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Peut-on anticiper les crises financières grâce à l’IA ?

Le Graal de tout ministre de l’économie : prédire les crises financières pour mieux les combattre. Ce faisant, des chercheurs explorent cette voie en s’appuyant sur de nouvelles bases de données et sur l’intelligence artificielle (IA).
Par Dalia Ibrahim , Florian Morvillier
 Billet du 3 mars 2025


Les turbulences bancaires de l’année 2023 aux États-Unis, matérialisées par la faillite de quatre grandes banques régionales – First Republic Bank, Silicon Valley Bank, Signature Bank et Silvergate Bank – ont ravivé la menace d’une crise financière. En raison des coûts économiques et sociaux de ces crises, leur prévision est cruciale. Cela permettrait d’activer à temps les politiques économiques susceptibles de réduire leur probabilité et leur sévérité.

La capacité à les anticiper reste toutefois sujette à débat. À la suite de la crise financière de 2008, les décideurs économiques de premier plan aux États-Unis, Ben Bernanke, Henry Paulson, et Timothy Geithner soutenaient qu’il était impossible de prévoir les crises financières. Une opposition aux thèses défendues par Hyman Minsky et Charles Kindleberger en 1978.

En lien avec les travaux de Frederic Mishkin, un engouement récent pour identifier les signaux avant-coureurs d’une crise financière a émergé dans la littérature académique. Trois raisons l’expliquent : le développement de nouvelles bases de données, la faiblesse prédictive des modèles traditionnels et la diffusion de l’intelligence artificielle (IA) et du machine learning. Alors peut-on anticiper une crise financière ? L’intelligence artificielle serait-elle la solution miracle ?

Six facteurs de crise financière

Il y a trente ans, Frederic Mishkin identifiait six facteurs majeurs susceptibles de déclencher une crise financière :

  1. Une augmentation des taux d’intérêt ;

  2. une dégradation du marché des actifs ;

  3. une augmentation de l’incertitude ;

  4. l’apparition de paniques bancaires ;

  5. un déclin inattendu de l’inflation ;

  6. Un élargissement des écarts de taux obligataires entre actifs de qualité supérieure et inférieure.

L’augmentation des taux d’intérêt (1) réduit l’offre de prêts en amplifiant, ce que l’on appelle dans le jargon économique la « sélection adverse », à savoir la crainte de sélectionner de mauvais emprunteurs qui conduit les prêteurs à hésiter à accorder des prêts. L’octroi de crédit à l’économie est également freiné par l’incertitude compte tenu de l’asymétrie d’information : entre prêteur et emprunteur (3) ou la dégradation du marché des actifs (2) qui réduit de facto les garanties offertes par les entreprises dans le cadre d’un prêt.

Une crise financière est souvent précédée par des paniques bancaires (4) ; les déposants étant incapables de jauger la solvabilité des banques. D’autres signaux déclencheurs d’une crise financière : l’alourdissement de la charge d’intérêt de la dette des entreprises liée à un déclin non anticipé de l’inflation (5) et l’élargissement de l’écart des taux obligataires (6).

Après 2008, partage des données institutionnelles

Après la crise financière de 2008, le cadre réglementaire a fortement évolué, favorisant le développement de bases de données institutionnelles. Plusieurs directives européennes, dont la directive European Market Infrastructure Regulation (EMIR) de 2012, ont renforcé la transparence des marchés. Elle rend accessible aux autorités les positions agrégées sur les produits dérivés – instruments financiers dont la valeur dépend d’un actif sous-jacent.
 

Parallèlement, l’harmonisation des cadres de reporting financier (FINREP) et prudentiel (COREP), issus de Bâle III permet d’identifier les vulnérabilités bancaires et les déséquilibres financiers susceptibles de déclencher des paniques bancaires. La mise à disposition d’informations sur les actifs et passifs consolidés des banques par nationalité par la Banque des règlements internationaux (organisation internationale favorisant la coopération monétaire et financière internationale) facilitent notamment l’évaluation des risques systémiques.

Hiérarchiser les priorités grâce à l’IA

Ce sont aussi les méthodes pour prévoir les crises financières qui ont évolué. Les modèles traditionnels, souvent dépassés parce qu’ils ne prenaient pas suffisamment en compte la complexité et l’interdépendance des systèmes financiers, sont remplacés par des approches permettant d’affiner la précision des prévisions.

Le machine learning exploite la richesse des données en identifiant les interactions complexes entre les variables. Il a permis plusieurs avancées, en hiérarchisant les déterminants des crises selon les contextes économiques et en offrant une explication fine de la contribution de chaque variable au risque de crise financière. Kristina Bluwstein, Marcus Buckmann, Andreas Joseph, Sujit Kapadia, et Özgür ?im?ek montrent que l’inversion de la courbe des taux – lorsque les taux des obligations à court terme deviennent plus élevés que ceux des obligations à long terme – et la croissance du crédit sont des signaux d’alerte majeurs. Tout particulièrement dans les économies à faible taux d’intérêt.

Les techniques de machine learning intégrent en temps réel des changements structurels comme les innovations financières ou les chocs exogènes. Grâce aux outils de traitement automatique du langage naturel, des signaux non conventionnels, tels que les tendances sur les réseaux sociaux ou les recherches en ligne, peuvent être pris en compte. Par exemple, l’analyse en temps réel des discussions sur les institutions financières peut révéler des comportements de panique des déposants. L’analyse des réseaux financiers, rendue possible par l’IA, permet d’identifier les vulnérabilités systémiques.

Modéliser des scénarios « What if? »

L’IA modélise des scénarios contre-factuel : « What if? » (« Que se passerait-il si ? ») Elle explore les impacts de décisions alternatives ou les effets de chocs, aidant les décideurs à mieux anticiper les chemins économiques futurs. Cette modélisation est plus précise et efficace avec le machine learning qu’avec les méthodes classiques. Elle intègre une plus grande quantité de données en temps réel, détecte des relations non linéaires et capture des interactions complexes entre variables économiques et financières.

L’IA transforme profondément l’approche prédictive des crises financières. En exploitant des bases de données de plus en plus riches et en intégrant des méthodes d’analyse avancées, ces outils permettent d’anticiper plus précisément les crises. Cette évolution pourrait révolutionner la manière dont les politiques macroprudentielles sont mises en place, en rendant les interventions des régulateurs plus ciblées et réactives face aux signaux de vulnérabilité financière.

À l’avenir, un enjeu majeur sera de combiner ces nouvelles technologies avec une gouvernance adaptée, afin d’assurer une meilleure surveillance des risques systémiques tout en évitant de nouveaux angles morts dans la régulation financière. Peut-on imaginer que ces outils permettent un jour d’empêcher totalement les crises financières, ou se heurteront-ils toujours à l’imprévisibilité inhérente aux marchés financiers et aux comportements humains ?The Conversation

Florian Morvillier, Économiste, CEPII et Dalia Ibrahim, Economiste, IÉSEG School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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