Les fuites de carbone, mythe ou réalité ?
La poursuite du protocole de Kyoto jusqu’en 2020 repose la question des fuites de carbone : les pays engagés ne représentent plus guère que 15 % des émissions mondiales, bien moins qu’en 1997. Ce billet redéfinit l’enjeu et les risques conséquents à cet accord.
Par Jean Fouré, Stéphanie Monjon
De moins en moins de pays concernés
La décision d’avoir une seconde période d’engagement au protocole de Kyoto, qui avait été prise lors de la conférence de Durban (Afrique du Sud) fin 2011, a été adoptée formellement à Doha (Qatar) lors de la conférence internationale sur le climat de décembre 2012. Cette seconde période a débuté le 1er janvier 2013 et durera 8 ans. Un nombre réduit de pays industrialisés ont décidé d’y participer : l’Union européenne (UE), la Norvège, la Suisse, la Croatie, le Kazakhstan, l'Ukraine, la Biélorussie, le Liechtenstein, Monaco et l’Australie. Au total, les engagements ne portent que sur 15 % environ des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), alors que ceux pris dans le cadre du protocole de Kyoto signé en 1997 portaient alors sur plus de 55 % des émissions mondiales enregistrées.[1]
Cette baisse très importante est d’abord due à la montée en puissance des grands émergents qui n’avaient pas pris d’engagements et qui émettent de plus en plus de GES. Ainsi, par exemple, la Chine est devenue le 1er émetteur mondial de GES en 2006, devant les Etats Unis.[2] Le problème est ensuite que de nombreux pays signataires du protocole de Kyoto en 1997 se sont retirés – et non des moindres – : outre les Etats-Unis qui ne l’ont en fait jamais ratifié, le Canada, le Japon et la Russie ont décidé de ne pas poursuivre.
Tous ces pays ont pourtant pris des engagements de réduction pour 2020 lors de la conférence de Copenhague en 2009, de même que la Chine, l’Afrique du Sud ou encore le Brésil. Ainsi, alors que la première période d’engagement correspondait à un monde bipolaire (les pays développés qui avaient pris des engagements d’un côté, les pays en développement pas encore contraints de l’autre), la seconde période débute avec un monde très fragmenté avec des niveaux de contraintes sur les émissions extrêmement dispersés, ce qui repose la question des fuites de carbone.
Dès lors, évaluer l’efficacité d’une politique climatique, et donc le risque de fuites de carbone, devient encore plus complexe mais tout aussi nécessaire.
Politiques climatiques et fuites de carbone
Identifié dès la signature du protocole de Kyoto, le risque de fuites renvoie à la possibilité que les politiques climatiques mises en œuvre dans une région conduisent à augmenter les émissions dans le reste du monde. Si le risque se concrétise, alors l’efficacité de la politique climatique est dégradée.
La réduction des émissions de GES passe, en premier lieu, par la baisse de la consommation des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz), ce qui exerce une pression à la baisse sur les prix de ces combustibles. Les pays n’appliquant pas de politiques climatiques et bénéficiant de prix des combustibles fossiles plus faibles peuvent alors être incités à augmenter leurs émissions (fuites liées aux marchés de l’énergie). En second lieu, les politiques climatiques augmentent les coûts de production des entreprises localisées dans les pays qui les mettent en œuvre, en particulier pour les industries très émissives, qui risquent alors de perdre des parts de marché au profit d’entreprises localisées ailleurs (fuites liées à la compétitivité).
Le protocole de Kyoto a été signé par 196 pays, dont une quarantaine avait pris des engagements de réduction de ses émissions pour la période 2008-2012, représentant au total une baisse de 5,2 % par rapport au niveau mesuré en 1990. La majorité des études réalisées dans le cadre des engagements du Protocole de Kyoto estiment que pour 100 tonnes d’émissions de GES évitées dans les pays ayant mis en œuvre des politiques climatiques, entre 5 et 25 tonnes supplémentaires sont émises ailleurs dans le monde (ce qui correspond donc à un taux de fuite de 5 à 25 %).[3] Les études suggèrent, en outre, qu’environ 90 % des fuites seraient dues aux variations de prix mondiaux de l’énergie (voir par exemple Bollen et al., 1999).
