De la pertinence du rachat des titres souverains par la Banque centrale européenne
Jeudi dernier (le 5 juillet), la Banque centrale européenne (BCE) a décidé de baisser son taux de refinancement à 0,75%, franchissant pour la première fois le plancher historique de 1%. Plus important encore, elle a réduit à 0% la rémunération des dépôts au jour le jour.
Par Urszula Szczerbowicz
Billet du 10 juillet 2012
La BCE encourage ainsi les banques européennes à convertir leurs liquidités reçues lors des deux opérations de refinancement à long terme (3-year LTROs) en crédits aux entreprises et aux ménages plutôt que de les conserver sous forme de dépôts auprès de la banque centrale.
Cette décision de diminuer les taux d’intérêt était largement attendue et n’a pas suffit à calmer les marchés financiers. Au lendemain des annonces, les taux longs italiens et espagnols étaient sous tension et les marchés boursiers en baisse. Les acteurs de marché semblaient attendre que la BCE annonce des mesures non-conventionnelles supplémentaires mais Mario Draghi a rapidement refroidi de tels espoirs.
Depuis le début de la crise des subprimes, la BCE a mis en œuvre une série de mesures non-conventionnelles. Les politiques monétaires traditionnelles n’avaient plus les effets escomptés du fait de dysfonctionnements dans certains segments des marchés financiers. Les canaux de transmission classiques semblaient défectueux : les politiques de taux n’avaient plus qu’un effet limité sur les autres taux d’intérêt. Le cadre opérationnel de la BCE était pourtant assez flexible pour s’ajuster aux nouvelles circonstances et graduellement de nouvelles mesures non-conventionnelles ont été introduites : a) la fourniture de liquidités à taux fixe sans limite de montant (Fixed-rate full-allotment, FRFA) ; b) l’allongement de la maturité des prêts cédés lors des opérations de refinancements jusqu’à 3 ans ; c) la fourniture de liquidités en devises ; d) une extension de l’éventail des collatéraux acceptés ; e) l’achat direct d’obligations sécurisées ; f) l’achat d’obligations d’Etats (Securities Markets Programme, SMP).
Alors que d’autres banques centrales en faisaient également usage, les mesures non-conventionnelles se sont graduellement imposées comme des outils incontournables de la politique monétaire. Une littérature foisonnante traite des canaux théoriques et de l’effet empirique des ces politiques alternatives ainsi que sur les risques qu’elles font encourir aux bilans des banques centrales et à leur crédibilité. De toutes les mesures non-conventionnelles, le rachat de titres publics semble être la plus polémique puisqu’elle remet en question la séparation de la politique monétaire et budgétaire. Pour les banques centrales nationales, un achat direct de titres publics réalisé en parallèle d’un stimulus budgétaire peut éveiller les anticipations d’une monétisation de la dette publique. Dans la zone euro, la décision de la BCE d’acheter des obligations de certains Etats (essentiellement du Sud de l’Europe) pose la question du choix, arbitraire, de diminuer les coûts d’emprunts de certains membres de la zone plutôt que d’autres. De plus, le risque porté au bilan de la banque centrale peut endommager la poursuite de son objectif initial : la stabilité des prix.
La question des achats de titres souverains est un sujet sensible et politique. La mise en œuvre du programme SMP a suscité de nombreuses controverses sur les dommages potentiels qu’il pourrait infliger à la crédibilité de la BCE. La question de savoir si la BCE devrait, ou non, être responsable de ces achats est pertinente. Néanmoins, il est important d’évaluer l’efficacité de la mesure elle-même et les arguments qui ont été formulés en sa faveur par les études théoriques et empiriques.
