15 ans après, l’UE face à la redéfinition de sa relation commerciale avec la Chine
L’expiration de dispositions transitoires pose la question de l’octroi du statut d’économie de marché à la Chine. Si l’antidumping est directement en cause, c’est l’ensemble de la relation commerciale bilatérale qu’il faut redéfinir, en cohérence avec les spécificités de l’économie chinoise.
Par Cecilia Bellora, Sébastien Jean
Le 11 décembre 2016 marquait les 15 ans de l’accession de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), mettant ainsi fin à la période transitoire pendant laquelle la Chine pouvait être traitée de façon différente des autres pays membres dans les procédures antidumping, parce qu’elle n’était pas reconnue comme une économie de marché. En matière de commerce international, le dumping consiste à exporter à un prix inférieur à celui pratiqué sur son propre marché (que ce soit à perte ou non), le plus souvent pour asseoir sa part de marché au détriment des concurrents. Pour s’en protéger, les accords de l’OMC autorisent à appliquer des droits de douane additionnels temporaires, dits antidumping, en encadrant les pratiques acceptables. La procédure est particulière lorsqu’un pays n’a pas le statut d’économie de marché. Le prix sur son marché n’étant alors pas considéré représentatif, le prix de vente du même produit par un pays tiers (le pays « analogue ») peut être utilisé comme référence pour prouver qu’il y a dumping. La preuve est beaucoup plus facile à établir dans ce cas.
En pratique, la Chine est de loin la principale cible des sanctions antidumping européennes. 51 des 87 mesures antidumping actives dans l’Union européenne fin 2015 la concernaient. Les lignes de nomenclature douanière visées représentaient 2,7 % des importations en provenance de Chine, contre 0,1 % seulement pour les pays bénéficiant du statut d’économie de marché. Si l’absence de statut d’économie de marché est une explication possible à cette exposition très élevée de la Chine, elle n’est pas la seule. Sa part de marché très élevée et en forte croissance et ses prix compétitifs peuvent également expliquer qu’elle subisse plus de sanctions. Pour faire la part des choses, nous avons analysé de façon détaillée toutes les enquêtes antidumping de l’UE depuis 1988. Notre conclusion est que l’absence du statut d’économie de marché explique une large part de l’exposition de la Chine : elle se traduit par une probabilité de plainte environ deux fois et demi plus élevée, par une probabilité supérieure d’un quart qu’une plainte soit gagnée et par des sanctions plus fortes. Au-delà de ces effets directs, l’absence du statut semble induire un effet dissuasif sur les exportateurs chinois. Une sanction antidumping s’accompagne ainsi d’une hausse de 4 à 14 % des prix de vente des produits similaires à ceux directement visés, alors que rien de tel ne se manifeste dans les pays bénéficiant du statut d’économie de marché.
En somme, l’absence de statut d’économie de marché expose les exportateurs chinois à des sanctions plus nombreuses, plus dures et d’impact plus marqué. En allégeant ces sanctions et leurs effets, l’octroi du statut d’économie de marché conduirait sans ambigüité à une augmentation des importations européennes en provenance de Chine, que nous estimons entre 4 et 21 % en volume selon les hypothèses retenues, soit 13 à 72 milliards d’euros aux prix actuels. La fourchette est large et doit être considérée avec prudence étant donné les incertitudes inhérentes à ce type d’évaluation, mais dans tous les cas la hausse est très substantielle. La baisse des prix des importations que cela implique serait synonyme de gains de pouvoir d’achat pour les consommateurs et les industries en aval. En revanche, la concurrence accrue ferait baisser de façon non négligeable les ventes des fournisseurs extra-européens, qui seraient les plus directement touchés, mais également celle des producteurs européens, pour un montant que nous estimons entre 3 et 23 milliards d’euros. Les secteurs les plus affectés, en termes relatifs, seraient ceux de la céramique, de la sidérurgie et du verre.
