La transition bas carbone par l’innovation
Favoriser la recherche et la mise en œuvre d’innovations à un coût abordable est essentiel pour atteindre les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Le rapport de l’Observatoire du Long Terme, intitulé « Transition par l’innovation », propose une série de recommandations en ce sens.
Par Etienne Espagne
À l’approche de la COP21 [1] et à la demande de l’ONG « R20 – Regions of Climate Action », l’Observatoire du Long Terme a publié le rapport « Transition par l’innovation ». Ce travail propose une série de recommandations concrètes qui permettraient de réduire le coût de la transition climatique en favorisant le développement d’« Innovations vertes abordables ». Ses conclusions ont été discutées au cours d’une réunion organisée par le Club du CEPII le 7 mai 2015.
Le rapport expose tout d’abord un foisonnement d’idées sur les manières de rendre l’utilisation de l’énergie plus efficace et la production plus sobre en carbone. Ce foisonnement nous éloigne des visions abstraites, et souvent par trop simplistes, des modèles de croissance endogène qui ont fait dernièrement référence dans le monde académique, à l’image de l’article de Acemoglu et al. (2012) où le changement technique est l’œuvre de chercheurs attirés par l’appât du gain et qu’un changement d’incitations suffirait à orienter vers des innovations « propres ». Le rapport rompt avec ce type d’approche que Pottier et al. (2014) avait déjà largement critiqué. Ici, les phases d’invention, d’innovation et de diffusion, puis les difficultés technologiques, financières et institutionnelles propres à chacune de ces phases se trouvent particularisées et analysées.
Le rapport permet également de confronter très concrètement les industriels de tous secteurs interrogés au cours de l’enquête à la question de savoir quel nouveau produit ou service ils pourraient, à moindre coût, proposer pour contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Un questionnement interne à l’entreprise est en effet indispensable, qui doit dépasser le simple « greenwashing » de façade. En effet, l’innovation sélectionnée doit contribuer à réduire réellement et de façon mesurable les émissions. De plus, une évaluation du potentiel de diffusion est menée pour en percevoir l’impact global sur la réduction des dommages climatiques. On peut cependant regretter que l’effet rebond soit pratiquement éludé. Révélé en son temps par Stanley Jevons (1865) à propos des innovations sur l’utilisation du charbon, un tel effet signifierait qu’une amélioration de l’efficacité énergétique d’un produit, ou une diminution de son contenu en émissions de GES, serait très souvent accompagnée d’une hausse de son utilisation au risque d’entraîner l’effet contraire de celui recherché, en l’occurrence une hausse relative des émissions. L’effet potentiel des « innovation vertes abordables » peut-il dès lors être aussi fort qu’annoncé ?
Enfin, les entreprises ont été invitées à formuler des hypothèses pour expliquer le fait que ces innovations vertes abordables se diffusent peu ou mal. Au-delà des appels usuels au renforcement de la propriété intellectuelle, à des tarifs de soutien mieux coordonnés ou à des simplifications administratives, une idée nouvelle mérite d’être soulignée : les entreprises auraient besoin d’un signal carbone clair. Il ne s’agit pas d’un prix du carbone, considéré comme la solution préférée des économistes mais qui se heurte à des obstacles politiques quasi-insurmontables (l’histoire politique française récente en atteste). Il s’agit plutôt d’une annonce officielle par les États, aussi large que possible, indiquant ce que la communauté internationale considère comme la valeur des émissions de carbone évitées. Une forme de « forward guidance » climatique, pour utiliser les termes des auteurs, en référence aux nouvelles pratiques des banques centrales. C’est probablement l’idée la plus séduisante du rapport, qui mériterait d’être largement approfondie et débattue.
