Négociations transatlantiques : la guerre des mandats
Billet du 12 février 2019
Avant même le début des négociations entre Bruxelles et Washington, les divergences d’approche entre les deux parties ont éclaté au grand jour avec la parution quasi–simultanée des objectifs des deux parties : Summary of Specific Negotiating Objectives, publié par l’USTR le 11 janvier (le lendemain du passage à Washington de la Commissaire aux échanges, Cecilia Malmström) et le mandat soumis aux États membres par la Commission le 18 janvier. Alors que la Commission a transcrit fidèlement la lettre (et l’esprit) de l’accord signé par son Président et le Président Trump le 25 juillet dernier, qui restreint le champ de la négociation aux produits industriels (moins l’automobile), l’USTR s’est contenté de sortir son modèle standard d’accord de libre-échange, pire : le nouveau modèle post USMCA, qui reprend certaines des dispositions les plus contestables imposées au Mexique et au Canada.
Les deux textes présentés par la Commission au Conseil reprennent fidèlement les dispositions agréées le 25 juillet. Un premier mandat porte sur l’élimination des droits sur les produits industriels, un second sur les évaluations de conformité aux normes et standards
La Commission affirme être prête à « prendre en compte les sensibilités potentielles des États-Unis sur certains produits automobiles », en réalité les exclure du champ de la négociation et dit vouloir viser une élimination aussi rapide que possible des droits industriels, dès l’entrée en vigueur de l’accord, et, à défaut, un calendrier de démantèlement le plus rapide possible.
Elle insiste, dans le cadre du projet de directives sur la négociation de l’élimination des droits sur les produits industriels, sur des conditions et garde-fous essentiels à la préservation des intérêts européens :
- Elle demande l’élimination des mesures prises par les États-Unis sur l’acier et l’aluminium européens avant la conclusion des négociations : façon de tirer la leçon du précédent USMCA (Canada et Mexique n’ont pas fait de la levée des mesures une condition sine qua non de leur accord, et le statuquo prévaut pour l’instant).
- Elle annonce qu’elle suspendra les négociations si les États-Unis ne respectent pas l’engagement pris en juillet de ne pas mettre en œuvre des mesures au titre de la section 232 du Trade Expansion Act de 1962, ou s’ils prennent à l’égard de l’UE une quelconque mesure unilatérale (301 ou autre).
- L’accord devrait comprendre une disposition autorisant l’UE à suspendre unilatéralement après la mise en œuvre des concessions de montant équivalent en cas d’imposition de mesures par les États-Unis au titre de la section 232, 301, ou autre mesure unilatérale.
Ces dispositifs d’encadrement de l’unilatéralisme américain sont indispensables en effet dans le contexte actuel.
Parallèlement, la Commission souligne que l’UE a effectivement rempli les « engagements » pris en juillet : achats supplémentaires de soja américain (112% de plus sur la période juillet-décembre 2018 par rapport à 2017), achats de GNL.
En résumé : « Tout l’accord de juillet, rien que l’accord de juillet », et « ceintures et bretelles contre l’unilatéralisme US ».
La Commission précise par ailleurs qu’un modèle économétrique donne des résultats équilibrés pour les deux parties en cas d’élimination des droits : 10 % d’exportations supplémentaires pour l’UE, 13 % pour les États-Unis.
Les « objectifs de négociation » américains en revanche ignorent superbement l’accord de juillet, pour reprendre « l’accord–type 2.0 (post USMCA) » couvrant la totalité des échanges, agriculture et services compris.
Le texte publié par l’USTR le 11 janvier n’est pas fondamentalement différent du texte publié le 21 décembre pour lancer la négociation avec le Japon[1].
Comme c’est la norme à Washington, le texte prend souvent l’allure d’un diktat : concessions venant du seul partenaire de négociation, les États-Unis protégeant jalousement leurs intérêts défensifs (textiles et vêtements[2], produits agricoles sensibles, transports maritimes – Jones Act –, achats publics[3]) et le modèle américain (normalisation, limitations à la responsabilité des plateformes numériques pour le contenu qu’elles véhiculent, par exemple).
Au titre du chapitre propriété intellectuelle, les pays européens se verraient imposer la protection des noms « génériques », et donc devraient abandonner le système d’indications géographiques actuel (ceci ressemble fort à une provocation qui fait douter de la bonne foi américaine de rentrer dans la négociation).
Le chapitre numérique est potentiellement le plus pernicieux, compte tenu de la domination du secteur par les États-Unis, parce qu’il limiterait fortement les pouvoirs de l’Union et de ses États-membres en matière de normes de protection les données privées, ou d’imposition des plateformes.
Plusieurs dispositions « systémiques » doivent être rejetées d’emblée, en particulier :
- Une clause qui « faciliterait » l’imposition de mesures antisubventions ou antidumping (l’arsenal américain se suffit et au-delà).
- Règlement des différends : une clause assurerait que les parties peuvent remédier à une situation où un panel « se trompe manifestement dans son analyse des faits ou son interprétation du droit ». Ceci reprend la revendication américaine à l’OMC, qui implique que le pays échappe à tout contentieux, puisque par définition, il a toujours raison.