Pourquoi, dans ce cas, les autorités européennes envisagent-elles de réformer l’instrument antidumping ? Parce que le statu quo n’est pas une option réaliste. Le débat juridique sur l’obligation de changer le régime actuel n’est pas tranché pour l’instant, mais il est clair que le gouvernement chinois portera tôt ou tard l’affaire devant l’Organe de Règlement des Différends (ORD) de l’OMC si ses partenaires ne modifient pas leurs pratiques. Elle a d’ailleurs d’ores et déjà posé des jalons en ce sens en demandant des consultations auprès de l’OMC dès le 12 décembre. L’UE peut choisir d’affronter cette perspective, d’autant que la lenteur de la procédure permet de gagner plusieurs années, mais cela pose trois problèmes de taille. Le premier est que l’UE se retrouverait en position de faiblesse si elle perdait au terme de cette procédure. Le deuxième est que le conflit donnerait sans doute lieu rapidement à des représailles commerciales sur des produits sensibles comme l’aéronautique, l’agroalimentaire ou le luxe. Le troisième est qu’une telle attitude porterait atteinte à la légitimité et à la stabilité du système commercial multilatéral, qui reste un édifice fragile. Le traitement particulier des pays n’ayant pas une économie de marché n’est pas central dans les règles de l’OMC, il manque de légitimité pour être utilisé dans la gestion d’une relation commerciale aussi importante que celle entre l’UE et la Chine. Cette utilisation serait d’autant plus dommageable pour la crédibilité du système qu’elle émanerait de l’UE, l’un de ses principaux piliers.
La réforme proposée par la Commission européenne le 9 novembre dernier prévoit d’éliminer le statut d’économie de marché de la législation européenne mais autorise l’application de la méthode du pays analogue quel que soit le partenaire commercial, dès lors qu’il y a une distorsion significative sur le marché considéré. Des droits élevés continueraient à être imposés dans les secteurs les plus sensibles mais le nombre de plaintes diminuerait probablement puisque la charge de la preuve des distorsions reviendrait à l’industrie européenne plaignante. La suppression de la règle du moindre droit, selon laquelle le dumping n’est éliminé que dans la mesure où il porte préjudice à l’industrie plaignante, est également sur la table (notre analyse suggère que cela ne limiterait que marginalement l’impact de l’octroi du statut à la Chine, le nombre de sanctions comptant plus que leur niveau).
Il n’est pas certain que la réforme proposée soit conforme aux règles de l’OMC puisque des pratiques proches de celles prévues ont été récemment condamnées par l’ORD dans un différend opposant l’UE à l’Argentine. Quoi qu’il en soit, dans le débat en cours, l’objectif doit être de préserver voire d’accroître l’efficacité des procédures, tout en maintenant leur conformité à nos engagements internationaux et en se débarrassant du symbole encombrant et inutile du statut d’économie de marché. Il est indispensable de se protéger contre les effets néfastes des pratiques commerciales déloyales lorsqu’elles sont avérées et de conserver des moyens de pression sur la Chine. En effet, la bonne application des textes ne peut pas se limiter aux procédures antidumping. Le niveau toujours élevé de centralisation de l’économie chinoise se traduit par différentes distorsions, qui doivent notamment amener les européens à réclamer une plus grande réciprocité dans l’accès effectif au marché chinois et dans les conditions d’investissement. La question la plus sensible est sans doute celle des subventions. Parmi les principaux engagements pris par les pays membres de l’OMC figure en effet celui de ne pas pratiquer de subventions spécifiques à un secteur ou un groupe d’entreprises dès lors que celles-ci seraient susceptibles d’avoir des effets contraires aux intérêts de leurs partenaires. Or, l’Etat chinois intervient couramment pour favoriser certains secteurs par l’intermédiaire d’une multitude d’instruments tels que le crédit, le foncier, l’énergie ou les entreprises publiques. L’intervention est si massive et opaque que l’identification des subventions et la mesure de leurs impacts spécifiques sur l’industrie européenne est extrêmement difficile, ce qui explique que les mesures antisubventions soient beaucoup moins utilisées que celles antidumping.
