L’Europe prisonnière de l’obsession de la compétitivité
A l'heure où les excédents européens s'accumulent, sur fond d'atonie interne, les injonctions à améliorer la compétitivité externe de l’Union sont paradoxales. Pour l’Europe, le risque n’est pas de perdre sa compétitivité. Il est de ne pas retrouver sa cohésion et sa croissance.
Par Sébastien Jean
Billet du 22 avril 2015
Parmi les responsables politiques, la compétitivité tourne parfois à la « dangereuse obsession », pour reprendre l’expression popularisée il y a plus de vingt ans déjà par l’économiste américain Paul Krugman. En déclarant que « L’Europe est sur le point de perdre sa compétitivité » (Le Monde daté du 26 mars 2015), la commissaire européenne à l’industrie, Elzbieta Bienkowska, en donne une nouvelle illustration éclatante. L’injonction à « montrer que l’Europe peut être compétitive face aux Etats-Unis, à la Chine, à l’Amérique du Sud, à l’Asie du Sud-Est » peut paraître sensé ; elle est en fait paradoxale, voire contreproductive. Les performances exportatrices de la zone euro ont été bien meilleures depuis vingt ans que celles des Etats-Unis ou du Japon, par exemple, y compris sur les marchés émergents. L’Allemagne y a contribué de façon disproportionnée, mais elle n’est pas la seule. En 2014, 21 des 28 des pays membres de l’UE avaient un solde des transactions courantes excédentaire. Dans la zone euro, c’était le cas de 14 des 18 membres. La France est l’exception la plus notable, il est vrai.
Si l’Europe pose un problème dans l’économie mondiale, c’est au contraire celui de ses excédents, dont le montant menace de devenir déstabilisant. Prise dans son ensemble, la zone euro a dégagé l’an dernier un excédent courant de l’ordre de 250 milliards d’euros, soit environ 2,5% de son PIB. En comparaison du PIB mondial, cet excédent approche 0,5%, un niveau peu éloigné des records atteints par la Chine en 2008 et par le Japon au mitan des années quatre-vingt. La chute de l’euro –qui s’est déprécié en un an de presque 15% vis-à-vis de la moyenne des partenaires commerciaux de la zone-, combinée à la baisse des prix du pétrole, laissent augurer un excédent encore bien plus important en 2015, qui établira peut-être un nouveau record mondial. Pour une région vieillissante, épargner peut sembler une sage précaution. Encore faut-il que ses partenaires soient capables de s’endetter à due proportion tout en soutenant les obligations futures qui s’ensuivront. Et que cette épargne ne soit pas obtenue au prix du sacrifice des investissements nécessaires à la croissance. La capacité de l’industrie européenne à innover et à améliorer la qualité et l’efficacité de sa production est évidemment décisive pour la croissance. Au plan macroéconomique, cependant, l’excédent extérieur actuel de la zone traduit l’excès d’épargne par rapport à l’investissement, qui résulte pour l’essentiel de l’atonie de ce dernier.
Cette obsession de la compétitivité extérieure de l’Europe est inquiétante parce qu’elle est symptomatique de l’asymétrie avec laquelle les déséquilibres macroéconomiques ont actuellement tendance à y être appréhendés. S’il se pose effectivement des problèmes de compétitivité en Europe, ils concernent non pas la zone dans son ensemble mais les performances relatives des pays membres, tout particulièrement dans la zone euro, au sein de laquelle l’ajustement par les taux de change est impossible. Il ne s’agit pas de capacité exportatrice d’ensemble mais d’ajustements internes à la zone. La priorité est de rééquilibrer l’épargne et l’investissement au sein de chaque économie, et de remettre en cohérence les niveaux des prix et des salaires entre pays membres.
La nuance n’est pas seulement sémantique. Elle emporte une répartition des efforts différente, puisqu’aux nécessaires gains de compétitivité des pays en déficit extérieur doit répondre un rééquilibrage des pays excédentaires, que ce soit par une relance de l’investissement, une augmentation plus rapide des salaires ou une évolution adaptée de la fiscalité. Ces dimensions font notamment partie des recommandations formulées par la Commission européenne à l’Allemagne pour « prévenir et corriger les déséquilibres macroéconomiques ». En insistant à l’excès sur les questions de compétitivité, cependant, la Commission brouille ce message et laisse penser que les exportations et la compression des coûts doivent être une priorité pour tous. Elle entretient ainsi l’asymétrie de fait des ajustements internes à la zone euro, qui ont presque exclusivement porté jusqu’ici sur les pays déficitaires. Le risque est une surenchère mercantiliste à laquelle personne ne gagne, les efforts des uns annihilant partiellement ceux des autres. Elle se traduit par des excédents extérieurs toujours croissants vis-à-vis du reste du monde, dont les conséquences sont potentiellement déstabilisatrices pour les relations économiques internationales, sur le plan commercial comme financier : nos partenaires n’accepteront pas indéfiniment que les exportations fassent office d’exutoire des désajustements au sein de la zone euro. Sur le plan interne, cette asymétrie entretient l’atonie de la demande et les tensions déflationnistes. La Commission a un rôle important à jouer pour siffler la fin de ce pugilat mercantiliste et inciter chacun à contribuer à l’ajustement nécessaire. Il ne s’agit pas de nier l’importance des efforts de compétitivité nécessaires en France, notamment. Mais laisser croire que l’amélioration de la compétitivité doit être une priorité de politique économique commune à l’ensemble des pays européens, ou même de la zone euro, ne facilite pas cet ajustement, c’est au contraire y faire obstacle. Pour l’Europe, le risque n’est pas de perdre sa compétitivité. Il est de ne pas retrouver sa cohésion et sa croissance.