L’idée est que ce signal sur la valeur des réductions d’émissions permettrait de déclencher un cycle vertueux d’innovations, les entreprises innovantes étant incitées à se référer à ce prix directeur pour évaluer la rentabilité économique complète à long terme de leur production. Un exemple d’un tel signal : l’affichage sur de nombreux appareils électroménagers d’une étiquette de couleur relative à l’efficacité énergétique de l’appareil a une efficacité prouvée sur le comportement des consommateurs et des producteurs. De cet exemple très ciblé au signal carbone évoqué, il y a un saut non négligeable à opérer. Les industriels voudront-ils gérer eux-mêmes la détermination d’un label « vert » qu’il leur reviendrait ensuite de garantir ? L’expérience de l’ « auto-régulation » de l’ « industrie » financière depuis une vingtaine d’années inviterait alors à l’extrême prudence. Mais il pourrait également s’agir d’un objet hybride : un signal, mi-public mi-privé. Un signal public signalerait alors la gravité du phénomène climatique, mais agirait sans plus de contrainte sur les comportements des acteurs économiques qui se verraient entraînés, pour des questions de concurrence, d’image et de marketing, dans un cercle vertueux de réorientation bas carbone de leurs activités.
En réalité, un tel signal public sans contrainte existe déjà : c’est l’engagement des pays partis à l’UNFCCC à ne pas dépasser 2°C d’augmentation de la température mondiale par rapport aux niveaux pré-industriels. Cet engagement reflète bien, en creux, une valeur directrice des réductions d’émissions. Mais Perrissin-Fabert et al. (2014) montrent que le problème fondamental de cet engagement est sa crédibilité. Les variables macro-économiques sous-jacentes aux pays engagés démentent de plus en plus leur réelle volonté de l’atteindre, quelles que soient les hypothèses faites sur la forme prise par les dommages climatiques, la sensibilité climatique… et la vitesse du progrès technique. Somme toute, la question clé est de savoir dans quelle mesure l’explicitation claire de cette valeur en unité monétaire et non en limite d’augmentation de température serait véritablement à même de combler ce manque de crédibilité, et à quelles conditions.
Dans un récent Policy Brief du CEPII, nous proposons avec Michel Aglietta un mécanisme par lequel un tel signal serait explicitement garanti par la puissance publique. Pendant une période transitoire, une double tarification du carbone serait permise. La première tarification concernerait, comme aujourd’hui à travers le mécanisme EU-ETS en Europe, l’essentiel du stock de capital installé. Son montant serait certes insuffisant au regard de l’optimum théorique, mais épargnerait temporairement les industries les plus polluantes et éviterait un blocage total sur toute nouvelle initiative climatique. La seconde valeur du carbone, beaucoup plus élevée, viendrait, elle, orienter d’emblée les nouveaux investissements dans une direction réellement décarbonée, sous la forme d’une garantie publique sur les émissions évitées, et induirait ainsi les innovations vertes attendues par le rapport. Le renouvellement quasi-naturel du stock de capital viendrait finalement transformer le rapport de forces politique et économique en faveur d’une unique valeur, élevée cette-fois, et explicite, du carbone.
La crédibilité du signal ne peut provenir que d’un engagement souverain, sous une forme budgétaire, monétaire ou réglementaire. Un tel engagement reflète alors la valeur du changement climatique pour la société, aujourd’hui et dans le futur. Sans un tel engagement, l’annonce d’une valeur n’aurait que peu de crédibilité. La capacité de la banque centrale à ancrer les anticipations des agents financiers, autrement dit, à éventuellement intervenir pour défendre et réaliser concrètement ses annonces, serait un formidable levier pour crédibiliser cette « forward guidance » climatique. Elle devient alors un engagement très concret, par le discours certes, mais mettant en jeu la crédibilité du prêteur en dernier ressort du pays concerné.
Le changement technique pourra-t-il nous sauver du changement climatique ? À lui seul, c’est peu probable, mais il peut en réduire significativement le coût, et c’est bien le rôle des entreprises de nous montrer qu’il sera indispensable pour cela de leur donner des signaux économiques cohérents. Ce rapport remplit parfaitement cet objectif. On peut lui reprocher – mais c’est un choix assumé –une forme de « carbono-centrisme », passant sous silence l’épuisement de nombreuses autres ressources auxquelles ces technologies vertes ne répondent pas. Il n’est cependant pas différent en cela d’autres travaux récents sur le même sujet, comme le dernier rapport de l’AIE sur les technologies vertes (IEA, 2015) au niveau mondial ou le rapport de l’ADEME sur une France 100% renouvelable à l’horizon 2050 (Ademe, 2015).