Les modèles théoriques prédisent en effet l’augmentation du prix d’un titre dont l’offre a baissé. L’achat d’obligations à long-terme devrait donc permettre de diminuer les taux d’intérêt en réduisant la prime de risque (Vayanos et Vila, 2009). Les études empiriques confirment que l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) aux Etats-Unis et au Royaume-Uni a permis une réduction des taux d’intérêt et, dès lors, du coût d’emprunt des gouvernements, des entreprises et des ménages (voir Krishnamurthy et al., 2011 et Szczerbowicz, 2011 pour les Etats-Unis, et voir Joyce et al., 2011, pour le Royaume-Uni). Concernant la zone euro, j’ai mené une étude événementielle basée sur régression afin de comparer l’impact des différentes mesures non-conventionnelles de la BCE sur la réduction des coûts d’emprunt sur les marchés pour les banques et les gouvernements. Les résultats montrent que le programme SMP a significativement baissé les taux longs sur les obligations des Etats du Sud de l’Europe. L’impact, mesuré par la réponse des titres financiers sur un jour, est compris entre 25 points de base (en Italie) et 376 points de base (en Grèce). Les mesures d’assouplissement quantitatif aux Etats-Unis et au Royaume-Uni avaient également permis une réduction des spreads souverains (mesurés comme la différence entre les taux d’intérêt sur les obligations souveraines à long-terme et les swaps de taux sans risque) mais dans une moindre mesure : les spreads souverains ont perdu respectivement 8 et 9 points de base. Le fort impact en zone euro laisse penser que l’intervention de la banque centrale sur les marchés souverains est particulièrement efficace quand le risque souverain est fort.
L’argument évoqué parfois contre le programme SMP est qu’il n’a pas permis une réduction permanente des taux à long-terme. Il ne faut cependant pas oublier qu’aucune mesure n’est capable de le faire dans un contexte où l’incertitude sur la sortie de la crise des dettes souveraines en zone euro s’intensifie chaque semaine.
L’économie de la zone euro est de plus en plus comparée à la « décennie perdue » de l’économie japonaise : des banques sous-capitalisées devant de désendetter, un manque criant d’opportunités d’investissement rentables pour les entreprises, une politique de taux proches de zéro, etc. Il semble alors d’autant plus important de tenir compte des leçons de l’expérience japonaise. La Banque du Japon a été la première à élargir son bilan afin de stimuler la demande agrégée. Néanmoins, cette augmentation a été très limitée par comparaison à l’extension actuelle des bilans des banques centrales (de 50% entre 2001-2006 contre 230% pour la Fed et 150% pour la BCE depuis 2007). De plus, cette extension s’est faite dans des proportions équilibrées par des rachats d’obligations à long-terme et la fourniture de liquidités à court-terme aux banques commerciales. Ce type d’assouplissement quantitatif, non agressif, a échoué dans son objectif de stimuler l’économie. Les prêts distribués aux banques sous-capitalisées n’ont pas été convertis en crédits aux entreprises ou aux ménages tandis que les rachats d’obligations à long-terme n’ont pas été suffisants pour modifier leur taux d’intérêt ni leur prix (un achat mensuel de 400-1200 milliards de JPY, qui correspondent grossièrement à 3,5-10 milliards de USD, à comparer aux achats mensuels de 75 milliards de USD dans le cadre du QE2 mené par la Fed).
Il pourrait y avoir un avantage supplémentaire à l’achat d’obligations souveraines : certaines études empiriques (Krishnamurthy et al., 2011 et Szczerbowicz, 2011) montrent que cela peut augmenter les anticipations d’inflation à long-terme. Ce n’est pas l’effet que la BCE cherche pour le moment, mais quand la politique de taux se rapproche de zéro il est important de savoir qu’il existe des outils pour faire face aux anticipations déflationnistes.
Références:
Joyce Michael A. S., Ana Lasaosa, Ibrahim Stevens et Matthew Tong, 2011. "The Financial Market Impact of Quantitative Easing in the United Kingdom", International Journal of Central Banking, vol. 7(3), pages 113-161, septembre.
Krishnamurthy Arvind et Annette Vissing-Jorgensen, 2011. "The Effects of Quantitative Easing on Interest Rates: Channels and Implications for Policy", NBER Working Papers 17555, National Bureau of Economic Research, Inc.
Szczerbowicz Urszula, 2011. "Are Unconventional Monetary Policies Effective?", Working Papers CELEG 1107, Dipartimento di Economia e Finanza, LUISS Guido Carli.