Les règles doivent être appliquées, certes, mais c’est vrai pour l’ensemble des domaines concernés. Et si certaines ne font plus sens, il faut engager une discussion pour les adapter. Une approche exclusivement juridique mettrait en péril le cadre de l’OMC et serait difficilement acceptable face à la demande pressante de protection qui s’exprime dans l’opinion. Une négociation politique est nécessaire, pour s’entendre sur une juste application de l’ensemble du cadre existant et éviter une montée des conflits qui ne profiterait à personne.
Version légèrement remaniée d’un article paru dans L’Opinion le 12 décembre 2016.
Voir également :
Cecilia Bellora & Sébastien Jean (2016), "Le statut d’économie de marché de la Chine : un enjeu fort pour le commerce européen", La Lettre du CEPII N°370, octobre.
En pratique, la Chine est de loin la principale cible des sanctions antidumping européennes. 51 des 87 mesures antidumping actives dans l’Union européenne fin 2015 la concernaient. Les lignes de nomenclature douanière visées représentaient 2,7 % des importations en provenance de Chine, contre 0,1 % seulement pour les pays bénéficiant du statut d’économie de marché. Si l’absence de statut d’économie de marché est une explication possible à cette exposition très élevée de la Chine, elle n’est pas la seule. Sa part de marché très élevée et en forte croissance et ses prix compétitifs peuvent également expliquer qu’elle subisse plus de sanctions. Pour faire la part des choses, nous avons analysé de façon détaillée toutes les enquêtes antidumping de l’UE depuis 1988. Notre conclusion est que l’absence du statut d’économie de marché explique une large part de l’exposition de la Chine : elle se traduit par une probabilité de plainte environ deux fois et demi plus élevée, par une probabilité supérieure d’un quart qu’une plainte soit gagnée et par des sanctions plus fortes. Au-delà de ces effets directs, l’absence du statut semble induire un effet dissuasif sur les exportateurs chinois. Une sanction antidumping s’accompagne ainsi d’une hausse de 4 à 14 % des prix de vente des produits similaires à ceux directement visés, alors que rien de tel ne se manifeste dans les pays bénéficiant du statut d’économie de marché.
En somme, l’absence de statut d’économie de marché expose les exportateurs chinois à des sanctions plus nombreuses, plus dures et d’impact plus marqué. En allégeant ces sanctions et leurs effets, l’octroi du statut d’économie de marché conduirait sans ambigüité à une augmentation des importations européennes en provenance de Chine, que nous estimons entre 4 et 21 % en volume selon les hypothèses retenues, soit 13 à 72 milliards d’euros aux prix actuels. La fourchette est large et doit être considérée avec prudence étant donné les incertitudes inhérentes à ce type d’évaluation, mais dans tous les cas la hausse est très substantielle. La baisse des prix des importations que cela implique serait synonyme de gains de pouvoir d’achat pour les consommateurs et les industries en aval. En revanche, la concurrence accrue ferait baisser de façon non négligeable les ventes des fournisseurs extra-européens, qui seraient les plus directement touchés, mais également celle des producteurs européens, pour un montant que nous estimons entre 3 et 23 milliards d’euros. Les secteurs les plus affectés, en termes relatifs, seraient ceux de la céramique, de la sidérurgie et du verre.
Pourquoi, dans ce cas, les autorités européennes envisagent-elles de réformer l’instrument antidumping ? Parce que le statu quo n’est pas une option réaliste. Le débat juridique sur l’obligation de changer le régime actuel n’est pas tranché pour l’instant, mais il est clair que le gouvernement chinois portera tôt ou tard l’affaire devant l’Organe de Règlement des Différends (ORD) de l’OMC si ses partenaires ne modifient pas leurs pratiques. Elle a d’ailleurs d’ores et déjà posé des jalons en ce sens en demandant des consultations auprès de l’OMC dès le 12 décembre. L’UE peut choisir d’affronter cette perspective, d’autant que la lenteur de la procédure permet de gagner plusieurs années, mais cela pose trois problèmes de taille. Le premier est que l’UE se retrouverait en position de faiblesse si elle perdait au terme de cette procédure. Le deuxième est que le conflit donnerait sans doute lieu rapidement à des représailles commerciales sur des produits sensibles comme l’aéronautique, l’agroalimentaire ou le luxe. Le troisième est qu’une telle attitude porterait atteinte à la légitimité et à la stabilité du système commercial multilatéral, qui reste un édifice fragile. Le traitement particulier des pays n’ayant pas une économie de marché n’est pas central dans les règles de l’OMC, il manque de légitimité pour être utilisé dans la gestion d’une relation commerciale aussi importante que celle entre l’UE et la Chine. Cette utilisation serait d’autant plus dommageable pour la crédibilité du système qu’elle émanerait de l’UE, l’un de ses principaux piliers.