Si l’on se réfère à la critique fondamentale d’Ivan Illitch telle que la reprend Jean-Pierre Dupuy (Dupuy, 2004), le changement technique, au-delà d’une certaine échelle de diffusion, se transforme immanquablement en ennemi du but qu’il s’était initialement fixé. C’est le principe dit énantiodromique, selon lequel toute force en surabondance finit inévitablement par produire son contraire. Les exemples abondent effectivement de telles bifurcations dans la seconde moitié du 20ème siècle : la voiture allongeant les temps de trajet, les technologies de la communication diminuant les échanges réels entre individus,… Reste à trouver le seuil à partir duquel une innovation productive devient contreproductive. Un tel cadre plaide pour des innovations localisées, au plus près des besoins des groupes sociaux concernés. La ville ou la région sont sans doute l’unité spatiale adéquate pour définir la productivité et l’espace de diffusion d’innovations visant à réduire le changement climatique ou à en limiter l’impact. C’est en effet à cette échelle que les structures et les comportements doivent prioritairement évoluer.
Mais il y a dans la question de l’innovation verte une difficulté supplémentaire par rapport aux précédentes vagues d’innovations schumpétériennes. Celles-ci étaient déterminées par la recherche d’une solution locale à une contrainte perçue localement, ce qui constituait le meilleur des moteurs pour passer d’un système innovateur à l’autre (Debeir et al., 2013) : du moulin de rivière au moulin à vent une fois tous les cours d’eau saturés, de la combustion du bois au charbon affleurant une fois le défrichage des forêts trop important… Une vague d’innovations vertes devra se traduire par une myriade de solutions locales en réponse à une contrainte perçue seulement à un niveau global. Ce hiatus spatial, inhabituel dans l’histoire des changements techniques, oblige à un bien plus grand effort d’imagination pour concevoir le moteur de l’innovation et du changement de comportement. Le rapport appelle ainsi à des « guides méthodologiques » pour que les acteurs locaux puissent facilement calculer l’empreinte carbone globale correspondant à leur situation locale, ou qu’ils puissent plus facilement adopter ou construire des infrastructures « vertes ». C’est une approche pragmatique. Mais pour que les citoyens s’emparent du problème, gageons également que les dimensions non carbonées de la transition bas carbone pourront agir comme des substituts locaux à l’objectif trop lointain qu’est le changement climatique : équilibre des écosystèmes, utilisation raisonnée des ressources minérales, lutte contre la pollution atmosphérique aux particules fines dans les villes, limitation de l’étalement urbain… Une innovation bas carbone parce qu’écologique, en quelque sorte.
En savoir plus :
« L’innovation comme levier de la transition climatique », Conférence du Club du CEPII, jeudi 7 mai 2015
Michel Aglietta & Étienne Espagne , 2015. "Financing energy and low-carbon investment: public guarantees and the ECB," CEPII Policy Brief 2015-06.
Références :
Acemoglu, D., Aghion, P., Bursztyn, L., & Hemous, D. (2009). The environment and directed technical change, The American Economic Review, 102(1), 131-166.
Ademe (2015). Vers un mix électrique 100% renouvelable en 2050.
Aglietta, M. & Espagne E. (2015). Financing energy and low-carbon investment: public guarantees and the ECB. CEPII Policy Brief 2015-06, 2015, CEPII.
AIE (2015), Energy Technology Perspective 2015: mobilizing innovation to accelerate climate action.
Debeir, J. C., Deléage, J. P., & Hémery, D. (2013). Une histoire de l'énergie. Editions Flammarion.
Dupuy, J.P. (2014). Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain. Seuil.
Jevons, W. S. (1865). The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of the Coal-mines. Macmillan.
Observatoire du long-terme (2015). Transition through innovation ; how innovation can contribute to building a low carbon economy at an affordable cost.
