des terres rares
Les terres rares sont un groupe de 17 métaux répartis en deux catégories : les terres rares légères et les terres rares lourdes. Leur intérêt réside dans leurs propriétés exceptionnelles tant chimiques que physiques, permettant notamment des gains d’efficience, de durabilité, de vitesse, de miniaturisation et de luminosité. Si bien qu’elles jouent un rôle central dans de nombreuses technologies de pointe, les technologies vertes et les applications au secteur de la défense (cf. tableau 1).
Assez abondantes dans l’écorce terrestre, les « terres rares » sont éparpillées, difficile à isoler et d’une extraction souvent polluante, avec risque de rejets radioactifs. Selon les estimations 2011 de l’US Geological Survey, la Chine détiendrait 48% des réserves mondiales de terres rares, suivie par les pays de la CEI (17%), les Etats-Unis (11%), l’Inde (3%) puis l’Australie (1%).
Toutefois, l’offre de terres rares est faible sur certains segments à forte demande. Selon le département américain de l’énergie, cinq terres rares dont quatre « lourdes » seront « critiques » dans l’avenir (tableau), compte tenu d’une offre faible face à une demande à croissance rapide (aimants permanents, piles rechargeable et phosphores)[3].
Le monopole mondial de la production chinoise
La Chine s’est d’abord fixé l’objectif de dominer la production de terres rares, tout en visant aussi le leadership dans l’innovation. Son volume de production de terres rares s’est accru de 40% par an entre 1978 et 1989 et, dès 1986, son programme national de R&D sur les technologies de pointe a inclus les terres rares [4]. Les subventions publiques ainsi qu’une législation laxiste sur l’environnement permirent à la Chine d’inonder les marchés mondiaux de terres rares à bas prix : de nombreuses mines dans le monde furent acculées à la fermeture. En 1988, elle ravit la place de premier producteur mondial aux Etats-Unis qui dominaient ce marché depuis une vingtaine d’années. Ainsi, la Chine est passée 27% à plus de 95% de la production mondiale entre 1990 et 2011.
Mais la conquête du monopole productif ne constituait qu’une première étape pour s’assurer d’un pouvoir de négociation et de fixation des prix. La deuxième étape a pour but de se donner du temps pour monter en gamme dans la filière des terres rares. C’est pourquoi, à partir de 2006, les quotas d’exportations se sont durcis. Puis, le nombre de licences d’exportations a diminué alors que les taxes à l’exportation progressaient. Une hausse rapide de prix moyens mondiaux des terres rares en a résulté (décuplement entre janvier 2010 et janvier 2011). De surcroît, ces mesures font d’une pierre deux coups : coûts de production plus faible pour les industriels locaux et accélération des transferts de technologies liées aux terres rares via l’augmentation des délocalisations de firmes étrangères sur son sol.
Désormais, la politique chinoise vise à maximiser ses ressources tout en les préservant. La rationalisation du secteur des terres rares est enclenchée : renforcement de quatre oligopoles publics productifs, élimination des mines illégales, quotas productifs stricts. La Chine renforce ses technologies que ce soit à l’amont de la filière (séparation des éléments et métallurgie) ou à l’aval (produits de hautes technologies). Ainsi, la Chine maîtrise l’ensemble de la chaîne des valeurs des terres rares de la mine au consommateur final. Pour repousser le spectre de la pénurie, elle constitue un stock stratégique des quatre terres rares lourdes critiques [5]... Dans la bataille de la domination technologique, la Chine détient l’atout maître de la production de terres rares sous différentes formes, mais pour combien de temps ?
La réaction du Japon, des Etats-Unis et de l’Europe
A l’automne 2010, les deux mois de blocage de l’approvisionnement en terres rares du Japon par la Chine, liés au conflit territorial bilatéral en mer de Chine, a servi de catalyseur à la prise de conscience mondiale du danger du monopole chinois.
Plus gros importateur mondial de terres rares et dépendant de la Chine à plus de 80% [6], le Japon n’a pas attendu cet incident pour s’engager dans une stratégie à long-terme. Celle-ci se concentre sur la maîtrise technologique en l’aval de chaîne de valeur (premier producteur mondial d’aimants permanents hors Chine), l’accroissement de stocks stratégiques, la diversification des sources d’approvisionnement et le recyclage de produits électroniques. Son secteur privé noue activement des partenariats avec les compagnies minières étrangères, constitue ses propres stocks et progresse dans les recherches de pistes alternatives (produits économes en terres rares, matériaux de substitution, recyclage). Les premiers résultats de ces stratégies apparaissent tant au niveau de la dépendance aux importations de terres rares chinoise, passée de 90% à environ 49% entre 2009 et le premier semestre 2012 [7], qu’à celui de matériaux de substitution aux terres rares critiques (par exemple : les aimants de moteurs Toshiba). Certains maillons de la chaîne de valeur des terres rares doivent être renforcés grâce à des coopérations, notamment au niveau du raffinage et de la production d’alliages spécifiques.