Le retrait des Etats-Unis du protocole de Kyoto en 2001 et la prise par l’UE de l’initiative sur les négociations internationales, avec une annonce très précoce de l’engagement qu’elle était prête à prendre après 2012 – une baisse de 20 % de ses émissions en 2020 par rapport à 1990 – ont conduit à tester de nouveaux scénarios dans lesquels l’UE appliquait, seule, une politique climatique ambitieuse. Cela a révélé une caractéristique importante du phénomène de fuites de carbone : l’ampleur mais aussi l’origine des fuites évolue en fonction de la taille de la coalition de pays menant une politique climatique. Ainsi, le taux de fuites, mais aussi la part des fuites due au canal « compétitivité », diminuent avec la taille de la coalition. Au niveau macroéconomique, les fuites liées à la baisse du prix des énergies fossiles restent néanmoins majoritaires.
Des fuites macroéconomiques aux fuites sectorielles
A partir de 2005, la mise en place d’un système de quotas d’émission de GES dans l’UE (SCEQE) a incité à davantage se concentrer sur les industries directement concernées. Il a alors été montré que le taux de fuite « macroéconomique » (i.e. pour l’ensemble de l’économie européenne) peut être très différent (et bien inférieur) aux taux de fuites évalués au niveau sectoriel. Kuik et Hofkes (2010) examinent ainsi un scénario dans lequel l’UE applique seule un objectif de réduction. Alors que le taux de fuite « macro » est de 10,8 %, le taux de fuite pour le secteur de l’acier est de 35 % (dont 94 % par le canal « compétitivité ») et celui pour le secteur des minéraux non-métalliques est de 19 % (dont 66 % dues à la compétitivité). La différence entre ces taux vient principalement de la faible part dans la production de l’UE des secteurs intensifs en énergie. D’autres études ont analysé l’impact du SCEQE sur la compétitivité de plusieurs secteurs en raisonnant à un niveau de désagrégation très fin (Carbon Trust, 2004; Hourcade et al., 2007). Ces analyses confirment que les évolutions pourraient être très contrastées entre secteurs, et même entre sous-secteurs. Les taux de fuites sectorielles seraient élevés, mais les quantités d’émissions concernées, très limitées.
Les fuites de carbone ne pourraient donc constituer un problème que pour quelques secteurs, à la fois fortement émetteurs et exposés à la concurrence internationale. La tentation est grande alors de les exempter de toute contrainte carbone, tant que les autres régions n’agissent pas. Les émissions mondiales de ces secteurs sont toutefois considérables. Par exemple, les industries du ciment et de l’acier sont à l’origine respectivement de 6 % et 5 % des émissions mondiales de GES. C’est dire la nécessité de démontrer qu’il est possible de limiter les émissions de ces secteurs sans générer des fuites importantes. Or, la crise économique a rendu extrêmement difficile toute évaluation empirique de l’impact du SCEQE dans ces secteurs. La question de la réalité des fuites sectorielles et de leur impact sur l’emploi reste donc entière.
Références :
La décision d’avoir une seconde période d’engagement au protocole de Kyoto, qui avait été prise lors de la conférence de Durban (Afrique du Sud) fin 2011, a été adoptée formellement à Doha (Qatar) lors de la conférence internationale sur le climat de décembre 2012. Cette seconde période a débuté le 1er janvier 2013 et durera 8 ans. Un nombre réduit de pays industrialisés ont décidé d’y participer : l’Union européenne (UE), la Norvège, la Suisse, la Croatie, le Kazakhstan, l'Ukraine, la Biélorussie, le Liechtenstein, Monaco et l’Australie. Au total, les engagements ne portent que sur 15 % environ des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), alors que ceux pris dans le cadre du protocole de Kyoto signé en 1997 portaient alors sur plus de 55 % des émissions mondiales enregistrées.[1]
Cette baisse très importante est d’abord due à la montée en puissance des grands émergents qui n’avaient pas pris d’engagements et qui émettent de plus en plus de GES. Ainsi, par exemple, la Chine est devenue le 1er émetteur mondial de GES en 2006, devant les Etats Unis.[2] Le problème est ensuite que de nombreux pays signataires du protocole de Kyoto en 1997 se sont retirés – et non des moindres – : outre les Etats-Unis qui ne l’ont en fait jamais ratifié, le Canada, le Japon et la Russie ont décidé de ne pas poursuivre.
