Le blog du CEPII

L’inflation à l’assaut du consensus pro-industrie en Allemagne

Alors que l’inflation atteint en Allemagne des niveaux records – 7,6 % en juin sur un an – , les pressions pour des hausses de salaires ne font que s’accentuer.

Retrouvez le point de vue de Thomas Grjebine sur l’inflation en Allemagne via son article paru dans Alternatives Économiques.
Par Thomas Grjebine
 Billet du 21 septembre 2022 - Dans les médias


Alors que l’inflation atteint en Allemagne des niveaux records – 7,6 % en juin sur un an – , les pressions pour des hausses de salaires ne font que s’accentuer. Le premier syndicat allemand IG Metall réclame 8 % d’augmentation pour les salariés de la métallurgie lors des négociations prévues à l’automne. Le patronat dénonce de son côté le risque d’une boucle prix-salaire et d’une perte de compétitivité de l’industrie. « Cela n’aide personne si les entreprises ne sont plus en mesure de maintenir les emplois en Allemagne », a ainsi déclaré le président de la fédération patronale Gesamtmetall.

Depuis l’après-guerre, la compétitivité de l’industrie est un paramètre central des négociations salariales en Allemagne. Sa préservation a longtemps fait consensus. Le retour de l’inflation et la baisse du pouvoir d’achat qui l’accompagne pourraient pourtant fragiliser fortement ce compromis pro-industrie, ce qui sonnerait le glas d’une composante centrale du modèle économique allemand [1].

L’inflation engendre des demandes de rééquilibrages salariaux et des tensions sociales qui elles-mêmes alimentent les dynamiques inflationnistes. L’inflation est en effet nourrie par l’affrontement des groupes sociaux pour maintenir ou élargir leur part de la richesse nationale (Grjebine, 2022). A l’inverse, un climat social apaisé permet de limiter les conflits inflationnistes. C’est souvent ainsi qu’est décrit le climat social en Allemagne : il serait caractérisé par des négociations sereines et par une absence de conflit. En fait, il se définit plutôt par l’aptitude des partenaires sociaux à surmonter les conflits en négociant des compromis. Et ces compromis sont possibles car les parties s’accordent largement sur les objectifs.

Depuis 1945, la défense de l’industrie et la compétitivité sont jugées prioritaires aussi bien par les gouvernements que par les partenaires sociaux. Pour atteindre ces objectifs, la stabilité des prix est perçue comme fondamentale. Au nom de la compétitivité, l’Allemagne a ainsi fait le choix de la modération salariale, de façon plus ou moins continue, depuis l’après-guerre [2]. Ce qui signifie que la priorité a été donnée à l’équilibre externe (excédents commerciaux) au détriment de l’équilibre interne (la demande domestique) [3]. Si cette stratégie a pu être mise en œuvre sur longue période c’est qu’elle faisait relativement consensus. La modération salariale a ainsi été souvent défendue par les syndicats eux-mêmes, très soucieux de la préservation des emplois industriels.

C’est le cas dès l’après-guerre. Afin de favoriser la reconstruction du pays, les syndicats allemands acceptent dans les années 1950 une modération salariale – l’inflation est ainsi de 1 % en Allemagne entre 1950 et 1958, contre 6 % en France. La période inflationniste des années 1970 est également emblématique de cette priorité donnée à la compétitivité industrielle. L’Allemagne fut le seul pays d’Europe de l’Ouest à réussir à stabiliser son inflation au cours de cette décennie. L’augmentation des prix (5 %) y fut presque deux fois plus faible qu’en France (10 %).

La recette allemande fut à la fois une politique monétaire plus stricte et (surtout) la négociation salariale qui limita plus qu’ailleurs les conflits inflationnistes. Dans les années 1980, la croissance des coûts salariaux unitaires fut aussi moins rapide en RFA que celle enregistrée en moyenne dans les pays de l’OCDE.