Vayanos Dimitri et Jean-Luc Vila, 2009. "A Preferred-Habitat Model of the Term Structure of Interest Rates", NBER Working Papers 15487, National Bureau of Economic Research, Inc.
Cette décision de diminuer les taux d’intérêt était largement attendue et n’a pas suffit à calmer les marchés financiers. Au lendemain des annonces, les taux longs italiens et espagnols étaient sous tension et les marchés boursiers en baisse. Les acteurs de marché semblaient attendre que la BCE annonce des mesures non-conventionnelles supplémentaires mais Mario Draghi a rapidement refroidi de tels espoirs.
Depuis le début de la crise des subprimes, la BCE a mis en œuvre une série de mesures non-conventionnelles. Les politiques monétaires traditionnelles n’avaient plus les effets escomptés du fait de dysfonctionnements dans certains segments des marchés financiers. Les canaux de transmission classiques semblaient défectueux : les politiques de taux n’avaient plus qu’un effet limité sur les autres taux d’intérêt. Le cadre opérationnel de la BCE était pourtant assez flexible pour s’ajuster aux nouvelles circonstances et graduellement de nouvelles mesures non-conventionnelles ont été introduites : a) la fourniture de liquidités à taux fixe sans limite de montant (Fixed-rate full-allotment, FRFA) ; b) l’allongement de la maturité des prêts cédés lors des opérations de refinancements jusqu’à 3 ans ; c) la fourniture de liquidités en devises ; d) une extension de l’éventail des collatéraux acceptés ; e) l’achat direct d’obligations sécurisées ; f) l’achat d’obligations d’Etats (Securities Markets Programme, SMP).
Alors que d’autres banques centrales en faisaient également usage, les mesures non-conventionnelles se sont graduellement imposées comme des outils incontournables de la politique monétaire. Une littérature foisonnante traite des canaux théoriques et de l’effet empirique des ces politiques alternatives ainsi que sur les risques qu’elles font encourir aux bilans des banques centrales et à leur crédibilité. De toutes les mesures non-conventionnelles, le rachat de titres publics semble être la plus polémique puisqu’elle remet en question la séparation de la politique monétaire et budgétaire. Pour les banques centrales nationales, un achat direct de titres publics réalisé en parallèle d’un stimulus budgétaire peut éveiller les anticipations d’une monétisation de la dette publique. Dans la zone euro, la décision de la BCE d’acheter des obligations de certains Etats (essentiellement du Sud de l’Europe) pose la question du choix, arbitraire, de diminuer les coûts d’emprunts de certains membres de la zone plutôt que d’autres. De plus, le risque porté au bilan de la banque centrale peut endommager la poursuite de son objectif initial : la stabilité des prix.
La question des achats de titres souverains est un sujet sensible et politique. La mise en œuvre du programme SMP a suscité de nombreuses controverses sur les dommages potentiels qu’il pourrait infliger à la crédibilité de la BCE. La question de savoir si la BCE devrait, ou non, être responsable de ces achats est pertinente. Néanmoins, il est important d’évaluer l’efficacité de la mesure elle-même et les arguments qui ont été formulés en sa faveur par les études théoriques et empiriques.
Les modèles théoriques prédisent en effet l’augmentation du prix d’un titre dont l’offre a baissé. L’achat d’obligations à long-terme devrait donc permettre de diminuer les taux d’intérêt en réduisant la prime de risque (Vayanos et Vila, 2009). Les études empiriques confirment que l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) aux Etats-Unis et au Royaume-Uni a permis une réduction des taux d’intérêt et, dès lors, du coût d’emprunt des gouvernements, des entreprises et des ménages (voir Krishnamurthy et al., 2011 et Szczerbowicz, 2011 pour les Etats-Unis, et voir Joyce et al., 2011, pour le Royaume-Uni). Concernant la zone euro, j’ai mené une étude événementielle basée sur régression afin de comparer l’impact des différentes mesures non-conventionnelles de la BCE sur la réduction des coûts d’emprunt sur les marchés pour les banques et les gouvernements. Les résultats montrent que le programme SMP a significativement baissé les taux longs sur les obligations des Etats du Sud de l’Europe. L’impact, mesuré par la réponse des titres financiers sur un jour, est compris entre 25 points de base (en Italie) et 376 points de base (en Grèce). Les mesures d’assouplissement quantitatif aux Etats-Unis et au Royaume-Uni avaient également permis une réduction des spreads souverains (mesurés comme la différence entre les taux d’intérêt sur les obligations souveraines à long-terme et les swaps de taux sans risque) mais dans une moindre mesure : les spreads souverains ont perdu respectivement 8 et 9 points de base. Le fort impact en zone euro laisse penser que l’intervention de la banque centrale sur les marchés souverains est particulièrement efficace quand le risque souverain est fort.
