Entre la France et les États-Unis, règlement de comptes à Gafa Corral ?
Tribune publiée par L'Obs le 12 juillet 2019
Billet du 22 juillet 2019
Depuis que le gouvernement français a annoncé sa volonté de mettre en place une taxe sur le chiffre d’affaires d’un certain nombre de grandes entreprises numériques, les élus américains, poussés par les nombreux groupes de pression du secteur à Washington (le « marigot » que le candidat Trump promettait d’assécher grandit tous les jours), font pression sur l’administration pour prendre des mesures contre un texte de loi français qui serait « injuste et discriminatoire » contre les géants américains du numérique.
Les dispositions prévues ne sont en fait pas discriminatoires, car les entreprises visées ne sont pas seulement américaines, même si elles le sont majoritairement (rançon du succès !). Le ministre américain du commerce extérieur, l’USTR, ne s’est pas fait prier pour répondre aux demandes des représentants et sénateurs, et a annoncé mercredi 10 juillet le lancement d’une procédure dite « section 301 » contre la France.
Faire régner l’ordre de par le monde
Qu’est-ce que la section 301 (de la loi commerciale de 1974, dans le jargon local) ? L’outil préféré de l’USTR Robert Lighthizer, qui en est accro comme d’autres le sont aux opioïdes : il l’a utilisé contre la Chine, pour imposer des droits de douane de 25 % sur 250 milliards de dollars d’exportations chinoises. Il annonce vouloir en faire l’instrument de mise en œuvre des dispositions de l’accord conclu avec le Canada et le Mexique. Il veut, avec la mise à mort du système de règlement des contentieux de l’OMC qu’il organise, s’en servir comme de la batte de baseball censée faire régner l’ordre de par le monde. Le processus dans lequel l’administration américaine est plaignante, jury, juge et bourreau reprend la vieille tradition locale du lynching et garantit que « l’étranger » se retrouvera au bout d’une corde. Ou plutôt, que ses exportations seront frappées de droits de douane prohibitifs.
Au cas d’espèce, les pressions américaines sont doublement ironiques. D’abord parce que le Congrès avait parfaitement reconnu le problème posé par les pratiques fiscales du secteur : un rapport avait démonté en 2013 tous les mécanismes utilisés par Apple pour échapper à la taxation aux États-Unis et dans le monde. Interrogé à l’époque par les sénateurs, plus soucieux d’ailleurs de brandir qui son iPhone, qui son iPad que de dénoncer les pratiques d’évasion fiscale de la société, le PDG d’Apple s’en était tiré par une pirouette :
« Malheureusement le code fiscal ne s’est pas adapté à l’époque numérique. »
C’est bien cette lacune que la législation française essaie de combler, en mettant en cause le principe de base de la fiscalité internationale, la présence physique de l’entreprise, qui n’a plus de sens dans un monde numérique. La recherche d’une solution commune dans le cadre de l’OCDE, promise pour 2020, serait évidemment préférable, mais elle suppose la bonne foi de tous les participants. On peut douter de celle du principal intéressé, le Trésor américain, qui prétend, contre tout bon sens, que le problème de la fiscalité du numérique n’est pas différent de celui de la propriété intellectuelle de nombreuses entreprises.
Trump contre géants de la Silicon Valley
La seconde ironie est que le lendemain de l’annonce du lancement de la section 301, le président Trump, au cours d’un « sommet sur les médias sociaux », dans lequel il était flanqué de commentateurs de l’extrême droite américaine dont les méthodes se rapprochent souvent de celles des « chemises brunes », s’est lancé dans une diatribe virulente contre les géants de la Silicon Valley qui censurent ses partisans et remettraient en cause le fondement de la démocratie américaine, le droit à la libre expression (le free speech). Cette rancune ne va cependant pas jusqu’à les abandonner face au fisc français.
Parallèlement à l’« enquête », ou prétendue telle, menée par les services de l’administration américaine, l’USTR doit mener une négociation avec la France pour rechercher une solution. Cette négociation sera d’autant plus riche que la partie française pourra faire valoir des arguments aussi frappants que ceux de son homologue. Fort heureusement, elle n’en manque pas.
Elle pourrait d’abord rappeler que le texte de la réforme fiscale américaine votée en décembre 2017 comprend au moins deux dispositifs que de nombreux analystes considèrent comme des subventions à l’exportation directement contraires aux règles de l’OMC. Cinq ministres des finances européens, dont Bruno Lemaire, avaient écrit à leur homologue américain pour souligner leurs interrogations sur la légalité du dispositif américain, et le commissaire compétent, Pierre Moscovici, avait déclaré devant le Parlement européen qu’une disposition au moins était une infraction aux règles de l’OMC. Le moment est venu de vérifier la chose et d’introduire un contentieux devant l’organisation genevoise.
Elle pourrait aussi attirer l’attention de la partie américaine sur la discussion en cours au sein de l’OMC sur le commerce électronique, lancée en marge de la réunion de Davos en janvier. Les États-Unis, tout méfiants qu’ils se disent vis-à-vis de l’OMC, ou des négociations plurilatérales (rejet du TPP, mais aussi des négociations sur les produits environnementaux ou les services, tombées dans un trou noir avec l’administration Trump), sont de chauds partisans de l’initiative sur le commerce électronique.
Les « chiffons de papier »
Les Américains veulent se soustraire aux règles sur le commerce des produits (section 301, section 232 au prétexte de la sécurité nationale), mais imposer de nouvelles règles dans un domaine où leurs entreprises dominent le monde, et l’Europe en particulier. Pourquoi la France devrait-elle continuer de soutenir cette initiative, comme le président Macron l’a fait au sommet du G20 à Osaka, si les États-Unis refusent que leurs entreprises numériques paient l’impôt ?
La France pourrait enfin et surtout s’en prendre à la section 301 elle-même, qui avait été l’objet d’un contentieux à l’OMC en 1999. Le groupe special (tribunal, en bon français) avait conclu que la section 301 n’était pas condamnable en soi, pour autant qu’elle utilise le système de règlement des différends de l’OMC. Les États-Unis en avaient pris l’engagement, et tenu parole jusqu’à l’administration Trump, qui considère les traités signés par les États-Unis comme autant de « chiffons de papiers ». Il serait temps de revisiter la décision de l’OMC, et de mettre en place une législation européenne qui promettrait une réponse à l’identique à tout mécanisme unilatéral dirigé contre les intérêts d’un état membre. Au Far West, le port d’armes est, hélas, nécessaire.
Article original sur le site de L'Obs
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