Les services moteurs du développement ? L’expérience indienne
Peut-on se développer sans en passer par l’industrie ? Le récent rapport du FMI le suggère tout comme la croissance indienne qui repose depuis 35 ans sur le secteur des services. Mais à y regarder de plus près, on voit mal comment ce secteur pourrait absorber une main-d’œuvre qui reste encore largement dans l’agriculture.
Par Isabelle Bensidoun, Françoise Lemoine
Billet du 13 juillet 2018
Jusqu’à il y a peu l’affaire semblait entendue : pour se développer il fallait passer de l’agriculture (peu productive) à l’industrie, les services se déployant une fois un certain niveau de développement atteint. C’est en tous cas la voie qu’avaient suivie les économies aujourd’hui avancées et les « nouveaux pays industriels » d’Asie, de la Corée à la Chine. Or ce passage obligé par l’industrie est désormais remis en question.
En effet les récents rapports publiés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) montrent, pour le premier, que le rôle de l’industrie dans le développement économique doit être relativisé et, pour le second, que les secteurs des services peuvent au même titre que les industries manufacturières, entraîner durablement la croissance économique.
Vue sous ce jour, la croissance indienne qui repose depuis 35 ans sur le secteur des services peut préfigurer un nouveau modèle de développement. À condition cependant que l’industrie manufacturière prenne le relais des services pour créer massivement des emplois dans les secteurs modernes de l’économie.
En effet les récents rapports publiés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) montrent, pour le premier, que le rôle de l’industrie dans le développement économique doit être relativisé et, pour le second, que les secteurs des services peuvent au même titre que les industries manufacturières, entraîner durablement la croissance économique.
Vue sous ce jour, la croissance indienne qui repose depuis 35 ans sur le secteur des services peut préfigurer un nouveau modèle de développement. À condition cependant que l’industrie manufacturière prenne le relais des services pour créer massivement des emplois dans les secteurs modernes de l’économie.
Remise en question du modèle d’industrialisation
Le modèle de l’économiste anglais Arthur Lewis et les lois de Nicholas Kaldor schématisent les mécanismes de développement par l’industrialisation.
Pour le premier le développement se produit grâce au transfert d’une main-d’œuvre abondante du secteur traditionnel vers le secteur moderne à forte productivité ; pour le second, l’industrie est le moteur de la croissance économique (1ère loi), la croissance de la productivité et de la production sont corrélées positivement dans ce secteur (2ème loi) et la croissance de la productivité dans l’ensemble de l’économie est corrélée négativement à la croissance de l’emploi hors du secteur industriel (3ème loi) du fait de rendement décroissant dans ces secteurs (tout particulièrement l’agriculture, mais aussi les services). À ces différentes vertus du secteur industriel s’ajoute le fait qu’il produit des biens échangeables ce qui lui permet d’absorber la main-d’œuvre abondante peu qualifiée libérée par le secteur agricole sans buter sur la contrainte de la demande interne.
Toutefois, le panorama industriel mondial dressé par la Banque mondiale relativise le rôle de l’industrie comme moteur du développement : il en est un vecteur sous certaines conditions, mais aujourd’hui moins qu’hier.
Les industries manufacturières ont en effet d’inégales capacités à favoriser le développement économique, car elles ont des niveaux technologiques et des performances de productivité variés.
Pour un même produit, les modes de fabrication eux-mêmes diffèrent d’un pays ou d’une entreprise à l’autre et c’est parfois davantage le mode de fabrication qui recèle des gains de productivité et assure des effets d’entraînement sur le reste de l’économie.
Dans les industries d’habillement ou même l’automobile, les usines des pays en développement peuvent avoir des processus de fabrication très intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée et à faible productivité.
Dans les industries électroniques, ces pays se cantonnent souvent à l’assemblage de composants importés, ce qui limite les retombées technologiques. Alors qu’au début des années 1980 le Mexique et la Corée étaient tous deux positionnés sur l’assemblage de composants électroniques, seule la Corée est parvenue, grâce à des investissements dans la recherche et le développement à développer la ligne Samsung Galaxy.
Pour résumer, il ne suffit pas pour un pays de déplacer sa main-d’œuvre de l’agriculture à l’industrie pour s’assurer une croissance soutenue qui le mette sur le chemin du rattrapage.
Par ailleurs, le contexte mondial a changé. Il offre au XXIe siècle moins d’opportunités aux pays en développement qui veulent mener à bien des stratégies d’industrialisation.
La position dominante acquise par les grands meneurs du jeu laisse moins de place aux nouveaux venus : la Chine développe des productions plus sophistiquées, sans abandonner les productions de masse.
