Fed : les deux défis que devra affronter Janet Yellen
Mme Yellen, qui prend la tête de la Réserve Fédérale américaine le 1er février, devra piloter de manière fine la sortie du quantitative easing et définir la manière dont la FED peut rendre compatible ses objectifs macro-économiques de court terme et la nécessaire préservation de la stabilité financière.
Par Christophe Destais
En 2006, lorsque Ben Bernanke est devenu président de la FED, il était déjà un spécialiste renommé des crises financières et monétaires, en particulier de la Grande Dépression mais sa mission était que se prolonge ce qu’il avait lui-même qualifiée de « grande modération », négligeant comme d’autres les déséquilibres financiers qui s’accumulaient. La politique monétaire mise en œuvre à cette fin était une question relativement simple. L’objectif final était de maximiser la croissance de l’économie sans entraîner de dérapage de l’inflation. Pour cela, la FED faisait varier son taux d’intéret directeur à court terme et son bras armé de New York fournissait ou retirait de la liquidité sur le marché interbancaire, afin que le taux des financements à très court terme que les banques commerciales s’accordent entre elles se rapproche le plus possible de ce taux directeur.
La crise financière va bouleverser profondément ce bel édifice. Entre l’été 2007 et l’été 2008, la FED baisse les taux d’intérêt et se substitue au cas par cas à un gouvernement impuissant pour éviter les faillites des institutions financières défaillantes de Wall Street (à l’exception de Lehman Brothers) ou des segments des marchés financiers devenus brutalement illiquides. Avec le programme TARP adopté à la suite de la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, le Congrès donne au Trésor américain les moyens d’intervenir aux côtés de la FED et l’effondrement du système financier est jugulé mais l’économie s’installe dans une recession profonde.
Ben Bernanke savait qu’il ne fallait à aucun prix répéter les erreurs commises par la FED pendant la Grande Dépression. Les décisions qu’il a initiées alors pour stimuler la croissance reposaient sur deux piliers. Le premier, déjà à son programme à son arrivée, visait à donner toujours plus d’indications sur la politique monétaire qui serait suivie dans le futur afin de baliser au mieux les perspectives des investisseurs. Le second, le quantitative easing, consistait en un achat massif de titres de dette publique de différentes échéances pour faire baisser les taux de moyen et long termes, afin de diminuer les coûts de financement des ménages et des enterprises et de stimuler la hausse des prix des actifs. La FED a ainsi acheté plus de 2500 milliards de dollars de titres émis par l’Etat fédéral ou les organismes de refinancement de la dette hypothécaire garantis par ce dernier. Elle n’a mis en oeuvre qu’au mois de décembre dernier, et confirmé le 29 janvier, la décision (baptisée tapering) de ralentir son rythme d’achat annoncée en mai. Encore, ce ralentissement est-il modeste.
C’est dans ce contexte que l’économiste réputée keynésienne, Janet Yellen, succède à Ben Bernanke le 1er février 2014. Sa tâche est d’emblée beaucoup plus complexe que celle à laquelle ce dernier semblait confronté, il y a huit ans.
Dans un contexte politique qui ne permet pas une concertation efficace entre l’autorité budgétaire (le Congrès) et l’autorité monétaire et dans un environnement technique très complexe, Mme Yellen et Stanley Fischer, son probable successeur à la Vice-Présidence de la FED, devront relever deux principaux défis.
Le premier et le principal à court-terme est de bien calibrer la sortie du quantitative easing. L’impact de ce dernier sur la croissance américaine est âprement débattu. En termes financiers, il a incontestablement pesé à la baisse sur le niveau des taux d’intérêt à moyen et long terme. Son impact a été encore plus immédiat sur les prix des actifs financiers et sur les prix de l’immobilier dont la chute avait déclenché la crise. En revanche, le crédit bancaire est resté atone. En termes réels, il est bien difficile d’isoler le rôle spécifique du quantitative easing sur les performances de l’économie américaine, mais les études laissent penser qu’il a été positif, avec des résultats très variables quant à l’ampleur de cet effet.
La décision annoncée en mai 2013 de ralentir modestement le rythme du quantitative easing s’explique d’abord par des considérations économiques. Le chômage est désormais inférieur à 7% et continue de baisser grâce à un rythme mensuel de création d’emplois voisin de 200 000. L’impact négatif de l’ajustement budgétaire important qu’ont connu les États-Unis en 2013 (environ 3% du PIB) a désormais été absorbé. La richesse nette des ménages a beaucoup augmenté et leurs dépenses sensibles au taux d’intérêt (le logement et les voitures) sont dynamiques. Le souhait personnel de Ben Bernanke d’engager le processus de retrait avant son départ a sans doute aussi joué un rôle.
