États-Unis-Chine : un conflit commercial de première ampleur
Ce texte est tiré d’une interview de Vittorio De Filippis, publiée le 24 septembre 2018 dans Libération.
La dernière décision de Trump, celle du 17 septembre, intervient après plusieurs autres mesures protectionnistes. La première, en mars, a concerné une cinquantaine de milliards de dollars d’importation dans l’acier et l’aluminium tous exportateurs confondus, puis une autre cinquantaine de milliards d’importations en provenance de Chine au cours de l’été, soit une centaine de milliards de dollars en tout. On pouvait alors relativiser en considérant que ce n’était finalement qu’un demi-point de PIB des États-Unis. Mais aujourd’hui, l’ensemble des importations surtaxées représente 300 milliards de dollars, soit 13 % des importations américaines et environ 1,5 % du PIB, chiffres considérables. La moitié des importations américaines en provenance de Chine sont surtaxées. En guise de rétorsion, la Chine vient d’annoncer qu’elle taxerait 60 milliards de dollars de produits américains, en plus des 50 milliards déjà taxés cet été en réponse aux premières mesures américaines. Cela représente plus des deux tiers des importations chinoises en provenance des États-Unis.
L’objectif de Trump : résister à la concurrence stratégique que représente désormais la Chine
Ce qui est ahurissant dans ce conflit, c’est que Donald Trump n’a jamais spécifié de façon cohérente quelles sont les concessions qu’il recherche et qu’il considérerait comme suffisantes. Son obsession, c’est la baisse du déficit commercial vis-à-vis de la Chine. Mais ce déficit a une racine macroéconomique : les États-Unis n’épargnent pas assez et consomment au-dessus de leurs moyens. Trump prétend rapatrier, grâce à ces mesures, une part de production industrielle aux États-Unis. Et de fait, les mesures dans la sidérurgie et l’aluminium ont provoqué une reprise d’investissement dans ce secteur. Mais, en l’occurrence, les pertes dans d’autres secteurs risquent d’être beaucoup plus importantes que les gains escomptés. Plus fondamentalement, l’objectif américain est de résister à la concurrence stratégique que représente désormais la Chine, et le fait que son économie est étroitement coordonnée par l’Etat et le Parti. La conséquence est qu’elle subventionne massivement ces entreprises dans les secteurs prioritaires, même si c’est de façon diffuse et souvent indirecte.
Les États-Unis craignent surtout de se faire dépasser par la Chine dans des secteurs de pointe. Ils cherchent à réagir à cette menace tant qu’il est encore temps. C’est une préoccupation aussi géopolitique qu’économique, ce qui passe par la nécessité, pour Washington, de rétablir une concurrence équitable en obtenant de la Chine qu’elle limite ses subventions à son industrie.
L’impact de cette surtaxation pour l’économie américaine ?
Il n’existe pas encore de données sur l’impact de ces mesures. Mais cela aura un effet sur le pouvoir d’achat des ménages américains. En clair, les produits made in China de grande consommation vont coûter plus cher aux Américains. Ce qui pourrait, in fine, avoir un impact sur l’inflation américaine. Cette taxe supplémentaire ne va pas être payée par les Chinois, mais bien par les ménages américains. Ce n’est pas parce qu’on instaure des surtaxes sur les importations que celles-ci s’arrêtent du jour au lendemain. Sur les 200 milliards de surtaxes annoncées par l’administration Trump, 50 milliards concernent des produits de grande consommation. Il y aura aussi des retombées sur les coûts de production des entreprises américaines qui utilisent des pièces et composants chinois. Enfin, les représailles chinoises vont faire perdre des débouchés aux entreprises américaines. Tout ceci va créer de l’incertitude qui pourrait se traduire par un gel des investissements… Les cours boursiers peuvent aussi en pâtir, et cet impact est celui qui risque de se matérialiser le plus immédiatement.
Le risque pour la Chine de perdre des débouchés
La Chine va de fait taxer une moins grande valeur d’importations, d’autant qu’elle n’est en conflit commercial qu’avec les États-Unis, alors que l’administration Trump a décidé, ou menacé, de surtaxer d’autres partenaires. Pour la Chine, c’est la perte de débouchés qui représente la principale menace. Il n’est pas exclu que cette perte engendre des surcapacités de production et des baisses de prix. Augmenter des droits de douane semble engendrer des réactions purement mécaniques sur le plan des effets économiques… Là où la Chine perd des débouchés, d’autres fournisseurs peuvent tenter d’y gagner des parts de marché. Mais s’il s’agit de ventes importantes, alors pour répondre à cette nouvelle demande il faut que les fournisseurs alternatifs investissent. Or, tout le monde manque de visibilité, personne ne peut dire combien de temps va durer ce conflit… Ce contexte refroidit les projets d’investissement de pays tiers qui voudraient prendre la place de la Chine.
