Les prix à la consommation des énergies fossiles : levier pour une action publique en faveur de la réduction des émissions de CO2
La politique climatique d'un pays consommateur d’énergies fossiles ne peut pas être guidée par un « coût du CO2 ». Les États doivent agir en utilisant un autre levier, indépendant des cours mondiaux.
Par Henri Prévot
Cet article fait partie d'une série spéciale de billets dédiée à la dimension économique des sujets environnementaux qui seront discutés à la Conférence sur le Climat à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015. Pour en savoir plus, cliquez ici.
Du point de vue théorique et global, il existe une « valeur du CO2 » universelle
Les émissions de CO2 causent des dommages, qui ont un coût. De même, éviter des émissions de CO2 entraîne des dépenses qui n’auraient pas eu lieu si l’on ne se préoccupait pas de ces émissions ; il existe donc également un « coût d'évitement » des émissions de CO2 (abatment cost). La somme du coût des dommages et du coût d'évitement dépend de la quantité d'émissions cumulées depuis le début de l'ère industrielle jusqu'au moment où la teneur de CO2 dans l'atmosphère sera stabilisée. Il existe une valeur du total de ces émissions cumulées telle que la somme des deux coûts est la moins élevée possible. Alors, pour éviter l'émission d'une tonne de CO2 de plus il faudrait dépenser une somme égale au coût des dommages qui auraient été causés par l'émission de cette même tonne de CO2. Dans cette vision théorique, la « valeur du CO2 » est cette valeur commune du coût marginal d'évitement et du coût marginal des dommages dans cette situation qui minimise l'ensemble des coûts. La théorie suggère donc de respecter une limite globale d’émissions et donne au CO2 une valeur.
Cela ouvre la voie à deux modes de régulation possibles, le premier se réfère à la valeur du CO2, le second se réfère à la quantité d'émissions de CO2. En théorie, le mode de régulation le plus simple et le plus efficace serait d'ajouter aux coûts de l'énergie fossile (fioul, gaz et charbon) un impôt dont le montant serait égal à cette « valeur du CO2 ». Pour plusieurs raisons que l'on ne commente pas ici, ce n'est pas la voie retenue dans la négociation internationale sur le climat.
Une régulation mondiale par les quantités d'émissions ; les coûts pour les pays consommateurs
Les négociations internationales cherchent à mettre en place une régulation par les quantités : tous les États sont invités à s'engager à ne pas dépasser une certaine limite d'émissions de CO2 et l'objet des négociations est de faire en sorte que le total des limites nationales se rapproche de la quantité d'émissions qui minimise le total des coûts d'évitement et du coût des dommages au niveau mondial.
Fixer ainsi une limite d’émissions de CO2 entraîne un coût d’évitement pour le pays de consommation. En effet, la limite d’émission sera respectée si, dans ce pays, sont prises des décisions qui sont plus coûteuses qu’en l’absence de limite d’émission. Je me place ici dans le cas où la limite d’émission est respectée en évitant la consommation d’énergie fossile (non en stockant du CO2). Le coût d’évitement est la différence entre les dépenses à faire pour éviter la consommation d'énergie fossile (coût des énergies non fossiles et dépenses d'économie d'énergie) et les dépenses évitées en consommant moins d’énergie fossile. Les premières ne dépendent pas, ou guère, des cours mondiaux des énergies fossiles. Les secondes, beaucoup. En conséquence, le coût d’évitement pour le pays consommateur dépend directement des cours mondiaux du pétrole, du gaz et du charbon. Une baisse de 50 $/bl, soit entre 350 $/tonne et 400 $ par tonne de carbone contenue dans le pétrole augmente ce coût d’évitement vu du pays consommateur d’environ 80 €/tCO2 (selon la valeur de l’euro face au dollar).
Les États devraient agir sur le prix à la consommation des énergies fossiles
Pour que soit respectée la limite nationale d'émission, l'État dispose de plusieurs moyens :
La réglementation et les marchés de permis d’émettre
L'État peut réglementer les émissions pour en limiter les quantités. Alors, les acteurs soumis à ces règles feront face à un coût d'évitement qui dépend du prix à la consommation (TTC) du fioul, du gaz ou du carburant. Une augmentation de la fiscalité sur l'énergie fossile, qui viendrait donc augmenter le prix à la consommation (TTC) des énergies fossiles, diminuerait ce coût d'évitement. Si l'État fixe une limite collective devant être respectée par plusieurs acteurs à qui il donne la possibilité de négocier entre eux des « permis d'émettre », il s'établira un marché d'où sortira un « prix du CO2 » égal au coût d'évitement d’une tonne de CO2.
La fiscalité et les aides financières
L'État peut faire en sorte que les décisions à prendre deviennent économiquement intéressantes pour celui qui les prend, c'est-à-dire faire en sorte qu’aucune d’entre elles n’ait un coût d’évitement positif. À cette fin, il peut accorder une aide financière ou fiscale ou augmenter, par le biais d’un « impôt CO2 », le prix à la consommation du fioul, du gaz et du carburant.