Cet article a été publié dans Le Monde du 22 avril 2015.
Si l’Europe pose un problème dans l’économie mondiale, c’est au contraire celui de ses excédents, dont le montant menace de devenir déstabilisant. Prise dans son ensemble, la zone euro a dégagé l’an dernier un excédent courant de l’ordre de 250 milliards d’euros, soit environ 2,5% de son PIB. En comparaison du PIB mondial, cet excédent approche 0,5%, un niveau peu éloigné des records atteints par la Chine en 2008 et par le Japon au mitan des années quatre-vingt. La chute de l’euro –qui s’est déprécié en un an de presque 15% vis-à-vis de la moyenne des partenaires commerciaux de la zone-, combinée à la baisse des prix du pétrole, laissent augurer un excédent encore bien plus important en 2015, qui établira peut-être un nouveau record mondial. Pour une région vieillissante, épargner peut sembler une sage précaution. Encore faut-il que ses partenaires soient capables de s’endetter à due proportion tout en soutenant les obligations futures qui s’ensuivront. Et que cette épargne ne soit pas obtenue au prix du sacrifice des investissements nécessaires à la croissance. La capacité de l’industrie européenne à innover et à améliorer la qualité et l’efficacité de sa production est évidemment décisive pour la croissance. Au plan macroéconomique, cependant, l’excédent extérieur actuel de la zone traduit l’excès d’épargne par rapport à l’investissement, qui résulte pour l’essentiel de l’atonie de ce dernier.
Cette obsession de la compétitivité extérieure de l’Europe est inquiétante parce qu’elle est symptomatique de l’asymétrie avec laquelle les déséquilibres macroéconomiques ont actuellement tendance à y être appréhendés. S’il se pose effectivement des problèmes de compétitivité en Europe, ils concernent non pas la zone dans son ensemble mais les performances relatives des pays membres, tout particulièrement dans la zone euro, au sein de laquelle l’ajustement par les taux de change est impossible. Il ne s’agit pas de capacité exportatrice d’ensemble mais d’ajustements internes à la zone. La priorité est de rééquilibrer l’épargne et l’investissement au sein de chaque économie, et de remettre en cohérence les niveaux des prix et des salaires entre pays membres.
La nuance n’est pas seulement sémantique. Elle emporte une répartition des efforts différente, puisqu’aux nécessaires gains de compétitivité des pays en déficit extérieur doit répondre un rééquilibrage des pays excédentaires, que ce soit par une relance de l’investissement, une augmentation plus rapide des salaires ou une évolution adaptée de la fiscalité. Ces dimensions font notamment partie des recommandations formulées par la Commission européenne à l’Allemagne pour « prévenir et corriger les déséquilibres macroéconomiques ». En insistant à l’excès sur les questions de compétitivité, cependant, la Commission brouille ce message et laisse penser que les exportations et la compression des coûts doivent être une priorité pour tous. Elle entretient ainsi l’asymétrie de fait des ajustements internes à la zone euro, qui ont presque exclusivement porté jusqu’ici sur les pays déficitaires. Le risque est une surenchère mercantiliste à laquelle personne ne gagne, les efforts des uns annihilant partiellement ceux des autres. Elle se traduit par des excédents extérieurs toujours croissants vis-à-vis du reste du monde, dont les conséquences sont potentiellement déstabilisatrices pour les relations économiques internationales, sur le plan commercial comme financier : nos partenaires n’accepteront pas indéfiniment que les exportations fassent office d’exutoire des désajustements au sein de la zone euro. Sur le plan interne, cette asymétrie entretient l’atonie de la demande et les tensions déflationnistes. La Commission a un rôle important à jouer pour siffler la fin de ce pugilat mercantiliste et inciter chacun à contribuer à l’ajustement nécessaire. Il ne s’agit pas de nier l’importance des efforts de compétitivité nécessaires en France, notamment. Mais laisser croire que l’amélioration de la compétitivité doit être une priorité de politique économique commune à l’ensemble des pays européens, ou même de la zone euro, ne facilite pas cet ajustement, c’est au contraire y faire obstacle. Pour l’Europe, le risque n’est pas de perdre sa compétitivité. Il est de ne pas retrouver sa cohésion et sa croissance.
Cet article a été publié dans Le Monde du 22 avril 2015.
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