Les nouvelles technologies (numérisation, robotique, automatisation, impression 3D) font que le bas coût de la main-d’œuvre n’est plus un déterminant essentiel de la compétitivité remettant en cause la capacité traditionnelle du secteur manufacturier d’absorber la main-d’œuvre peu qualifiée libérée par le secteur agricole.
C’est ainsi que dans la plupart des pays, depuis le milieu des années 1990, la part des services dans le PIB progresse plus vite que celle de l’industrie, signalant une « désindustrialisation ».
Dans les pays en développement, celle-ci apparaît de manière précoce voire prématurée. La part du secteur manufacturier dans l’emploi et la valeur ajoutée y décline avant d’avoir atteint les niveaux à partir desquels elle avait commencé à se réduire dans les économies avancées et à un niveau de PIB par tête plus bas que par le passé. C’est notamment le cas de nombreux pays en Afrique subsaharienne, du Brésil et de l’Inde.
Pour le premier le développement se produit grâce au transfert d’une main-d’œuvre abondante du secteur traditionnel vers le secteur moderne à forte productivité ; pour le second, l’industrie est le moteur de la croissance économique (1ère loi), la croissance de la productivité et de la production sont corrélées positivement dans ce secteur (2ème loi) et la croissance de la productivité dans l’ensemble de l’économie est corrélée négativement à la croissance de l’emploi hors du secteur industriel (3ème loi) du fait de rendement décroissant dans ces secteurs (tout particulièrement l’agriculture, mais aussi les services). À ces différentes vertus du secteur industriel s’ajoute le fait qu’il produit des biens échangeables ce qui lui permet d’absorber la main-d’œuvre abondante peu qualifiée libérée par le secteur agricole sans buter sur la contrainte de la demande interne.
Toutefois, le panorama industriel mondial dressé par la Banque mondiale relativise le rôle de l’industrie comme moteur du développement : il en est un vecteur sous certaines conditions, mais aujourd’hui moins qu’hier.
Les industries manufacturières ont en effet d’inégales capacités à favoriser le développement économique, car elles ont des niveaux technologiques et des performances de productivité variés.
Pour un même produit, les modes de fabrication eux-mêmes diffèrent d’un pays ou d’une entreprise à l’autre et c’est parfois davantage le mode de fabrication qui recèle des gains de productivité et assure des effets d’entraînement sur le reste de l’économie.
Dans les industries d’habillement ou même l’automobile, les usines des pays en développement peuvent avoir des processus de fabrication très intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée et à faible productivité.
Dans les industries électroniques, ces pays se cantonnent souvent à l’assemblage de composants importés, ce qui limite les retombées technologiques. Alors qu’au début des années 1980 le Mexique et la Corée étaient tous deux positionnés sur l’assemblage de composants électroniques, seule la Corée est parvenue, grâce à des investissements dans la recherche et le développement à développer la ligne Samsung Galaxy.
Pour résumer, il ne suffit pas pour un pays de déplacer sa main-d’œuvre de l’agriculture à l’industrie pour s’assurer une croissance soutenue qui le mette sur le chemin du rattrapage.
Par ailleurs, le contexte mondial a changé. Il offre au XXIe siècle moins d’opportunités aux pays en développement qui veulent mener à bien des stratégies d’industrialisation.
La position dominante acquise par les grands meneurs du jeu laisse moins de place aux nouveaux venus : la Chine développe des productions plus sophistiquées, sans abandonner les productions de masse.
Les nouvelles technologies (numérisation, robotique, automatisation, impression 3D) font que le bas coût de la main-d’œuvre n’est plus un déterminant essentiel de la compétitivité remettant en cause la capacité traditionnelle du secteur manufacturier d’absorber la main-d’œuvre peu qualifiée libérée par le secteur agricole.
C’est ainsi que dans la plupart des pays, depuis le milieu des années 1990, la part des services dans le PIB progresse plus vite que celle de l’industrie, signalant une « désindustrialisation ».
Dans les pays en développement, celle-ci apparaît de manière précoce voire prématurée. La part du secteur manufacturier dans l’emploi et la valeur ajoutée y décline avant d’avoir atteint les niveaux à partir desquels elle avait commencé à se réduire dans les économies avancées et à un niveau de PIB par tête plus bas que par le passé. C’est notamment le cas de nombreux pays en Afrique subsaharienne, du Brésil et de l’Inde.
Une réhabilitation du rôle des services
Dans ce contexte, plutôt préoccupant pour l’avenir des pays en développement, le récent rapport du FMI sur les perspectives de l’économie mondiale insuffle un certain espoir en avançant que les services peuvent jouer un rôle moteur dans le développement.