Tous ces pays ont pourtant pris des engagements de réduction pour 2020 lors de la conférence de Copenhague en 2009, de même que la Chine, l’Afrique du Sud ou encore le Brésil. Ainsi, alors que la première période d’engagement correspondait à un monde bipolaire (les pays développés qui avaient pris des engagements d’un côté, les pays en développement pas encore contraints de l’autre), la seconde période débute avec un monde très fragmenté avec des niveaux de contraintes sur les émissions extrêmement dispersés, ce qui repose la question des fuites de carbone.
Dès lors, évaluer l’efficacité d’une politique climatique, et donc le risque de fuites de carbone, devient encore plus complexe mais tout aussi nécessaire.
Politiques climatiques et fuites de carbone
Identifié dès la signature du protocole de Kyoto, le risque de fuites renvoie à la possibilité que les politiques climatiques mises en œuvre dans une région conduisent à augmenter les émissions dans le reste du monde. Si le risque se concrétise, alors l’efficacité de la politique climatique est dégradée.
La réduction des émissions de GES passe, en premier lieu, par la baisse de la consommation des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz), ce qui exerce une pression à la baisse sur les prix de ces combustibles. Les pays n’appliquant pas de politiques climatiques et bénéficiant de prix des combustibles fossiles plus faibles peuvent alors être incités à augmenter leurs émissions (fuites liées aux marchés de l’énergie). En second lieu, les politiques climatiques augmentent les coûts de production des entreprises localisées dans les pays qui les mettent en œuvre, en particulier pour les industries très émissives, qui risquent alors de perdre des parts de marché au profit d’entreprises localisées ailleurs (fuites liées à la compétitivité).
Le protocole de Kyoto a été signé par 196 pays, dont une quarantaine avait pris des engagements de réduction de ses émissions pour la période 2008-2012, représentant au total une baisse de 5,2 % par rapport au niveau mesuré en 1990. La majorité des études réalisées dans le cadre des engagements du Protocole de Kyoto estiment que pour 100 tonnes d’émissions de GES évitées dans les pays ayant mis en œuvre des politiques climatiques, entre 5 et 25 tonnes supplémentaires sont émises ailleurs dans le monde (ce qui correspond donc à un taux de fuite de 5 à 25 %).[3] Les études suggèrent, en outre, qu’environ 90 % des fuites seraient dues aux variations de prix mondiaux de l’énergie (voir par exemple Bollen et al., 1999).
Le retrait des Etats-Unis du protocole de Kyoto en 2001 et la prise par l’UE de l’initiative sur les négociations internationales, avec une annonce très précoce de l’engagement qu’elle était prête à prendre après 2012 – une baisse de 20 % de ses émissions en 2020 par rapport à 1990 – ont conduit à tester de nouveaux scénarios dans lesquels l’UE appliquait, seule, une politique climatique ambitieuse. Cela a révélé une caractéristique importante du phénomène de fuites de carbone : l’ampleur mais aussi l’origine des fuites évolue en fonction de la taille de la coalition de pays menant une politique climatique. Ainsi, le taux de fuites, mais aussi la part des fuites due au canal « compétitivité », diminuent avec la taille de la coalition. Au niveau macroéconomique, les fuites liées à la baisse du prix des énergies fossiles restent néanmoins majoritaires.
Des fuites macroéconomiques aux fuites sectorielles
A partir de 2005, la mise en place d’un système de quotas d’émission de GES dans l’UE (SCEQE) a incité à davantage se concentrer sur les industries directement concernées. Il a alors été montré que le taux de fuite « macroéconomique » (i.e. pour l’ensemble de l’économie européenne) peut être très différent (et bien inférieur) aux taux de fuites évalués au niveau sectoriel. Kuik et Hofkes (2010) examinent ainsi un scénario dans lequel l’UE applique seule un objectif de réduction. Alors que le taux de fuite « macro » est de 10,8 %, le taux de fuite pour le secteur de l’acier est de 35 % (dont 94 % par le canal « compétitivité ») et celui pour le secteur des minéraux non-métalliques est de 19 % (dont 66 % dues à la compétitivité). La différence entre ces taux vient principalement de la faible part dans la production de l’UE des secteurs intensifs en énergie. D’autres études ont analysé l’impact du SCEQE sur la compétitivité de plusieurs secteurs en raisonnant à un niveau de désagrégation très fin (Carbon Trust, 2004; Hourcade et al., 2007). Ces analyses confirment que les évolutions pourraient être très contrastées entre secteurs, et même entre sous-secteurs. Les taux de fuites sectorielles seraient élevés, mais les quantités d’émissions concernées, très limitées.
