Le blog du CEPII

Le paradigme macroéconomique allemand et la réforme de la zone Euro

La recherche d’un compromis entre les projets qui visent à donner une capacité budgétaire propre à la zone Euro et la conception germanique de la monnaie et des politiques économiques sera difficile.
Par Christophe Destais
 Billet du 14 juin 2017


Dans un article publié il y a un an[1], l’économiste allemand Peter Bofinger résumait le paradigme macroéconomique allemand à trois piliers (i) "une fixation quasi-religieuse sur l’équilibre budgétaire qui reflète un grand scepticisme à l’égard de la gestion de la demande et de la capacité des gouvernements à identifier des projets d’investissement rentables", (ii) "une préférence très forte pour la stabilité des prix […] avec une tolérance asymétrique pour les déviations". Une inflation supérieure à la cible de la BCE est considérée comme dangereuse tandis qu’une inflation inférieure n’est pas préoccupante. (iii) "la conviction profonde que la flexibilité des prix [du travail] est la principale solution au problème du chômage".

Toujours selon Bofinger, ce paradigme a été théorisé par l’économiste allemand Walter Eucken (1891-1950) qui a tiré des conclusions de la grande dépression diamétralement opposée à celles de Keynes pour lequel une gestion de la demande était nécessaire pour prévenir les enchaînements récessifs : "Tandis que Keynes considérait que la dépression était un résultat de l’instabilité inhérente à l’économie de marché, Eucken attribuait cette dernière à une flexibilité insuffisante des salaires et à un ordre monétaire inadéquate".

Bofinger estime que le succès économique allemand n’est néanmoins pas imputable à la rigueur de ses politiques macroéconomiques mais au fait qu’en dépit de sa taille, "l’Allemagne peut être considérée comme une économie relativement petite qui peut s’appuyer sur le reste du monde pour soutenir sa demande agrégée".

Ce n’est pas l’avis qui continue de prévaloir chez la majorité des décideurs allemands qui voient dans cette conception rigoriste le fondement des succès économiques de l’Allemagne depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Une des principales conséquences de la conception des politiques économiques théorisées par Eucken sur le plan de la conduite de la politique économique est qu’elle privilégie la conformité à des règles, formulées en des termes généraux, sur les mesures discrétionnaires, ce qui a été nommé l’ordo-libéralisme. Elle met également l’accent sur la responsabilité et la prévention de l’aléa moral[2].

Cette vision de l’ordre économique et monétaire est propre à l’Allemagne. Elle n’est pas largement partagée dans le monde tant dans les pays de tradition latine que ceux de tradition anglo-saxonne.

Elle a cependant très largement inspiré les textes successifs qui ont été adoptés depuis que l’Union Economique et Monétaire (UEM) a été lancée par le rapport Delors d’avril 1989 et, en particulier, les trois principales étapes que constituent le Traité de Maastricht, qui a institué l’UEM, le Pacte de Stabilité et de Croissance en 1997, et les principales mesures prises depuis la crise de 2010.

Toutefois, les Allemands ont le sentiment qu’en dépit de ces dispositifs juridiques successifs, ils ne sont jamais parvenus à imposer un mode de gouvernance de la monnaie unique qui garantisse le respect de la règle. Cette dernière a, à leurs yeux, été régulièrement transgressée y compris parfois par eux-mêmes, qu’il s’agisse des ratios budgétaires, des réformes structurelles qui doivent rendre les salaires plus flexibles, ou, surtout après 2012, de la stricte orthodoxie de la politique monétaire.

Cette question sera, à n’en pas douter, centrale dans le débat annoncé sur le futur de la zone Euro et pourrait rendre difficile l’émergence d’un compromis. Il sera, en effet, extrêmement difficile de réconcilier cette conception et les propositions mises en avant par la Commission et les autres États membres, en premier lieu la France, pour réformer la gouvernance de la zone monétaire.

Le souci des Allemands, surtout s’ils donnent une majorité à la CDU-CSU lors des prochaines élections législatives, sera certainement d’aboutir enfin à un mode de gouvernance qui impose à chaque État membre le respect effectif de la règle. Il en va pour eux de la crédibilité à long terme de la monnaie unique.