La réunification met sur pause la modération salariale

Comme dans la période actuelle, cette modération salariale va déboucher, au début des années 1990, sur des demandes de rééquilibrages salariaux. Les positions des partenaires sociaux paraissent à l’époque difficilement réconciliables : alors que le patronat met l’accent sur la nécessité de réduire les coûts de production, les syndicats mettent en avant les effets négatifs sur la demande d’un recul du pouvoir d’achat. Un compromis va pourtant être trouvé : dans un contexte où la priorité est de réussir la réunification, les négociations vont aboutir à des hausses de salaires.

Ces accords salariaux vont cependant être critiqués, notamment sur le choix d’aligner les salaires est-allemands sur ceux de l’Ouest en dépit du fort différentiel de productivité des entreprises. Ils sont accusés d’aggraver la crise que connaît l’industrie allemande dans les années 1990 et de favoriser la montée du chômage. Le célèbre économiste Rudiger Dornbusch écrit ainsi : « Alourdie par la réunification et par des charges salariales excessives, l’Allemagne est totalement dépassée en matière de compétitivité » (Le Figaro du 11 février 1994). On parle à l’époque de faillite du modèle allemand.

La crise de l’industrie et la montée du chômage poussent très vite les syndicats à revenir à la modération salariale. Dès 1995, IG Metall se déclare prêt à accepter une stagnation des salaires réels, c’est-à-dire des augmentations des salaires nominaux ne compensant que l’inflation, en échange de créations d’emplois. C’est l’origine des accords de « grande modération salariale », signés au début des années 2000 par les organisations syndicales et patronales, qui actent que les augmentations de productivité ne doivent pas être utilisées pour des hausses de salaires réels mais pour augmenter l’emploi. Soit une stratégie interne pour dévaluer le taux de change réel.

Entre 1999 et 2008, les coûts unitaires de la main-d’œuvre dans le secteur manufacturier vont ainsi diminuer de près de 9 %. Cette stratégie sera poursuivie jusqu’au milieu des années 2010. A la suite de la crise de 2007-2009, les deux grands syndicats IG Metall et IG Mines/Chimie/Energie (IG Bergbau-Chemie-Energie), qui couvrent l’essentiel de l’industrie exportatrice allemande, ont à nouveau opté pour la modération salariale en échange d’une préservation de l’emploi. Dans les négociations de 2010, cette priorité les fait ainsi renoncer à toute revendication chiffrée en matière de rémunération pour se contenter d’augmentations forfaitaires.

Avant la pandémie, l’Allemagne semblait privilégier un rééquilibrage des salaires. Après des années de modération salariale, la croissance des salaires s’était ainsi nettement améliorée depuis le milieu des années 2010, poussée par les fortes revendications syndicales et par l’adoption par le gouvernement d’un salaire minimum légal en 2015 qui a contribué à faire remonter les salaires, en particulier au bas de la distribution. Le relèvement du salaire minimum horaire de 22 % (à 12 euros brut), une mesure phare du programme du chancelier Olaf Scholz, votée en juin et qui devrait entrer en vigueur au 1er octobre, s’inscrit également dans cette volonté de rééquilibrage.

Cette phase pourrait cependant ne pas durer. Avec le retour de l’inflation, le gouvernement allemand a d’ores et déjà appelé les syndicats à la modération salariale. Le chancelier a ainsi félicité les partenaires sociaux de l’industrie chimique qui ont choisi une « voie intéressante » avec un paiement exceptionnel unique pour les salariés qui permet de compenser les pertes de pouvoir d’achat dues à l’inflation, sans peser durablement sur les coûts des entreprises.

Changement de cap en octobre ?

Conscient de l’importance des négociations collectives qui s’ouvrent en octobre, Olaf Scholz veut discuter avec les employeurs et les syndicats d’une « action concertée » contre l’inflation élevée. Une intervention gouvernementale qui ne va pas de soi, car elle contrevient à un principe fondamental des rapports sociaux en Allemagne qui veut que l’Etat n’interfère pas dans les négociations salariales entre patronat et syndicats.

