Sanctions commerciales contre la Russie : où en est l’UE après 100 jours de guerre ?
Reprenons le déroulé chronologique de ces sanctions afin de mieux en évaluer leurs effets.
Des sanctions à effets multiples
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Le 25 février, le Conseil interdisait les exportations de biens duals (conçus pour l’usage civil mais susceptibles d’être détournés à des fins militaires – leur liste est longue, elle couvre des produits chimiques, des alliages de métaux particuliers, des protections contre des agents chimiques et biologiques, etc.), mais également des pièces de rechange pour l’aéronautique et des biens destinés à être utilisés par les raffineries russes.
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Le 9 mars, les exportations de certains équipements pour la navigation maritime et pour les communications radio étaient interdites.
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Le 15 mars, la liste s’est allongée avec l’interdiction d’exporter des biens de luxe. Ce quatrième paquet a aussi été le premier à mettre en place des interdictions d’importer certains biens en provenance de Russie. Cela étant, il s’agissait d’un tout petit pas : les importations de certains produits en acier et aluminium, déjà affectées par des mesures de sauvegarde (c’est-à-dire des limitations des quantités importées), sont devenues totalement interdites.
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Ce sera le cinquième paquet, celui du 8 avril, qui va vraiment entrer dans le dur des interdictions d’importer des produits de Russie, en couvrant les importations de charbon, de ciment, de produits en caoutchouc, en bois, de certains alcools et produits de la pêche. Ce paquet couvre aussi les importations d’engrais potassiques sans toutefois les interdire, mais en les soumettant à des quotas d’importation. Le volume de ces quotas est considérable, équivalent aux importations en provenance de Russie. Il s’agit ici surtout de limiter le contournement de l’interdiction d’importer ces engrais depuis la Biélorussie en vigueur depuis 2021.
- Le sixième paquet, interdisant 90 % des importations de pétrole en provenance de Russie d’ici fin 2022, a été adopté le 3 juin. À partir de là les sanctions commerciales deviennent massives : à la fin de l’année, 65 % des importations de l’UE en provenance de Russie seront interdites, contre 10 % en avril 2022 après le cinquième paquet.
Comme le rappellent les économistes Matthieu Crozet et Julian Hinz, « l’embargo commercial est une arme pour les puissants ». En clair, plus le pays est grand, plus il inflige de coûts au pays sanctionné, qui perd un fournisseur et des débouchés importants. Et pour le pays qui impose l’embargo, les coûts seront d’autant plus élevés que le pays visé est important.
En 2021, la Russie était le cinquième partenaire commercial de l’UE, représentant près de 6 % des échanges européens avec le monde. Les montants en jeu sont considérables : 258 milliards d’euros, dont 159 milliards d’importations (pour l’UE).
Le double avantage de l’UE
Depuis le cinquième paquet de mesures, les sanctions commerciales sur les importations russes concernent 10 % des biens russes franchissant la frontière européenne, pour un montant total de 14 à 17 milliards d’euros (selon les données de 2019). Lorsque le sixième paquet sera pleinement effectif, d’ici la fin de l’année, cette part montera à 65 %.
Ces parts ne sont pas négligeables, les effets négatifs attendus non plus. Néanmoins, l’UE a deux avantages face à la Russie : son importante intégration commerciale et son poids économique. En effet, si les sanctions européennes (sixième paquet inclus) couvrent 25 % des exportations russes acheminées vers l’ensemble des partenaires de la Russie, elles représentent 5 % des importations totales de l’UE. La dissymétrie est forte. Pour le dire autrement, le commerce russe est plus dépendant des acheteurs européens que ne l’est le commerce européen des vendeurs russes.
Ces chiffres agrégés cachent des disparités fortes d’un secteur à l’autre. Par exemple, dans le secteur du bois, les sanctions déjà en place s’appliquent à l’ensemble des importations européennes provenant de Russie ; dans le secteur de l’énergie (combustibles minéraux), plus de 78 % des importations provenant de Russie seront interdites d’ici la fin de l’année*. En revanche, la part des importations d’aluminium interdites est dix fois plus faible, égale à environ 8 %.
La couverture élevée de certains secteurs peut fragiliser les chaînes de production européennes. C’est dans les secteurs de l’énergie et des engrais que les importateurs européens sont les plus dépendants des produits russes. Un peu plus de 40 % du charbon et des engrais couverts par les sanctions, ainsi qu’environ 30 % du pétrole sont importés de Russie. Ces biens ont la particularité d’entrer en amont des chaînes de production en tant que produits intermédiaires.
En ce sens, une rupture d’approvisionnement de ces produits pourrait se traduire par une réduction de la production européenne dans les secteurs exploitant ces biens, d’une valeur potentiellement plus élevée que celle des sanctions initiales. La question de l’ampleur d’un tel effet « boule de neige » est au cœur du débat actuel sur l’impact potentiel des sanctions sur le pétrole et le gaz naturel. L’effet estimé dépend d’un côté de la facilité à trouver d’autres fournisseurs de biens sanctionnés et, de l’autre, de la possibilité de substituer les biens sanctionnés par des produits similaires.
Les interdictions d’importer depuis la Russie vont donc amener les entreprises à adapter leur production, soit en cherchant des sources alternatives pour les produits interdits, soit en les remplaçant par des biens similaires. Ces mécanismes permettront de ne pas arrêter totalement la production dans les secteurs concernés mais génèreront bien entendu des coûts supplémentaires. En partie, ces coûts seront absorbés par les marges des entreprises et en partie passés en augmentation des prix au consommateur final ou au client. Reste à savoir quels sont les autres pays qui pourraient fournir l’Union européenne.
Chaises musicales
Prenons l’exemple des combustibles minéraux. Près d’un tiers du charbon et du pétrole importé par l’UE provient de Russie. Pour le pétrole, la Russie est le premier fournisseur de l’UE, suivie de loin par la Norvège, le Kazakhstan et les États-Unis, avec 8 % de parts de marché pour chacun de ces pays. L’OPEP+ a annoncé le 2 juin qu’elle augmenterait son offre d’environ 1,5 % à partir de juillet, ce qui représente environ 25 % des quantités de pétrole que l’UE n’importera plus de Russie.
C’est bien un jeu de chaises musicales sur le marché du pétrole qui s’annonce : la production russe irait vers les pays asiatiques, libérant ainsi une partie des exportations de l’OPEP+, qui pourraient être réorientées vers l’UE.
Par ailleurs, les importations européennes peuvent être aussi limitées par des représailles russes ciblant des produits sur lesquels la Russie a une position dominante. C’est ce qu’il s’est produit avec l’interruption des livraisons de gaz à certains pays de l’UE. D’autres pays et d’autres produits pourraient être visés à la suite du sixième paquet de sanctions européennes. Mais, comme l’a souligné le président français, face au choix de la Russie de poursuivre sa guerre en Ukraine, difficile de ne pas réagir « en Européens unis et solidaires du peuple ukrainien ».
Dans un autre billet du CEPII, nous avons montré que les données de commerce ne sont pas forcément fiables pour les échanges de gaz naturel. Ceci dit, l’anomalie que nous constations était particulièrement prégnante pour les données au niveau de chaque État membre, mais moins lorsque les données étaient agrégées au niveau de l’UE. Après vérification, les écarts entre les données de commerce et celles d’énergie pour le chapitre 27 dans les graphiques de ce blog sont faibles. Une seule source de données pour tous les graphiques est donc mobilisée : la base de données BACI du CEPII.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.