L’argument évoqué parfois contre le programme SMP est qu’il n’a pas permis une réduction permanente des taux à long-terme. Il ne faut cependant pas oublier qu’aucune mesure n’est capable de le faire dans un contexte où l’incertitude sur la sortie de la crise des dettes souveraines en zone euro s’intensifie chaque semaine.
L’économie de la zone euro est de plus en plus comparée à la « décennie perdue » de l’économie japonaise : des banques sous-capitalisées devant de désendetter, un manque criant d’opportunités d’investissement rentables pour les entreprises, une politique de taux proches de zéro, etc. Il semble alors d’autant plus important de tenir compte des leçons de l’expérience japonaise. La Banque du Japon a été la première à élargir son bilan afin de stimuler la demande agrégée. Néanmoins, cette augmentation a été très limitée par comparaison à l’extension actuelle des bilans des banques centrales (de 50% entre 2001-2006 contre 230% pour la Fed et 150% pour la BCE depuis 2007). De plus, cette extension s’est faite dans des proportions équilibrées par des rachats d’obligations à long-terme et la fourniture de liquidités à court-terme aux banques commerciales. Ce type d’assouplissement quantitatif, non agressif, a échoué dans son objectif de stimuler l’économie. Les prêts distribués aux banques sous-capitalisées n’ont pas été convertis en crédits aux entreprises ou aux ménages tandis que les rachats d’obligations à long-terme n’ont pas été suffisants pour modifier leur taux d’intérêt ni leur prix (un achat mensuel de 400-1200 milliards de JPY, qui correspondent grossièrement à 3,5-10 milliards de USD, à comparer aux achats mensuels de 75 milliards de USD dans le cadre du QE2 mené par la Fed).
Il pourrait y avoir un avantage supplémentaire à l’achat d’obligations souveraines : certaines études empiriques (Krishnamurthy et al., 2011 et Szczerbowicz, 2011) montrent que cela peut augmenter les anticipations d’inflation à long-terme. Ce n’est pas l’effet que la BCE cherche pour le moment, mais quand la politique de taux se rapproche de zéro il est important de savoir qu’il existe des outils pour faire face aux anticipations déflationnistes.
Références:
Joyce Michael A. S., Ana Lasaosa, Ibrahim Stevens et Matthew Tong, 2011. "The Financial Market Impact of Quantitative Easing in the United Kingdom", International Journal of Central Banking, vol. 7(3), pages 113-161, septembre.
Krishnamurthy Arvind et Annette Vissing-Jorgensen, 2011. "The Effects of Quantitative Easing on Interest Rates: Channels and Implications for Policy", NBER Working Papers 17555, National Bureau of Economic Research, Inc.
Szczerbowicz Urszula, 2011. "Are Unconventional Monetary Policies Effective?", Working Papers CELEG 1107, Dipartimento di Economia e Finanza, LUISS Guido Carli.
Vayanos Dimitri et Jean-Luc Vila, 2009. "A Preferred-Habitat Model of the Term Structure of Interest Rates", NBER Working Papers 15487, National Bureau of Economic Research, Inc.
Retrouvez plus d'information sur le blog du CEPII. © CEPII, Reproduction strictement interdite. Le blog du CEPII, ISSN: 2270-2571 |
|||
|