Le chancelier s’inspire en fait de Karl Schiller, ministre de l’Economie social-démocrate de la fin des années 1960, qui avait initié des discussions associant le parlement, les Länder, la banque centrale et surtout les syndicats et fédérations patronales. L’objectif de cette « action concertée » était de trouver un équilibre entre quatre objectifs – la croissance, le plein-emploi, la stabilité des prix, et l’équilibre des échanges extérieurs –, ce qui fut appelé le « carré magique ». En pratique, ce furent surtout la contrainte extérieure et la stabilité des prix qui furent privilégiées, au détriment de l’équilibre interne, c’est-à-dire de la demande.

Il est encore trop tôt pour prévoir l’issue des négociations, et pour savoir si le compromis pro-industrie de 1945 sera remis en cause. Le retour de l’inflation rend en tout cas très difficile l’adoption d’un tel compromis. Le pouvoir d’achat s’est en effet fortement dégradé : les salaires réels devraient baisser de 3 % en Allemagne en 2022. Par ailleurs, les syndicats sont en perte de vitesse depuis plusieurs années, ce qui peut les inciter à durcir leurs revendications (IG Metall a perdu 45 000 adhérents en 2021). Et ce d’autant que la compression des salaires durant la pandémie leur est reprochée. IG Metall avait renoncé à toute augmentation des salaires en 2020 et avait accepté en 2021 des primes sans augmentation des salaires. 

La légitimité même des syndicats de l’industrie est en fait remise en cause. Dans un marché du travail qui a beaucoup évolué depuis vingt ans, il leur est également fait grief de trop défendre les « insiders » au détriment des autres formes d’emploi. Une part croissante du salariat en Allemagne a en effet décroché depuis les années 2000 des standards sociaux du secteur industriel exportateur. Les entreprises du secteur ont massivement eu recours à l’intérim et à l’externalisation d’activités afin de baisser le coût du travail. La préservation d’emplois stables et bien payés a ainsi été facilitée par le développement d’une main-d’œuvre plus précarisée.

Quoi qu’il en soit, avec la polarisation du marché du travail, le paysage contractuel ne peut désormais plus être réduit aux négociations dans les grands secteurs exportateurs. Les négociations dans la métallurgie et la chimie ont perdu une partie de leur effet d’entraînement sur l’ensemble des négociations. Lors de la crise de 2007-2009, alors que les syndicats dans ces deux branches optent pour la modération, dans d’autres activités, ils ont appelé à faire grève pour obtenir des augmen­tations de rémunération et des améliorations du statut.

Pour autant, il risque d’être difficile de remettre en cause un modèle industriel, si structurant pour l’économie et la société allemandes depuis 1945. Le contexte n’est pas non plus propice à une telle remise en cause. La compétitivité industrielle allemande est d’ores et déjà affectée par l’explosion des coûts de l’énergie, par l’envolée des prix des matières premières et par la guerre en Ukraine (Commun, 2022). Les organisations syndicales et patronales ont par exemple fermement dénoncé les risques de faillites industrielles qu’un arrêt des importations d’énergie russes pourrait provoquer.

L’issue des négociations ne sera pas seulement déterminante pour l’Allemagne, mais aussi pour la zone euro. Une inflation plus forte outre-Rhin pourrait inciter la Banque centrale européenne à durcir plus fortement sa politique monétaire, avec un risque accru de récession pour toute la zone. De fortes revalorisations salariales en Allemagne favoriseraient cependant un rééquilibrage de la demande dans la zone, ce qui pourrait soulager nos exportateurs et donner plus de marges de manœuvre à la politique économique française.

Cet article est republié à partir de Alternatives Economiques. Lire l’article original.

Monnaie & Finance  | Compétitivité & Croissance  | Politique économique 
< Retour