Perrissin Fabert, B. , Pottier, A., Espagne, E., Dumas, P., & Nadaud, F. (2014). Why are climate policies of the present decade so crucial for keeping the 2° C target credible?. Climatic Change, 126(3-4), 337-349.
Pottier, A., Hourcade, J. C., & Espagne, E. (2014). Modelling the redirection of technical change: The pitfalls of incorporeal visions of the economy. Energy Economics, 42, 213-218.
Le rapport expose tout d’abord un foisonnement d’idées sur les manières de rendre l’utilisation de l’énergie plus efficace et la production plus sobre en carbone. Ce foisonnement nous éloigne des visions abstraites, et souvent par trop simplistes, des modèles de croissance endogène qui ont fait dernièrement référence dans le monde académique, à l’image de l’article de Acemoglu et al. (2012) où le changement technique est l’œuvre de chercheurs attirés par l’appât du gain et qu’un changement d’incitations suffirait à orienter vers des innovations « propres ». Le rapport rompt avec ce type d’approche que Pottier et al. (2014) avait déjà largement critiqué. Ici, les phases d’invention, d’innovation et de diffusion, puis les difficultés technologiques, financières et institutionnelles propres à chacune de ces phases se trouvent particularisées et analysées.
Le rapport permet également de confronter très concrètement les industriels de tous secteurs interrogés au cours de l’enquête à la question de savoir quel nouveau produit ou service ils pourraient, à moindre coût, proposer pour contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Un questionnement interne à l’entreprise est en effet indispensable, qui doit dépasser le simple « greenwashing » de façade. En effet, l’innovation sélectionnée doit contribuer à réduire réellement et de façon mesurable les émissions. De plus, une évaluation du potentiel de diffusion est menée pour en percevoir l’impact global sur la réduction des dommages climatiques. On peut cependant regretter que l’effet rebond soit pratiquement éludé. Révélé en son temps par Stanley Jevons (1865) à propos des innovations sur l’utilisation du charbon, un tel effet signifierait qu’une amélioration de l’efficacité énergétique d’un produit, ou une diminution de son contenu en émissions de GES, serait très souvent accompagnée d’une hausse de son utilisation au risque d’entraîner l’effet contraire de celui recherché, en l’occurrence une hausse relative des émissions. L’effet potentiel des « innovation vertes abordables » peut-il dès lors être aussi fort qu’annoncé ?
Enfin, les entreprises ont été invitées à formuler des hypothèses pour expliquer le fait que ces innovations vertes abordables se diffusent peu ou mal. Au-delà des appels usuels au renforcement de la propriété intellectuelle, à des tarifs de soutien mieux coordonnés ou à des simplifications administratives, une idée nouvelle mérite d’être soulignée : les entreprises auraient besoin d’un signal carbone clair. Il ne s’agit pas d’un prix du carbone, considéré comme la solution préférée des économistes mais qui se heurte à des obstacles politiques quasi-insurmontables (l’histoire politique française récente en atteste). Il s’agit plutôt d’une annonce officielle par les États, aussi large que possible, indiquant ce que la communauté internationale considère comme la valeur des émissions de carbone évitées. Une forme de « forward guidance » climatique, pour utiliser les termes des auteurs, en référence aux nouvelles pratiques des banques centrales. C’est probablement l’idée la plus séduisante du rapport, qui mériterait d’être largement approfondie et débattue.
L’idée est que ce signal sur la valeur des réductions d’émissions permettrait de déclencher un cycle vertueux d’innovations, les entreprises innovantes étant incitées à se référer à ce prix directeur pour évaluer la rentabilité économique complète à long terme de leur production. Un exemple d’un tel signal : l’affichage sur de nombreux appareils électroménagers d’une étiquette de couleur relative à l’efficacité énergétique de l’appareil a une efficacité prouvée sur le comportement des consommateurs et des producteurs. De cet exemple très ciblé au signal carbone évoqué, il y a un saut non négligeable à opérer. Les industriels voudront-ils gérer eux-mêmes la détermination d’un label « vert » qu’il leur reviendrait ensuite de garantir ? L’expérience de l’ « auto-régulation » de l’ « industrie » financière depuis une vingtaine d’années inviterait alors à l’extrême prudence. Mais il pourrait également s’agir d’un objet hybride : un signal, mi-public mi-privé. Un signal public signalerait alors la gravité du phénomène climatique, mais agirait sans plus de contrainte sur les comportements des acteurs économiques qui se verraient entraînés, pour des questions de concurrence, d’image et de marketing, dans un cercle vertueux de réorientation bas carbone de leurs activités.