C’est en ce sens qu’il faut, par exemple, interpréter l’idée avancée par M. Schauble, le ministre fédéral des Finances, de créer un "Fond Monétaire Européen (FME)"[3]. Ce fonds, qui serait issu de la transformation de l’actuel Mécanisme de Stabilité Européen (MSE), se verrait attribuer les compétences de surveillance des politiques économiques et budgétaires principalement exercées par la Commission européenne avec, de l’avis de nombreux observateurs d’outre-rhin, un laxisme excessif. Il "surveillerait" avec rigueur les politiques économiques mises en œuvre. En cas de déséquilibres excessifs, il pourrait, comme le fait le FMI, accorder aux pays de l’Eurozone qui en feraient la demande, une contribution financière à condition que soient mises en œuvre des politiques d’ajustement susceptibles de résorber ces derniers (diminution des dépenses publiques, flexibilisation accru des marchés du travail et des biens et services, ouverture commerciale et financière…)[4].

Les propositions françaises, si elles s’inspirent du programme du Président de la République, conduiraient à plus de pragmatisme. Sur le plan intérieur, la volonté de ce dernier et de son gouvernement sera certainement d’apporter aux Allemands des gages de crédibilité en ce qui concerne les réformes relatives à la flexibilité du marché du travail ou à la maîtrise à moyen-terme des dépenses publiques en France. Mais, au niveau de la zone Euro toute entière, ses propositions conduiraient à moins de règles et plus de pouvoir discrétionnaire.

Le programme électoral du Président de la République suggérait ainsi la création d’un budget de la zone Euro ayant trois fonctions (investissements, assistance financière d’urgence et réponse aux crises conjoncturelles) et dont l’accès serait conditionné au respect de règles communes en matière fiscale et sociale. Ce budget serait géré par un ministre de l’Économie et des Finances de la zone Euro sous le contrôle d’un Parlement de la zone Euro, rassemblant les parlementaires européens des États membres.[5]

Cette proposition aurait pour but d’instiller une autorité politique clairement identifiée et une légitimité démocratique dans une Union Économique et Monétaire qui serait dotée d’une capacité de décision discrétionnaire – fut-elle limitée – en matière budgétaire.

Ces institutions nouvelles donneraient une voie prépondérante aux économies latines et méditerranéennes (qui regroupent 57 % de la population de la zone) au détriment de l’ensemble formé par l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande (à peine plus de 30 %) alors même que les secondes estiment que les décisions prises par ces instances conduiraient inévitablement à des transferts – même limités – au bénéfice des premières.

Même si la France met en œuvre les réformes structurelles que l’Allemagne appelle de ces vœux, il est peu probable que cette dernière se ralliera à des réformes de la gouvernance de la zone Euro qui iraient à l’encontre de sa conception même de la monnaie et de la politique monétaire.

Les voies d’un compromis acceptable par les deux parties et les autres membres de l’Eurozone restent encore à imaginer.


[1] Peter Bofinger, German macroeconomics: The long shadow of Walter Eucken,  Vox-Eu, 07 June 2016.
[2] Voir Markus K. Brunnermeier, Harold James and Jean-Pierre Landau (2016), The Euro and the Battle of Ideas, Princeton University Press, pp 59-67.
[4] Le président de l’Eurogroup, M. Dijsselbloem, a soutenu l’idée de transformer le MSE en FME mais dans une perspective différente de celle de M. Schauble. Il s’agirait pour lui de se passer du FMI pour les plans de sauvetage à l’intérieur de l’Eurozone. M. Dijsselbloem s’est en revanche opposé à un transfert des pouvoirs de surveillance des politiques économiques de la Commission à ce FME, voir "Dijsselbloem Backs Plans for European Monetary Fund", The Financial Times, 27 avril 2017.
[5] Thomas Piketty et ses co-auteurs (Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez (2017),  Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Le Seuil) proposent dans un récent ouvrage un projet de traité visant à doter la zone Euro d’une assemblée parlementaire qui serait l’expression de la souveraineté budgétaire commune. Leur objectif explicite, repris par Benoit Hamon candidat socialiste à l’élection présidentielle, est  de "mettre l'austérité en minorité" (Le Monde, 9 mars 2017). En revanche, la proposition de François Fillon de créer un Secrétariat Général de la zone Euro, indépendant de la Commission Européenne, apparaissait plus proche de celle de M. Schauble.
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