Ce choc peut gripper le commerce mondial
Les répercussions directes affectent en premier lieu la Chine et les États-Unis. Le commerce de marchandises entre ces deux puissances représentait moins de 650 milliards de dollars en 2017, soit à peine 3,6 % du commerce mondial. Mais le commerce mondial est une sorte de toile de relations interdépendantes. Une grande partie de ce que la Chine exporte vers les États-Unis utilise des pièces et composants qui ont été fabriqués dans d’autres pays, asiatiques le plus souvent. Dans l’usine Asie, la Chine joue le rôle de plateforme d’exportation. Les effets indirects sur le Japon, la Corée, la Malaisie ou encore la Thaïlande pourraient donc être significatifs. En outre, si ce conflit commercial prive de débouchés certaines industries chinoises, cela déprimera leurs prix. La crise risque alors de se propager parce que les pays tiers et partenaires de la Chine ne voudront pas être la variable d’ajustement de la production chinoise.
On l’a vu avec les mesures prises par les États-Unis sur l’acier et l’aluminium et la décision de l’Union européenne de mettre en œuvre des mesures provisoires de sauvegarde pour se protéger des effets indirects. L’Europe cherche ainsi à éviter que des exportations de pays tiers, ne trouvant pas preneur aux États-Unis, ne viennent inonder son marché. C’est une façon de prendre acte de cette contagion, avec d’ailleurs le risque de l’entretenir.
Cette détérioration peut provoquer, par contagion, un effet négatif sur les places financières
Effectivement, on peut craindre que les marchés boursiers passent d’une vision plutôt positive à une autre négative. Dans cette hypothèse, si l’inversion devait être de grande ampleur alors le choc financier ne manquerait pas d’avoir une incidence sur l’économie mondiale. D’autant plus que les niveaux de valorisation des actions aux États-Unis sont anormalement élevés. Elles sont donc vulnérables aux mauvaises nouvelles. Actuellement, les conflits commerciaux sont l’un des principaux déterminants des valorisations boursières.
Ces surtaxes décidées par Trump peuvent accélérer une remontée des taux d’intérêt de la banque centrale des États-Unis
Ce conflit commercial intervient au moment où la conduite de la politique monétaire de la Fed est particulièrement difficile. L’incertitude est grande sur les déterminants structurels de l’économie américaine, et donc sur la bonne conduite de la politique monétaire. Or, ces taxes pourraient accélérer l’inflation. Si cela amenait la Fed à accélérer le relèvement de ses taux d’intérêt, ce ne serait pas sans conséquences sur les marchés financiers. C’est un sujet très sensible étant donné le niveau élevé de l’endettement. En particulier, les entreprises de certains pays émergents sont exposées par leur haut niveau d’endettement en dollars.
Les mesures de rétorsion possibles pour la Chine
La Chine ne pourra pas répondre proportionnellement à ce que va mettre en place Donald Trump. Et c’est pour cette raison que ce dernier se sent en situation de force. Mais la Chine sera peut-être plus résistante à ces dommages, à la fois parce que les ajustements sont plus faciles avec une croissance annuelle de 6,5 %, et parce que son régime non démocratique rend le pouvoir moins sensible à la mauvaise humeur de son opinion publique. Par ailleurs, la Chine met en œuvre une relance fiscale et monétaire, pour limiter l’impact négatif de la crise commerciale. D’autres leviers de réponse économique existent, par exemple la taxation des exportations de terres rares ou des pressions sur les entreprises américaines installées en Chine, mais la politique peut fournir des moyens de pression plus efficaces, par exemple au travers du dossier nord-coréen. Quant à utiliser l’arme de la dépréciation ou de la vente de bons du Trésor américain, je n’y crois guère, dans l’immédiat en tout cas, cela présente trop d’inconvénients pour la Chine.
https://www.liberation.fr/planete/2018/09/24/etats-unis-chine-nous-sommes-dans-un-conflit-commercial-de-premiere-ampleur_1680957