En réalité, un tel signal public sans contrainte existe déjà : c’est l’engagement des pays partis à l’UNFCCC à ne pas dépasser 2°C d’augmentation de la température mondiale par rapport aux niveaux pré-industriels. Cet engagement reflète bien, en creux, une valeur directrice des réductions d’émissions. Mais Perrissin-Fabert et al. (2014) montrent que le problème fondamental de cet engagement est sa crédibilité. Les variables macro-économiques sous-jacentes aux pays engagés démentent de plus en plus leur réelle volonté de l’atteindre, quelles que soient les hypothèses faites sur la forme prise par les dommages climatiques, la sensibilité climatique… et la vitesse du progrès technique. Somme toute, la question clé est de savoir dans quelle mesure l’explicitation claire de cette valeur en unité monétaire et non en limite d’augmentation de température serait véritablement à même de combler ce manque de crédibilité, et à quelles conditions.
Dans un récent Policy Brief du CEPII, nous proposons avec Michel Aglietta un mécanisme par lequel un tel signal serait explicitement garanti par la puissance publique. Pendant une période transitoire, une double tarification du carbone serait permise. La première tarification concernerait, comme aujourd’hui à travers le mécanisme EU-ETS en Europe, l’essentiel du stock de capital installé. Son montant serait certes insuffisant au regard de l’optimum théorique, mais épargnerait temporairement les industries les plus polluantes et éviterait un blocage total sur toute nouvelle initiative climatique. La seconde valeur du carbone, beaucoup plus élevée, viendrait, elle, orienter d’emblée les nouveaux investissements dans une direction réellement décarbonée, sous la forme d’une garantie publique sur les émissions évitées, et induirait ainsi les innovations vertes attendues par le rapport. Le renouvellement quasi-naturel du stock de capital viendrait finalement transformer le rapport de forces politique et économique en faveur d’une unique valeur, élevée cette-fois, et explicite, du carbone.
La crédibilité du signal ne peut provenir que d’un engagement souverain, sous une forme budgétaire, monétaire ou réglementaire. Un tel engagement reflète alors la valeur du changement climatique pour la société, aujourd’hui et dans le futur. Sans un tel engagement, l’annonce d’une valeur n’aurait que peu de crédibilité. La capacité de la banque centrale à ancrer les anticipations des agents financiers, autrement dit, à éventuellement intervenir pour défendre et réaliser concrètement ses annonces, serait un formidable levier pour crédibiliser cette « forward guidance » climatique. Elle devient alors un engagement très concret, par le discours certes, mais mettant en jeu la crédibilité du prêteur en dernier ressort du pays concerné.
Le changement technique pourra-t-il nous sauver du changement climatique ? À lui seul, c’est peu probable, mais il peut en réduire significativement le coût, et c’est bien le rôle des entreprises de nous montrer qu’il sera indispensable pour cela de leur donner des signaux économiques cohérents. Ce rapport remplit parfaitement cet objectif. On peut lui reprocher – mais c’est un choix assumé –une forme de « carbono-centrisme », passant sous silence l’épuisement de nombreuses autres ressources auxquelles ces technologies vertes ne répondent pas. Il n’est cependant pas différent en cela d’autres travaux récents sur le même sujet, comme le dernier rapport de l’AIE sur les technologies vertes (IEA, 2015) au niveau mondial ou le rapport de l’ADEME sur une France 100% renouvelable à l’horizon 2050 (Ademe, 2015).