Les fuites de carbone ne pourraient donc constituer un problème que pour quelques secteurs, à la fois fortement émetteurs et exposés à la concurrence internationale. La tentation est grande alors de les exempter de toute contrainte carbone, tant que les autres régions n’agissent pas. Les émissions mondiales de ces secteurs sont toutefois considérables. Par exemple, les industries du ciment et de l’acier sont à l’origine respectivement de 6 % et 5 % des émissions mondiales de GES. C’est dire la nécessité de démontrer qu’il est possible de limiter les émissions de ces secteurs sans générer des fuites importantes. Or, la crise économique a rendu extrêmement difficile toute évaluation empirique de l’impact du SCEQE dans ces secteurs. La question de la réalité des fuites sectorielles et de leur impact sur l’emploi reste donc entière.
Bollen, J., T. Manders et H. Timmer (1999), « Kyoto and carbon leakage », in « Economic Impact of Mitigation Measures », IPCC.
Carbon Trust (2004), « The European Emissions Trading Scheme : Implications for Industrial Competitiveness », CT-2004-04.
Dröge, S., H. Asselt, T. Brewer, M. Grubb, R. Ismer, Y. Yasuko, M. Mehling, S. Monjon, K. Neuhoff and P. Quirion (2009), « Tackling leakage in a world of unequal carbon prices », Climate Strategies Vol. 1.
Gerlagh, R. et O. Kuik (2007), « Carbon Leakage With International Technology Spillovers », FEEM Working Paper No. 33.2007.
Hourcade, J.-C., D. Demailly, K. Neuhoff et M. Sato (2007), « Differentiation and Dynamics of EU ETS Industrial Competitiveness Impacts », Climate Strategies.
Kuik, O. et M. Hofkes (2010), « Border adjustment for European emissions trading: Competitiveness and carbon leakage », Energy Policy No. 38.
Manders, T. et P. Veenendaal (2008), « Border tax adjustments and the EU-ETS », CPB Document No. 171.
Carbon Trust (2004), « The European Emissions Trading Scheme : Implications for Industrial Competitiveness », CT-2004-04.
Dröge, S., H. Asselt, T. Brewer, M. Grubb, R. Ismer, Y. Yasuko, M. Mehling, S. Monjon, K. Neuhoff and P. Quirion (2009), « Tackling leakage in a world of unequal carbon prices », Climate Strategies Vol. 1.
Gerlagh, R. et O. Kuik (2007), « Carbon Leakage With International Technology Spillovers », FEEM Working Paper No. 33.2007.
Hourcade, J.-C., D. Demailly, K. Neuhoff et M. Sato (2007), « Differentiation and Dynamics of EU ETS Industrial Competitiveness Impacts », Climate Strategies.
Kuik, O. et M. Hofkes (2010), « Border adjustment for European emissions trading: Competitiveness and carbon leakage », Energy Policy No. 38.
Manders, T. et P. Veenendaal (2008), « Border tax adjustments and the EU-ETS », CPB Document No. 171.
[1] Source : World Bank (World Development Indicators).
[2] Depuis 2010, les émissions de CO2 par tête en Chine (6,01 tCO2/tête) sont même devenues supérieures à celles en France (5,98 tCO2/tête). Elles restent néanmoins inférieures aux émissions par tête aux Etats Unis (18,22 tCO2/tête, source : US Energy Information Administration).
[2] Depuis 2010, les émissions de CO2 par tête en Chine (6,01 tCO2/tête) sont même devenues supérieures à celles en France (5,98 tCO2/tête). Elles restent néanmoins inférieures aux émissions par tête aux Etats Unis (18,22 tCO2/tête, source : US Energy Information Administration).
[3] Voir pour une synthèse Dröge et al. (2009). Ces taux de fuites ne sont pas des grandeurs mesurées, mais des valeurs construites à partir de modèles, ce qui explique la grande variabilité des résultats.