- Un mécanisme d’examen périodique des « bénéfices » de l’accord par les deux parties : ce serait une façon pour la partie américaine de remettre en question l’accord au vu d’un déficit bilatéral qui est d’abord le résultat de la politiques macroéconomique mise en œuvre par Washington… Il faut privilégier une formule neutre de « revue de la mise en œuvre et du fonctionnement de l’accord », reprise de l’accord UE-Japon.
- Des dispositions extraterritoriales : un droit de regard américain sur la négociation éventuelle par l’Union d’un accord de libre-échange avec un pays qui n’a pas une économie de marché, ou sur d’éventuelles sanctions commerciales envers Israël.
Au total donc, un document provocant dans son principe – ignorance délibérée de l’accord du 25 juillet – comme dans beaucoup de ses détails.
L’exercice risque fort d’être mort-né. Une décision présidentielle sur les importations d’automobiles au titre de la section 232 – rapport attendu pour le 17 février- pourrait le tuer dans l’œuf : l’envie démange le Président, et ceux-là mêmes des sénateurs qui n’apprécient pas la procédure lui reconnaissent le « mérite » d’amener les pays tiers à la table de négociation.
Le texte de l’USTR ouvre une porte, mais la rend conditionnelle à des « consultations » avec le Congrès : une négociation « par étapes » avec l’UE (la même formule avait été utilisée à l’égard du Japon). Il n’est pas évident que cette formule permette de couvrir le fossé entre les visions actuelles de la négociation des deux côtés de l’Atlantique. À supposer qu’elle recueille l’assentiment des élus (pour qui l’agriculture est un sine qua non, le Président de la Commission des Finances du Sénat, fermier à ses heures, y veille), elle nécessiterait un engagement de la Commission que celle-ci ne peut donner sur la base du mandat actuel.
Peut-être faudrait-il envisager une autre approche de la part de l’Union, qui s’inspire de l’attitude américaine : aujourd’hui, l’Europe paraît frileuse, arcboutée sur une position défensive. Rien ne l’y oblige. Il serait parfaitement possible de contrer la proposition américaine en multipliant les demandes pour rétablir l’équilibre :
- Reconnaissance des indications géographiques dans le domaine agroalimentaire, et arrêt des tentatives américaines pour lutter contre la reconnaissance par les pays tiers des IG européennes.
- Suppression des monopoles d’états pour les vins et spiritueux, et du système de distribution d’alcool dit à trois niveaux, qui pénalise le consommateur américain : importateur, distributeur, détaillant, chacun prenant sa marge.
- Mise en place de disciplines vérifiables sur les subventions au niveau subfédéral (cf. les subventions mises en place par les localités pour les deux sièges d’Amazon à New-York et en Virginie).
- Suppression du Buy American pour les entreprises européennes, et suppression des préférences locales au niveau subfédéral.
- Mise en place de disciplines allant au-delà du GDPR pour la protection des données privées par les plateformes numériques.
- Renforcement des droits des travailleurs aux États-Unis : ratification des 6 sur les 8 conventions de base de l’OIT qui n’ont pas été ratifiées par les États-Unis, remise en cause des lois « right to work » au niveau local, possibilité de mise en place de conseils d’entreprises (Volkswagen s’est vu pratiquement interdire la pratique, normale en Allemagne, dans une usine du Tennessee).
- Environnement : la mise en œuvre de l’accord pourrait être conditionnée au respect par les États-Unis des lignes directrices de l’accord de Paris, indépendamment de l’appartenance du pays audit accord. Lorsqu’il a annoncé sa décision de sortir de l’accord le 1er juin 2017, le Président Trump l’a motivée par une seule considération : le handicap de compétitivité qu’il infligeait aux entreprises américaines. Pourquoi imposer aux acteurs économiques européens une concurrence dé loyale ? Et si l’USTR se gargarise de la « science » dans le domaine agroalimentaire (OGM etc.), la science du changement climatique est-elle moins respectable ?
Beaucoup de ces demandes trouveraient facilement le soutien d’une partie de l’opinion publique américaine. Elles permettraient aussi de créer un « équilibre de la terreur » dans la négociation, et de la ramener à une dimension plus modeste, alors même que l’Union européenne pourrait se flatter d’afficher la position la plus ambitieuse, alors qu’elle se voit aujourd’hui accusée, en toute mauvaise foi, par l’ambassadeur américain à Bruxelles, de revenir sur l’accord de juillet en refusant de négocier sur l’agriculture.
[1] Les différences entre les deux textes sont intéressantes par ce qu’elles révèlent des préoccupations américaines dans les deux cas : insistance plus marquée sur le chapitre SPS – « sanitaire et phytosanitaire »
[2] Ces secteurs bénéficiaient de périodes de démantèlement de 15 ans dans le TPP.
[3] Le niveau subfédéral serait exclu, les dispositions Buy American maintenues intégralement.
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