A la suite de la baisse de production de leur mine de Mountain Pass, fermée en 2002, les Etats-Unis sont devenus dépendant à 100% des importations de terres rares, notamment chinoises. Le gouvernement n’a pris conscience que très récemment de l’enjeu des terres rares sur la suprématie des technologies vertes et de la défense nationale. Depuis 2011, une stratégie de maîtrise nationale de l’ensemble de la filière terres rares, basée sur l’articulation public/privé, est impulsée : réouverture du site de Mountain Pass et prospection minière, soutien public à l’intégration verticale de la société américaine Molycorp (mines et fabrication d’alliages), renforcement du maillon des métallurgistes américains, recherches sur des solutions alternatives et études sur les fragilités nationales du secteur [8]. Mais constituer une chaîne de valeur complète prendra du temps.
L’Union européenne n’en est qu’à l’ébauche d’une politique sur les terres rares. Dépendante à 100% des importations, ses axes stratégiques prioritaires sont la sécurisation de l’accès aux ressources (accords de coopération dans l’UE et hors de l’UE), le soutien aux recherches sur le recyclage et sur les technologies économes en terres rares ainsi que l’établissement d’un bilan régulier sur les matières premières stratégiques. Les firmes privées, notamment allemandes et françaises, s’impatientent et conduisent leurs propres politiques d’approvisionnement, de stockage et de recherche en solutions alternatives.
La crise européenne et le ralentissement de l’économie mondiale soulagent à court-terme les tensions sur l’offre de terres rares et sur leurs prix. Mais l’enjeu du secteur est à plus long terme. Bien que des sites de production s’ouvrent ou s’étendent dans le monde, que les progrès des techniques de recyclage laissent augurer d’exportations japonaises de terres rares vers la Chine à moyen-terme, il n’en reste pas moins vrai que la Chine est le seul pays maîtrisant l’ensemble de la filière des terres rares. Même dans l’hypothèse où la plainte sur les restrictions chinoises aux exportations de terres rares déposée auprès de l’OMC par les Etats-Unis, l’Europe et le Japon ait une issue favorable, le jugement final risque de ne pas être rendu avant 2014. La Chine aura gagné un temps précieux sur ses concurrents pour renforcer sa compétitivité sur l’aval de la filière des terres rares.
Tableau 1 - Propriété et utilisation des terres rares
Note : En vert, les terres rares à approvisionnement critique dans l’avenir. (1) Dans la liste des terres rares lourdes, ne sont pas inclus : l’holmium, le thulium, le lutétium, l’Ytterbium et le scandium à très faible part dans l’offre totale.
Sources : Bristish Geological Survey November 2011, CRS report for Congress 2012, http://www.fas.org/sgp/crs/natsec/R41347.pdf et Iamgold corporation, http://www.iamgold.com/Theme/IAmGold/files/presentations/REE101_April%202012-FR.pdf
[1] La Brésil, le Canada, la Colombie, l’Inde, la Corée du sud, la Norvège, Oman, l’Arabie Saoudite et le Vietnam se sont joints à ce dossier en tant que pays tiers.
[2] Le 22 août 2012, le gouvernement chinois a annoncé une légère augmentation des quotas d’exportations en 2012 (+2,7%, soit un quota total de 30 996 tonnes), ce qui devrait avoir peu de répercussions puisque le volume des exportations de terres rares chinoises en 2011 n’a atteint que 18 600 tonnes pour un quota d’exportations de 30 184 tonnes.
[3] Iamgold Corporation, Notions de base sur les éléments de terres rares, avril 2012.
[4] Ce programme, appelé « Programme 863 », a été suivi par le « Programme 973 » en 1997 comprenant d’importantes recherches sur les terres rares.
[5] Stocks d’environ 1 milliard de dollars. Source: « La Chine stocke les terres rares », Daniel Krajka, Usine Nouvelle, 17 juillet 2012.
[6] John Seaman, « Rare earths and clean energy: Analyzing China’s Upper Hand », Note de l’IFRI, septembre 2010.
[7] Toutefois, plus de 90% du dysprosium est encore d’origine chinoise.
[8] Augustin Roch, juillet 2012, http://www.portail-ie.fr/article/710/Chaine-de-valeur-et-analyse-comment-apprehender-la-rarefaction-des-ressources-en-termes-d-enjeux-industriels.