La réforme proposée par la Commission européenne le 9 novembre dernier prévoit d’éliminer le statut d’économie de marché de la législation européenne mais autorise l’application de la méthode du pays analogue quel que soit le partenaire commercial, dès lors qu’il y a une distorsion significative sur le marché considéré. Des droits élevés continueraient à être imposés dans les secteurs les plus sensibles mais le nombre de plaintes diminuerait probablement puisque la charge de la preuve des distorsions reviendrait à l’industrie européenne plaignante. La suppression de la règle du moindre droit, selon laquelle le dumping n’est éliminé que dans la mesure où il porte préjudice à l’industrie plaignante, est également sur la table (notre analyse suggère que cela ne limiterait que marginalement l’impact de l’octroi du statut à la Chine, le nombre de sanctions comptant plus que leur niveau).
Il n’est pas certain que la réforme proposée soit conforme aux règles de l’OMC puisque des pratiques proches de celles prévues ont été récemment condamnées par l’ORD dans un différend opposant l’UE à l’Argentine. Quoi qu’il en soit, dans le débat en cours, l’objectif doit être de préserver voire d’accroître l’efficacité des procédures, tout en maintenant leur conformité à nos engagements internationaux et en se débarrassant du symbole encombrant et inutile du statut d’économie de marché. Il est indispensable de se protéger contre les effets néfastes des pratiques commerciales déloyales lorsqu’elles sont avérées et de conserver des moyens de pression sur la Chine. En effet, la bonne application des textes ne peut pas se limiter aux procédures antidumping. Le niveau toujours élevé de centralisation de l’économie chinoise se traduit par différentes distorsions, qui doivent notamment amener les européens à réclamer une plus grande réciprocité dans l’accès effectif au marché chinois et dans les conditions d’investissement. La question la plus sensible est sans doute celle des subventions. Parmi les principaux engagements pris par les pays membres de l’OMC figure en effet celui de ne pas pratiquer de subventions spécifiques à un secteur ou un groupe d’entreprises dès lors que celles-ci seraient susceptibles d’avoir des effets contraires aux intérêts de leurs partenaires. Or, l’Etat chinois intervient couramment pour favoriser certains secteurs par l’intermédiaire d’une multitude d’instruments tels que le crédit, le foncier, l’énergie ou les entreprises publiques. L’intervention est si massive et opaque que l’identification des subventions et la mesure de leurs impacts spécifiques sur l’industrie européenne est extrêmement difficile, ce qui explique que les mesures antisubventions soient beaucoup moins utilisées que celles antidumping.
Les règles doivent être appliquées, certes, mais c’est vrai pour l’ensemble des domaines concernés. Et si certaines ne font plus sens, il faut engager une discussion pour les adapter. Une approche exclusivement juridique mettrait en péril le cadre de l’OMC et serait difficilement acceptable face à la demande pressante de protection qui s’exprime dans l’opinion. Une négociation politique est nécessaire, pour s’entendre sur une juste application de l’ensemble du cadre existant et éviter une montée des conflits qui ne profiterait à personne.
Version légèrement remaniée d’un article paru dans L’Opinion le 12 décembre 2016.
Voir également :
Cecilia Bellora & Sébastien Jean (2016), "Le statut d’économie de marché de la Chine : un enjeu fort pour le commerce européen", La Lettre du CEPII N°370, octobre.