Si l’on se réfère à la critique fondamentale d’Ivan Illitch telle que la reprend Jean-Pierre Dupuy (Dupuy, 2004), le changement technique, au-delà d’une certaine échelle de diffusion, se transforme immanquablement en ennemi du but qu’il s’était initialement fixé. C’est le principe dit énantiodromique, selon lequel toute force en surabondance finit inévitablement par produire son contraire. Les exemples abondent effectivement de telles bifurcations dans la seconde moitié du 20ème siècle : la voiture allongeant les temps de trajet, les technologies de la communication diminuant les échanges réels entre individus,… Reste à trouver le seuil à partir duquel une innovation productive devient contreproductive. Un tel cadre plaide pour des innovations localisées, au plus près des besoins des groupes sociaux concernés. La ville ou la région sont sans doute l’unité spatiale adéquate pour définir la productivité et l’espace de diffusion d’innovations visant à réduire le changement climatique ou à en limiter l’impact. C’est en effet à cette échelle que les structures et les comportements doivent prioritairement évoluer.
Mais il y a dans la question de l’innovation verte une difficulté supplémentaire par rapport aux précédentes vagues d’innovations schumpétériennes. Celles-ci étaient déterminées par la recherche d’une solution locale à une contrainte perçue localement, ce qui constituait le meilleur des moteurs pour passer d’un système innovateur à l’autre (Debeir et al., 2013) : du moulin de rivière au moulin à vent une fois tous les cours d’eau saturés, de la combustion du bois au charbon affleurant une fois le défrichage des forêts trop important… Une vague d’innovations vertes devra se traduire par une myriade de solutions locales en réponse à une contrainte perçue seulement à un niveau global. Ce hiatus spatial, inhabituel dans l’histoire des changements techniques, oblige à un bien plus grand effort d’imagination pour concevoir le moteur de l’innovation et du changement de comportement. Le rapport appelle ainsi à des « guides méthodologiques » pour que les acteurs locaux puissent facilement calculer l’empreinte carbone globale correspondant à leur situation locale, ou qu’ils puissent plus facilement adopter ou construire des infrastructures « vertes ». C’est une approche pragmatique. Mais pour que les citoyens s’emparent du problème, gageons également que les dimensions non carbonées de la transition bas carbone pourront agir comme des substituts locaux à l’objectif trop lointain qu’est le changement climatique : équilibre des écosystèmes, utilisation raisonnée des ressources minérales, lutte contre la pollution atmosphérique aux particules fines dans les villes, limitation de l’étalement urbain… Une innovation bas carbone parce qu’écologique, en quelque sorte.
En savoir plus :
« L’innovation comme levier de la transition climatique », Conférence du Club du CEPII, jeudi 7 mai 2015
Michel Aglietta & Étienne Espagne , 2015. "Financing energy and low-carbon investment: public guarantees and the ECB," CEPII Policy Brief 2015-06.
Références :
Acemoglu, D., Aghion, P., Bursztyn, L., & Hemous, D. (2009). The environment and directed technical change, The American Economic Review, 102(1), 131-166.
Ademe (2015). Vers un mix électrique 100% renouvelable en 2050.
Aglietta, M. & Espagne E. (2015). Financing energy and low-carbon investment: public guarantees and the ECB. CEPII Policy Brief 2015-06, 2015, CEPII.
AIE (2015), Energy Technology Perspective 2015: mobilizing innovation to accelerate climate action.
Debeir, J. C., Deléage, J. P., & Hémery, D. (2013). Une histoire de l'énergie. Editions Flammarion.
Dupuy, J.P. (2014). Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain. Seuil.
Jevons, W. S. (1865). The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of the Coal-mines. Macmillan.
Observatoire du long-terme (2015). Transition through innovation ; how innovation can contribute to building a low carbon economy at an affordable cost.
Perrissin Fabert, B. , Pottier, A., Espagne, E., Dumas, P., & Nadaud, F. (2014). Why are climate policies of the present decade so crucial for keeping the 2° C target credible?. Climatic Change, 126(3-4), 337-349.
Pottier, A., Hourcade, J. C., & Espagne, E. (2014). Modelling the redirection of technical change: The pitfalls of incorporeal visions of the economy. Energy Economics, 42, 213-218.
[1] Vingt-et-unième Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015.