Les tendances observées dans les années 2000 vont dans ce sens.
Si dans de nombreux pays la productivité du travail augmente plus vite dans l’industrie manufacturière que dans le secteur des services, l’écart de dynamisme se réduit et dans certains pays, notamment en Chine, il s’est même inversé.
En particulier, des services comme les transports et communications, les services financiers et aux entreprises se caractérisent par des niveaux et des gains de productivité comparables voire supérieurs à ceux de l’industrie manufacturière. En outre, leurs niveaux de productivité convergent vers la frontière mondiale (c’est-à-dire vers le niveau de productivité des pays les plus productifs), vertu qui n’est donc pas réservée à l’industrie manufacturière.
Ainsi pour le FMI, le développement industriel n’apparaît donc plus comme l’étape obligée dans le processus de développement puisque certains services possèdent des attributs en termes de productivité comparables à ceux de l’industrie. Sous réserve que l’emploi se déplace vers ces services, l’ensemble de l’économie peut gagner en productivité sans que l’industrie manufacturière ne se déploie.
Les tendances observées dans les années 2000 vont dans ce sens.
Si dans de nombreux pays la productivité du travail augmente plus vite dans l’industrie manufacturière que dans le secteur des services, l’écart de dynamisme se réduit et dans certains pays, notamment en Chine, il s’est même inversé.
En particulier, des services comme les transports et communications, les services financiers et aux entreprises se caractérisent par des niveaux et des gains de productivité comparables voire supérieurs à ceux de l’industrie manufacturière. En outre, leurs niveaux de productivité convergent vers la frontière mondiale (c’est-à-dire vers le niveau de productivité des pays les plus productifs), vertu qui n’est donc pas réservée à l’industrie manufacturière.
Ainsi pour le FMI, le développement industriel n’apparaît donc plus comme l’étape obligée dans le processus de développement puisque certains services possèdent des attributs en termes de productivité comparables à ceux de l’industrie. Sous réserve que l’emploi se déplace vers ces services, l’ensemble de l’économie peut gagner en productivité sans que l’industrie manufacturière ne se déploie.
Un précurseur : l’Inde
L’Inde fait depuis longtemps l’expérience d’une croissance tirée par les services, ce qui, dans une approche traditionnelle, était une anomalie et un handicap pour un pays de ce faible niveau de développement, peut désormais apparaître comme un atout.
La contribution du secteur des services à la croissance du PIB indien n’a cessé d’augmenter : déjà de plus de 50 % dans les années 1980, elle est de près de 70 % dans la première moitié des années 2010 (Graphique 1).
La contribution du secteur des services à la croissance du PIB indien n’a cessé d’augmenter : déjà de plus de 50 % dans les années 1980, elle est de près de 70 % dans la première moitié des années 2010 (Graphique 1).
Contributions à la croissance (graphique 1)
Le secteur primaire comprend l’agriculture et les industries extractives. Le secteur de la construction et de production et distribution d’électricité, gaz et eau ne figure pas sur le graphique. Sa contribution à la croissance, faible, est égale à l’espace entre le haut des histogrammes et la courbe de croissance.
Calcul des autrices à partir de India Klems database, version 2015 et CSO.
Calcul des autrices à partir de India Klems database, version 2015 et CSO.
La structure de la population active montre une diminution de l’emploi dans l’agriculture au profit principalement du secteur des services, où la productivité est en moyenne nettement plus élevée que dans l’industrie manufacturière, même si l’écart diminue dans les années 2000 du fait d’une croissance de la productivité plus vive dans l’industrie manufacturière.
Contributions à la croissance de l’emploi (graphique 2)
India Klems database, version 2015.
Parmi les services, trois catégories se distinguent par leur importance et assurent ensemble 36 % de la croissance totale de la productivité du pays dans les années 2000 : le commerce, les services financiers et les services aux entreprises. Parmi ces derniers, les services informatiques sont une des grandes réussites de l’Inde qui en est le premier exportateur mondial.
Dans ce secteur elle a développé des pôles technologiques comme Bangalore et Hyderabad et s’est dotée d’entreprises désormais leaders mondiaux dans le secteur (Infosys et Wipro).
La contribution du secteur des services à l’augmentation de la productivité (graphique 3) tient principalement (pour plus de 70 %) aux progrès de productivité réalisés dans chacun des sous-secteurs d’activité (composante intrasectorielle), le reste provenant du déplacement de l’emploi vers les services (composante intersectorielle). Les services financiers, cependant, et surtout les services aux entreprises, contribuent aux gains de productivité essentiellement grâce à leur poids accru dans l’emploi (graphique 4).
