Le blog du CEPII

Chine : l’enjeu économique du troisième plenum

Les directives concernant la réforme économique sont très ambitieuses. Leur cohérence peut être mise en évidence dans le registre d’une transformation générale du système des prix des facteurs de production.
Par Michel Aglietta
 Billet du 4 décembre 2013


La réforme économique occupe une place majeure dans la feuille de route du Comité central du PCC. Il s’agit de la troisième phase de la transformation engagée par Deng Xiaoping en 1978. Le registre dans lequel on peut suivre la continuité de la réforme dans la succession de ses phases est celui des prix. Chaque phase introduit le marché dans de nouveaux domaines de la formation des prix et finit par buter sur les distorsions provoquées par les conflits d’intérêts engendrés par des incitations contradictoires. Ces conflits se reflètent politiquement à l’intérieur du parti et provoquent des changements dans l’équilibre du pouvoir dont sort une nouvelle direction de réforme.

La première phase de 1978 à 1989 a libéré l’initiative paysanne en introduisant le marché pour la valorisation du surplus agricole. Elle a buté sur l’échec provoqué par la tentative de décentraliser le pouvoir sur le budget et le crédit ; ce qui a provoqué une inflation galopante à la fin des années 1980. La seconde phase de 1993 à 2010 a réalisé des réformes profondes : une banque centrale dotée de la responsabilité de la politique monétaire dès 1994, un système financier doté d’organes de contrôle prudentiel à partir de 2002, une réorganisation budgétaire en 1993, des privatisations d’entreprises publiques de 1996 à 2006, la privatisation des droits d’usage sur le sol urbain en 1998 et surtout l’ouverture de l’industrie à la concurrence internationale avec l’entrée dans l’OMC en 2001. Mais les prix des facteurs de production sont demeurés sous administration étatique, offrant d’énormes rentes aux entreprises publiques et permettant les manipulations des gouvernements locaux en manque de ressources budgétaires. La crise financière globale de 2008, en suscitant un gigantesque plan de relance, a exacerbé les distorsions des prix et menacé le régime de croissance. Comme vingt ans auparavant, le débat interne au Parti a produit une nouvelle direction de réforme portée par un nouveau leadership collégial, dirigé par Xi Jinping qui a rassemblé les moyens d’une autorité jamais vue depuis Deng Xiaoping.


La distorsion des prix des facteurs de production : nœud des contradictions du régime de croissance

Le tableau ci-dessous rassemble les déterminants des « déséquilibres » de la croissance chinoise. Les énormes profits des entreprises publiques, dus bien plus aux coûts très bas des inputs qu’à des prix de vente élevés, et la faiblesse de leur redistribution par le budget de l’État, ont exacerbé les inégalités de revenus, déjà nourries par le flux de migrants non qualifiés et absorbés par l’industrie. Le réinvestissement des profits, incité par un coût du capital très bas, a entraîné une accumulation du capital dans l’industrie lourde, devenue excessive lorsque la crise financière a provoqué un ralentissement du commerce international. Il s’ensuit que la rentabilité marginale du capital a baissé sans induire de réallocation efficace du management des grandes entreprises, l’ajustement se faisant par hausse de l’endettement. Le marché immobilier a aussi été une source de création excessive de dette canalisée par un « shadow banking » à la chinoise, selon la spirale bien connue entre le levier de dette et la hausse des prix dans les grandes villes. Toutefois les acteurs endettés ne sont pas essentiellement les ménages, mais les gouvernements locaux. Ceux-ci captent la plus-value foncière en expropriant arbitrairement les paysans sur des terres rurales transformées en foncier à bâtir ; ce qui réduit dangereusement la surface de terre arable et exacerbe le clivage entre villes et campagnes, alors que près de 50 % de la population chinoise vit encore à la campagne.


L’approfondissement des réformes économiques selon les directives du troisième plenum

Il est beaucoup plus difficile de libéraliser les prix des facteurs de production que les prix des biens. Car cette dimension de la réforme implique la définition et la reconnaissance des droits de propriété dans le cadre de l’État de Droit. C’est le cœur des transformations que nous avons soulignées dans le billet précédent. En assignant au marché l’allocation des facteurs de production, la réforme délimite la place de l’État vis-à-vis de l’économie et renforce son rôle régulateur. Il est affirmé que le gouvernement est responsable de la stabilité macroéconomique compatible avec le maintien du plein emploi, de la stabilité financière, de la correction des entraves à la concurrence et de la production des biens publics.