La poursuite de ce ralentissement et finalement l’inversion du processus seront vraisemblablement menés avec une très grande prudence. De nombreuses raisons y incitent. D’abord, revenir en arrière en augmentant de nouveau le rythme des achats nets aurait pour effet de signaler aux marchés des inquiétudes fortes sur l’économie américaine, il est donc plus facile d’accélérer le retrait dans le futur. Ensuite, les assez bons résultats en terme de chômage ne se traduisent pas en termes de taux d’emploi, qui reste nettement inférieur à ce qu’il était avant la crise. Ce dernier pâtit en particulier du niveau toujours insuffisant de l’investissement des entreprises. Enfin, une augmentation trop brutale des taux longs pourrait entraîner une chute du prix des obligations qui, à son tour, aurait des conséquences sur l’ensemble du système financier. Ce dernier risque est, bien sûr, à mettre en balance avec celui d’entretenir une bulle.
Le second défi que Mme Yellen devra relever est justement celui de l’interaction entre la politique monétaire et la préservation de la stabilité financière.
Un risque potentiel de la sortie du quantitative easing est celui d’une forte accélération de l’inflation. Ce serait le cas, si les banques se mettaient à mobiliser les dépôts considérables qu’elles ont à la FED pour se lancer dans une offre de crédit effrénée. Cependant ce risque peut être jugulé en mobilisant diverses techniques. La principale envisagée par la FED est d’offrir une rémunération attractive sur les dépôts des banques commerciales qui dissuade ces dernières de mobiliser ces avoirs pour leurs prêts. Au surplus, on peut espérer qu’après la crise, la politique de crédit des banques commerciales fait l’objet d’un meilleur contrôle prudentiel.
Le risque que fait peser sur les marchés financiers une politique de taux court et long trop accommodante est plus inquiétant. Les bulles financières qui en résultent peuvent de plus être entretenues par des crédits fournis par des intermédiaires financiers peu ou mal contrôlés issus du shadow banking. Or, la FED ne s’est exprimée que d’une manière encore très floue sur ce sujet, au demeurant très complexe. Sous l’impulsion de Mme Yellen, elle aura à articuler un discours sur la compatibilité entre ses objectifs macro-économiques et celui de stabilité financière, être plus claire sur la manière dont elle prend concrètement en compte les risques financiers systémiques dans ses décisions relatives au quantitative easing et dans les décisions qu’elle prendra au-delà. C’est ce qu’il est désormais convenu d’appeler une doctrine « macroprudentielle ».
L’impact international de la politique monétaire américaine passe par le taux d’intérêt, le taux de change (les positions des investisseurs internationaux sont couramment évaluées en dollar) et la capacité d’endettement des grands intermédiaires financiers internationaux. Cet impact est sensible même dans les pays qui, ouverts aux flux de capitaux internationaux, avaient pensé pouvoir s’en isoler en rendant leur taux de change flexible, comme Hélene Rey l’a récemment montré. Comme cela est courant sur les marchés financiers, cet impact est renforcé par les comportements grégaires des investisseurs. Les turbulences sur les marchés émergents depuis l’annonce du tapering, le 22 mai dernier, en témoignent, même si la politique américaine n’en est pas le seul facteur explicatif. C’est pourtant peu dire qu’aux États-Unis l’impact international de la politique monétaire est relégué au rang de préoccupation secondaire…
La crise financière va bouleverser profondément ce bel édifice. Entre l’été 2007 et l’été 2008, la FED baisse les taux d’intérêt et se substitue au cas par cas à un gouvernement impuissant pour éviter les faillites des institutions financières défaillantes de Wall Street (à l’exception de Lehman Brothers) ou des segments des marchés financiers devenus brutalement illiquides. Avec le programme TARP adopté à la suite de la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, le Congrès donne au Trésor américain les moyens d’intervenir aux côtés de la FED et l’effondrement du système financier est jugulé mais l’économie s’installe dans une recession profonde.
Ben Bernanke savait qu’il ne fallait à aucun prix répéter les erreurs commises par la FED pendant la Grande Dépression. Les décisions qu’il a initiées alors pour stimuler la croissance reposaient sur deux piliers. Le premier, déjà à son programme à son arrivée, visait à donner toujours plus d’indications sur la politique monétaire qui serait suivie dans le futur afin de baliser au mieux les perspectives des investisseurs. Le second, le quantitative easing, consistait en un achat massif de titres de dette publique de différentes échéances pour faire baisser les taux de moyen et long termes, afin de diminuer les coûts de financement des ménages et des enterprises et de stimuler la hausse des prix des actifs. La FED a ainsi acheté plus de 2500 milliards de dollars de titres émis par l’Etat fédéral ou les organismes de refinancement de la dette hypothécaire garantis par ce dernier. Elle n’a mis en oeuvre qu’au mois de décembre dernier, et confirmé le 29 janvier, la décision (baptisée tapering) de ralentir son rythme d’achat annoncée en mai. Encore, ce ralentissement est-il modeste.
C’est dans ce contexte que l’économiste réputée keynésienne, Janet Yellen, succède à Ben Bernanke le 1er février 2014. Sa tâche est d’emblée beaucoup plus complexe que celle à laquelle ce dernier semblait confronté, il y a huit ans.
