CEPII, Recherche et Expertise sur l'economie mondiale
Les pertes des banques centrales : un enjeu autant politique que financier


Éric Monnet
Théodore Humann

Depuis 2021, la hausse des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation se traduit par des pertes financières importantes pour la plupart des banques centrales des économies avancées, qui se sont accentuées en 2023 et vont perdurer en 2024. Ces pertes tiennent principalement à la différence entre le faible rendement des actifs, achetés lors des politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), et l’augmentation du taux de rémunération des dépôts des banques à la banque centrale. Le sujet, habituellement réservé à des discussions entre experts, est ainsi entré sur le devant de la scène des discussions sur l’économie internationale.

Les craintes que ces pertes ont fait naître ont toutefois été rapidement apaisées par l’analyse économique et les exemples historiques: les banques centrales peuvent utiliser leurs fonds propres et leurs profits futurs pour éponger ces pertes, sans menacer leur stabilité ou celle du système monétaire. Si les banques centrales ne font pas faillite, la gestion de ces pertes posent néanmoins des questions majeures d’économie politique qui vont probablement occuper le débat public sur les politiques monétaires au cours des prochaines années.

À l’exception de certains cas comme en Suède ou au Royaume-Uni, ces pertes n’ont pas pour l’instant pesé directement sur les finances publiques. Toutefois, l’absence de transferts de revenus des banques centrales vers les Trésors publics et l’éventuelle exposition ultérieure des finances publiques dans un contexte de restrictions budgétaires posent question. Même si les pertes des banques centrales ne requièrent pas que ces dernières soient recapitalisées par les gouvernements, il n’en demeure pas moins qu’elles représentent un manque à gagner pour les États auxquels sont habituellement reversés les bénéfices des banques centrales. La question est d’autant plus sensible politiquement que les revenus au compte de résultat des banques centrales sont en partie transférés aux banques commerciales. Cela tient au fait que les dépôts de ces banques à la banque centrale sont aujourd’hui rémunérés à un taux d’intérêt élevé. Cette rémunération a pour but de faire en sorte que la politique monétaire se transmette au reste de l’économie sans constituer une «taxe» sur le système bancaire. Si la banque centrale ne versait pas d’intérêts sur les dépôts des banques, ce sont ces dernières qui subiraient un manque à gagner, d’où l’emploi du terme «taxe» dans ce contexte. Avant le début des années 2000, les dépôts des banques à la banque centrale n’étaient pas rémunérés et les phases de politique monétaire restrictive donnaient lieu à des débats concernant l’opportunité de faire peser leur coût sur les banques commerciales. La politique actuelle pose donc la question inverse: peut-on protéger intégralement les banques du coût de la hausse des taux d’intérêt et créer au contraire un manque à gagner pour l’État?

Les termes de ce débat rappellent les liens particuliers qui unissent le Trésor et la banque centrale, ainsi que les enjeux distributifs et d’économie politique qui en découlent. Les pertes des banques centrales ne sont néanmoins pas toujours liées aux remontées de taux. D’abord car les politiques de désinflation ne sont pas nécessairement déficitaires: dans les années 1980 à la suite du choc Volcker, les banques centrales, qui ne rémunéraient pas à l’époque les réserves, ont tiré des profits supplémentaires des remontées de taux. Ensuite car ces pertes peuvent aussi être dues aux fluctuations de la valeur des réserves de changes. La Suisse –ou de nombreux pays émergents qui détiennent également beaucoup de réserves de change– fait face à ce cas de figure. La perception politique de ces pertes diffère toutefois car il ne s’agit pas dans ce cas de transferts de revenus aux banques commerciales.
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 L'économie mondiale 2025
La Découverte, 2024

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