Toutes les transactions réalisables sur des marchés doivent être guidées par des prix de marché. Il en résulte une réforme graduelle des prix des ressources primaires, de l’eau, de l’électricité, des transports et des communications. Ainsi les prix de l’électricité beaucoup trop bas ont-ils entraîné une consommation excessive des industries lourdes et des pénuries temporaires pour les ménages par investissements insuffisants. Les prix du gaz naturel et du pétrole raffiné sont bien trop bas par rapport à des prix implicites de marché. Le prix du gaz va monter de 30 % sur trois ans et le prix du pétrole raffiné va monter de 10 % relativement au prix mondial du pétrole brut puis suivre le mouvement de ce prix. Le prix de l’eau dans les grandes villes est 77 % en dessous du prix moyen de 300 métropoles dans le monde ! Il est urgent de lier le prix au coût de production d’eau potable, incorporant la dépollution et la conservation de la ressource, majoré d’un taux de marge raisonnable pour encourager l’offre. En conséquence le gouvernement va instaurer des subventions aux ménages sous condition de ressources.

Le marché du travail évolue rapidement sous l’effet de la transition démographique qui accroît le pouvoir de négociation des salariés. Le gouvernement affirme la volonté de faire respecter partout le droit du travail établi dans la loi de 2007 qui généralise le contrat de travail, prévoit des recours des travailleurs pour arbitrer les litiges et oblige les entreprises au-delà d’une taille minimale à la formation professionnelle. La directive récente va plus loin, car elle vise l’adéquation de la croissance du revenu réel et de la productivité du travail par le développement de la négociation collective dans les entreprises. Parallèlement, le gouvernement veut réduire les inégalités en continuant à relever systématiquement les bas salaires et en faisant la chasse aux revenus cachés et illégaux. Du point de vue des droits sociaux, les systèmes d’assurance vieillesse de base et d’assurance santé seront unifiés pour tous les résidents urbains et ruraux. La participation au financement sera élargie pour limiter les taux de cotisation. Concernant l’offre de travail à long terme, des formules doivent être trouvées pour augmenter graduellement l’âge de la retraite, tandis que la politique de l’enfant unique sera relaxée.

La libéralisation du marché du capital dépend de la réforme de la régulation prudentielle. Un fonds d’assurance des dépôts est indispensable pour libéraliser les taux créditeurs des banques. Un double piège est à éviter : une désintermédiation excessive si les taux de marché dépassent des taux plafonds sur les dépôts, une prise de risque excessive des banques pour attirer les dépôts si les taux sont entièrement libéralisés. La réforme bancaire est donc essentielle. Le gouvernement veut attirer des capitaux pour développer des banques de taille moyenne à participation privée. Il veut aussi instaurer un régime de résolution ordonnée des faillites bancaires. Enfin, pour rééquilibrer le financement de l’économie, les marchés obligataires vont être considérablement développés avec deux effets attendus : une meilleure allocation des actifs des investisseurs institutionnels, donc de la richesse des ménages, et des marchés suffisamment larges et profonds pour supporter les chocs de la convertibilité future du renminbi.

Quant au marché foncier, c’est la réforme la plus radicale. Le Parti a la volonté d’unifier les droits d’usage et leurs transferts sur les propriétés urbaines et rurales pour tout le sol constructible. En garantissant les droits des fermiers, en normalisant les procédures de transfert sous l’égide de la Loi et en créant des marchés secondaires qui détermineront les prix, il sera possible de mettre fin à la plus grave discrimination de la société chinoise.


Tableau - Croissance intensive en capital déséquilibrée par les distorsions dans les prix de facteurs
 
Type de facteur Nature de la distorsion Causes de la distorsion Conséquences de la distorsion
Travail Salaire des migrants non qualifiés déterminé par niveau de subsistance rural Surplus de main d’œuvre rurale, droits sociaux des migrants non reconnus Part salariale ↓, inégalités ↑, pouvoir de négociation des salariés faible
Capital Coût du capital très bas pour entreprises publiques, très haut pour PME Objectif de croissance entraine un taux d’investissement très élevé et biaisé en faveur des industries lourdes Distorsion de la structure productive, sous-développement des services
Terre urbaine Fragmentation du marché foncier : usage industriel aux prix très bas, usage résidentiel aux prix prohibitifs La valeur des terres captée par les gouvernements locaux en substitut de ressources fiscales insuffisantes/ responsabilités de services publics Le prix du sol barre l’achat de logements par les classes moyennes dans les métropoles
Terre rurale Spoliation des fermiers : saisie des terres par gouvernements locaux Le transfert inéquitable de l’usage de la terre entretient le clivage urbain/rural
Énergie Subventionnée très au-dessous du coût marginal Droits d’extraction délivrés à prix très faibles Intensité énergétique trop élevée
Carbone Prix inexistant ou très bas Externalités négative par dégradation de l’environnement Pollution, rareté de l’eau, détérioration des sols
 
Economies émergentes 
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