Dans un contexte politique qui ne permet pas une concertation efficace entre l’autorité budgétaire (le Congrès) et l’autorité monétaire et dans un environnement technique très complexe, Mme Yellen et Stanley Fischer, son probable successeur à la Vice-Présidence de la FED, devront relever deux principaux défis.
Le premier et le principal à court-terme est de bien calibrer la sortie du quantitative easing. L’impact de ce dernier sur la croissance américaine est âprement débattu. En termes financiers, il a incontestablement pesé à la baisse sur le niveau des taux d’intérêt à moyen et long terme. Son impact a été encore plus immédiat sur les prix des actifs financiers et sur les prix de l’immobilier dont la chute avait déclenché la crise. En revanche, le crédit bancaire est resté atone. En termes réels, il est bien difficile d’isoler le rôle spécifique du quantitative easing sur les performances de l’économie américaine, mais les études laissent penser qu’il a été positif, avec des résultats très variables quant à l’ampleur de cet effet.
La décision annoncée en mai 2013 de ralentir modestement le rythme du quantitative easing s’explique d’abord par des considérations économiques. Le chômage est désormais inférieur à 7% et continue de baisser grâce à un rythme mensuel de création d’emplois voisin de 200 000. L’impact négatif de l’ajustement budgétaire important qu’ont connu les États-Unis en 2013 (environ 3% du PIB) a désormais été absorbé. La richesse nette des ménages a beaucoup augmenté et leurs dépenses sensibles au taux d’intérêt (le logement et les voitures) sont dynamiques. Le souhait personnel de Ben Bernanke d’engager le processus de retrait avant son départ a sans doute aussi joué un rôle.
La poursuite de ce ralentissement et finalement l’inversion du processus seront vraisemblablement menés avec une très grande prudence. De nombreuses raisons y incitent. D’abord, revenir en arrière en augmentant de nouveau le rythme des achats nets aurait pour effet de signaler aux marchés des inquiétudes fortes sur l’économie américaine, il est donc plus facile d’accélérer le retrait dans le futur. Ensuite, les assez bons résultats en terme de chômage ne se traduisent pas en termes de taux d’emploi, qui reste nettement inférieur à ce qu’il était avant la crise. Ce dernier pâtit en particulier du niveau toujours insuffisant de l’investissement des entreprises. Enfin, une augmentation trop brutale des taux longs pourrait entraîner une chute du prix des obligations qui, à son tour, aurait des conséquences sur l’ensemble du système financier. Ce dernier risque est, bien sûr, à mettre en balance avec celui d’entretenir une bulle.
Le second défi que Mme Yellen devra relever est justement celui de l’interaction entre la politique monétaire et la préservation de la stabilité financière.
Un risque potentiel de la sortie du quantitative easing est celui d’une forte accélération de l’inflation. Ce serait le cas, si les banques se mettaient à mobiliser les dépôts considérables qu’elles ont à la FED pour se lancer dans une offre de crédit effrénée. Cependant ce risque peut être jugulé en mobilisant diverses techniques. La principale envisagée par la FED est d’offrir une rémunération attractive sur les dépôts des banques commerciales qui dissuade ces dernières de mobiliser ces avoirs pour leurs prêts. Au surplus, on peut espérer qu’après la crise, la politique de crédit des banques commerciales fait l’objet d’un meilleur contrôle prudentiel.
Le risque que fait peser sur les marchés financiers une politique de taux court et long trop accommodante est plus inquiétant. Les bulles financières qui en résultent peuvent de plus être entretenues par des crédits fournis par des intermédiaires financiers peu ou mal contrôlés issus du shadow banking. Or, la FED ne s’est exprimée que d’une manière encore très floue sur ce sujet, au demeurant très complexe. Sous l’impulsion de Mme Yellen, elle aura à articuler un discours sur la compatibilité entre ses objectifs macro-économiques et celui de stabilité financière, être plus claire sur la manière dont elle prend concrètement en compte les risques financiers systémiques dans ses décisions relatives au quantitative easing et dans les décisions qu’elle prendra au-delà. C’est ce qu’il est désormais convenu d’appeler une doctrine « macroprudentielle ».
L’impact international de la politique monétaire américaine passe par le taux d’intérêt, le taux de change (les positions des investisseurs internationaux sont couramment évaluées en dollar) et la capacité d’endettement des grands intermédiaires financiers internationaux. Cet impact est sensible même dans les pays qui, ouverts aux flux de capitaux internationaux, avaient pensé pouvoir s’en isoler en rendant leur taux de change flexible, comme Hélene Rey l’a récemment montré. Comme cela est courant sur les marchés financiers, cet impact est renforcé par les comportements grégaires des investisseurs. Les turbulences sur les marchés émergents depuis l’annonce du tapering, le 22 mai dernier, en témoignent, même si la politique américaine n’en est pas le seul facteur explicatif. C’est pourtant peu dire qu’aux États-Unis l’impact international de la politique monétaire est relégué au rang de préoccupation secondaire…