Le niveau de prix à la consommation qui annule le coût d'évitement du CO2 d'une décision ne dépend ni des cours mondiaux, ni des impôts nationaux sur l’énergie fossile. Par exemple, s’il faut investir 2 000 € pour éviter la consommation d’1 MWh par an de fioul, soit 0,1 m3 par an, et si cet investissement est financé par un prêt à 4% sur 20 ans, dont l’annuité est de 147 €, le prix du fioul qui annule le coût d’évitement de cette décision est de 1 470 €/m3.
Aide financière et fiscalité peuvent être combinées. L'État pourrait se donner comme objectif d'élever les prix à la consommation du fioul, du gaz et du carburant jusqu'aux niveaux qui permettent de respecter la limite nationale d'émission sans avoir à apporter d'aide publique financière ou fiscale. L'évolution des prix à la consommation serait indépendante des cours mondiaux ce qui libérerait les investisseurs de l'incertitude sur les prix. L’impôt CO2, lui, dépendrait des cours mondiaux.
Avant que les prix à la consommation n'atteignent ces niveaux, une aide publique sera nécessaire pour annuler le « coût d'évitement » des décisions utiles. Comme ce coût, avant cette aide, dépend directement des prix à la consommation de l'énergie fossile, l'aide sera à la fois suffisante et sans effet d'aubaine si elle est calculée chaque année en fonction de ces prix à la consommation. Ce pourrait être un prêt dont les annuités de remboursement ne seraient pas supérieures à la valeur de l'énergie fossile économisée : elles augmenteraient avec l’augmentation des prix à la consommation. Il est possible de bâtir des scénarios tels que la bonification des prêts soit financée par le produit de l'impôt CO2.
Coût du CO2 et coût des dommages
On peut être intrigué par la différence, parfois considérable, entre le coût du CO2 vu des pays consommateurs (ce que j’ai appelé le coût d’évitement) et le coût des dommages. Il y a plusieurs motifs. En voici deux. D’une part, les limites d'émissions ne seront pas fixées de façon à homogénéiser les coûts marginaux d’évitement entre pays. D'autre part, chaque fois que les cours mondiaux de l'énergie fossile sont supérieurs à ce qu'ils seraient dans un marché « parfait », tout se passe comme si les pays producteurs prélevaient une partie d'un impôt CO2 représentant le coût des dommages.
Cela mérite un commentaire : prenons comme référence une situation de « marché parfait » où la production se fait de la manière la plus efficace et où les prix sont égaux aux coûts marginaux. L’imposition d’une taxe « à la Pigou » déplace vers le haut la courbe des coûts marginaux en fonction des quantités produites. Lorsque le jeu des acteurs conduit à ne pas exploiter autant qu’il serait possible les sources d’énergie fossile les moins coûteuses, la courbe des coûts marginaux en fonction des quantités produites se trouve déplacée vers la gauche. Elle ressemble alors à une courbe déplacée vers le haut. Rente d’oligopole ou taxe à la Pigou prélevée en amont ont le même effet – ce sont, non pas deux réalités différentes, mais deux façons différentes de voir la réalité.
Que la taxe Pigou soit prélevée en amont n'est pas incompatible avec la théorie car, s'il est vrai qu'il appartient au consommateur de payer pour les dommages causés par les émissions (principe du pollueur payeur), rien dans la théorie ne suppose que la taxe relative aux émissions de CO2 doive être créée et perçue exclusivement par les États dont les consommateurs sont ressortissants [1].
En bref, le coût des dommages causés par les émissions de CO2 existe. Vu d'un pays consommateur d’énergies fossiles dont les émissions sont limitées, le coût du CO2 existe lui aussi, c’est un coût d’évitement ; il ne se fixe pas mais se calcule ; il n'a rien à voir avec le coût des dommages. Il est d’usage d’appeler ce coût un « prix du CO2 » [2]. Comme ce coût (ou, si l’on veut, ce prix) dépend des cours mondiaux de l'énergie fossile, il ne peut aucunement être « tutélaire ». Il existe un levier pour la politique publique : non pas un « coût » ni une « valeur » du CO2, mais les prix à la consommation du fioul, du gaz et du carburant qui, à l'aide d'un impôt, peuvent être rendus indépendants des cours mondiaux de l'énergie fossile. C'est avec eux que la politique publique pourrait dresser le cadre prévisible qui inciterait les acteurs privés à prendre des décisions qui diminuent les émissions de CO2 pour respecter une limite nationale d’émission.
Pour en savoir plus :
Henri Prévot (2007), Trop de pétrole ! - Energie fossile et réchauffement climatique, Ed. du Seuil, prix de l'Académie des sciences morales et politiques.
Henri Prévot (2013), Moins de CO2 pour pas trop cher – Propositions pour une politique de l'énergie, Ed. L'Harmattan.
Henri Prévot (2010), La nouvelle géopolitique du carbone, Revue Esprit, 2010/6(51-61), mai.
[1] Remarquons ici que le fait de méconnaître qu'une partie de la taxe est perçue par les pays exportateurs exonère ceux-ci de toute responsabilité sur l'utilisation du produit de cette taxe, notamment à l'égard des pays pauvres.
[2] Un marché de permis de CO2 fait émerger un prix du CO2. Celui-ci est le coût marginal d’évitement. Il dépend donc de ce qu’il faut dépenser pour éviter des émissions et du prix à la consommation de l’énergie fossile. Il n’a rien à voir avec le coût des dommages. Il y aura donc un prix du CO2 par marché et ces prix peuvent être fort différents.