Dans ce secteur elle a développé des pôles technologiques comme Bangalore et Hyderabad et s’est dotée d’entreprises désormais leaders mondiaux dans le secteur (Infosys et Wipro).
La contribution du secteur des services à l’augmentation de la productivité (graphique 3) tient principalement (pour plus de 70 %) aux progrès de productivité réalisés dans chacun des sous-secteurs d’activité (composante intrasectorielle), le reste provenant du déplacement de l’emploi vers les services (composante intersectorielle). Les services financiers, cependant, et surtout les services aux entreprises, contribuent aux gains de productivité essentiellement grâce à leur poids accru dans l’emploi (graphique 4).
Contributions à la croissance de la productivité 2000-2011, décomposition intra et intersectorielle (graphiques 3 et 4)
La première composante, intrasectorielle, correspond à la variation de la productivité à l’intérieur même de ce secteur, pondérée par la part de l’emploi dans ce secteur à la période initiale ; la seconde, intrasectorielle, à la variation de la part de ce secteur dans l’emploi pondérée par la productivité de ce secteur à la période finale.
Calculs des autrices à partir de India Klems database, version 2015.
Calculs des autrices à partir de India Klems database, version 2015.
Ainsi, le secteur des services présente en Inde des performances remarquables en termes de productivité et de création d’emplois.
Le défi : créer de l’emploi
Il joue dans la croissance économique indienne un rôle à cet égard comparable à celui traditionnellement dévolu à l’industrie manufacturière.
Reste à savoir si ce secteur, à lui seul, peut continuer à maintenir durablement les gains de productivité tout en absorbant les flux de travailleurs issus de l’agriculture et des évolutions démographiques.
Car si la croissance indienne est relativement forte, elle est restée jusqu’ici pauvre en emploi, alors que le pays est dans une phase de forte augmentation de sa population en âge de travailler, qui devrait durer encore 20 ans.
Or, l’emploi agricole a reculé, mais il représente encore près de la moitié de l’emploi total en 2011. La part de l’emploi dans les services a bondi à 30 % en 2011 contre 17 % en 1980, mais celle dans l’industrie stagne autour de 10 %, dont près de la moitié dans les industries alimentaires et textiles.
La question du développement du secteur manufacturier reste donc entière eu égard à la part encore extrêmement importante de l’emploi agricole. Le gouvernement indien a pris en 2014 de nouvelles initiatives pour promouvoir le secteur manufacturier. La National Manufacturing Policy a pour objectif de porter la part de l’industrie manufacturière dans le PIB à 25 % d’ici 2022 (17 % actuellement) et de créer 100 millions d’emplois dans ce secteur. L’initiative Make in India vise à y attirer les investissements étrangers en leur promettant un environnement plus favorable et des contrôles simplifiés.
Si elle réussit dans les années qui viennent, à passer du développement des services à celui de l’industrie manufacturière, l’Inde aura montré qu’un nouveau modèle est possible dans lequel la séquence est l’inverse de celle du modèle traditionnel.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Reste à savoir si ce secteur, à lui seul, peut continuer à maintenir durablement les gains de productivité tout en absorbant les flux de travailleurs issus de l’agriculture et des évolutions démographiques.
Car si la croissance indienne est relativement forte, elle est restée jusqu’ici pauvre en emploi, alors que le pays est dans une phase de forte augmentation de sa population en âge de travailler, qui devrait durer encore 20 ans.
Or, l’emploi agricole a reculé, mais il représente encore près de la moitié de l’emploi total en 2011. La part de l’emploi dans les services a bondi à 30 % en 2011 contre 17 % en 1980, mais celle dans l’industrie stagne autour de 10 %, dont près de la moitié dans les industries alimentaires et textiles.
La question du développement du secteur manufacturier reste donc entière eu égard à la part encore extrêmement importante de l’emploi agricole. Le gouvernement indien a pris en 2014 de nouvelles initiatives pour promouvoir le secteur manufacturier. La National Manufacturing Policy a pour objectif de porter la part de l’industrie manufacturière dans le PIB à 25 % d’ici 2022 (17 % actuellement) et de créer 100 millions d’emplois dans ce secteur. L’initiative Make in India vise à y attirer les investissements étrangers en leur promettant un environnement plus favorable et des contrôles simplifiés.
Si elle réussit dans les années qui viennent, à passer du développement des services à celui de l’industrie manufacturière, l’Inde aura montré qu’un nouveau modèle est possible dans lequel la séquence est l’inverse de celle du modèle traditionnel.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Retrouvez plus d'information sur le blog du CEPII. © CEPII, Reproduction strictement interdite. Le blog du CEPII, ISSN: 2270-2571 |
|||
|