En défense des banques centrales
Au lendemain de la conférence de presse de Ben Bernanke du 19 juin, tous les symptômes d’un stress financier majeur se sont déclenchés. Pourquoi l’annonce de bonnes nouvelles sur l’amélioration de l’emploi et le retour prochain à une croissance entraîne-t-elle de telles réactions ?
Par Michel Aglietta
Billet du 27 juin 2013
Le temps de l’exit de la politique d’achats mensuels ciblés de titres obligataires longs (dit QE3) par la banque centrale des Etats-Unis approche. Les achats pourraient être aménagés d’ici la fin de l’année. Cette bonne nouvelle signale l’amélioration de la situation de l’emploi. Selon la Fed, la croissance est proche de pouvoir s’auto entretenir et prévoit un retour prochain à une croissance de 2,5, voire 3%.
Or la conférence de presse de Ben Bernanke le mercredi 19 juin a déclenché une panique sur les marchés financiers du monde entier. Les médias anglo-saxons, suivis comme toujours par la presse française qui hurle avec les loups, ont trouvé le bouc émissaire : c’est la faute à Ben Bernanke ! C’est à qui surenchérit, à se faire peur. Cela montre que la finance n’a rien appris de la crise. Les comportements opportunistes, le mimétisme et les fluctuations erratiques du prix du risque mènent toujours la danse.
Les prémisses de l’agitation des marchés datent du début mai, lorsque la Fed a commencé à avertir que le gonflement de son bilan n’était pas illimité. Depuis cette époque, le rendement des obligations 10 ans de la US Treasury a gagné presque 100pbs pour approcher 2,5%. Néanmoins, cela n’avait pas empêché les bourses mondiales de monter jusqu’à fin mai, l’indice S&P500 gagnant 16% depuis le début de l’année 2013. Mais, après le discours de Bernanke, qui ne faisait que confirmer la poursuite des évolutions économiques en cours et la conséquence logique sur les intentions à venir de la Fed, toutes les bourses ont plongé en suivant aveuglement Wall Street, alors que l’éventuelle inflexion de la politique d’achats de titres aux Etats-Unis ne concerne en rien les politiques monétaires en Europe. Le S&P500 a perdu 4% en deux jours, le FTSE100 a piqué du nez de 3%, l’Euro Stoxx50 de 3,6%. Quant au FTSE Emerging Market, il a chuté de 5% dans la semaine.
La réaction des marchés montre que la finance n’est pas débarrassée des comportements qui ont conduit à la crise
Rappelons que le programme QE3 n’a pas la même signification que les deux précédents. QE1 faisait partie du sauvetage d’urgence de la finance et de l’endiguement de la dépression économique en novembre 2008. QE2, en novembre 2010, a été la réponse à un essoufflement de la reprise et une grande lenteur de l’amélioration du marché du travail qui faisaient craindre un « double dip » (une rechute dans la récession). QE3 a été une assurance contre la menace de la falaise fiscale (« fiscal cliff »), une diminution massive des dépenses budgétaires se déclenchant automatiquement à partir du 1er janvier 2013. Cette menace ayant été conjurée et preuve étant faite que les coupes budgétaires atténuées dues au « sequester » (séquestre) n’entravaient pas significativement l’amélioration de l’activité économique, il était logique d’envisager une résorption progressive de QE3.
L’irrationalité des marchés, en tous cas l’observation que leurs réactions n’ont rien à voir avec l’assimilation dans les prix des données « fondamentales », est patente lorsqu’on analyse ce qui est en cause. Le discours de Bernanke n’annonce en rien une inflexion restrictive de la politique monétaire ultra-accommodante. La « forward guidance », c’est-à-dire l’engagement de la Fed de maintenir le taux directeur à 0,25%, est prolongée au moins jusqu’à la fin 2014, voire la mi-2015 selon le rythme de l’amélioration de l’emploi, sauf accélération de la croissance. Mais une telle éventualité ne peut qu’être favorable à la rentabilité du capital. Elle devrait donc faire monter la bourse, non pas la baisser ! Ensuite il n’est pas question de mettre un terme brutalement au QE3. Ce qui est envisagé, c’est de passer à partir de septembre 2013 au plus tôt de $85mds mensuels d’achats de titres à 65 ou 70, puis de descendre progressivement par étapes jusqu’à ne plus en acheter. Il n’est en aucun cas question de vendre les titres que la banque centrale a accumulés.
Dans des marchés efficients la réaction que l’on a observée n’aurait pas été possible. Il est pertinent d’argumenter que la baisse boursière est la conséquence de la hausse des taux obligataires, donc du taux d’actualisation des profits futurs ou des dividendes futurs. Mais cette hausse est elle-même incompréhensible. Tout s’est passé comme si les investisseurs avaient été sensibles à la baisse anticipée des montants d’achats de titres, donc aux flux qui alimentent le bilan de la Fed. Or le marché secondaire est un marché d’actifs. La variable qui influence le prix des obligations sur le marché secondaire est le stock de titres détenus par la banque centrale, pas le flux. L’annonce de la Fed n’est pas une réduction du stock ; ce n’est qu’un ralentissement étalé de son augmentation. Son influence sur le prix aurait dû être quasi-négligeable, compte tenu de la taille du stock.
La finance, qui n’est pas mieux régulée, est toujours aussi instable
Les banques centrales n’ont pas fait d’erreur majeure. Elles n’ont rien à se reprocher. Rappelons que leur spécificité radicale est d’émettre au passif de leur bilan une dette qui est aussi un bien commun de la société et donc qui est acceptée inconditionnellement par tout un chacun. Cette dette est organiquement liée à l’Etat parce que la monnaie est ce en quoi l’impôt est payé. Les banques centrales ont donc agi dans la crise en mobilisant la liquidité. Elles ont été en première ligne aussi longtemps à cause de la carence des Etats à agir, notamment pour discipliner la finance. C’est pourquoi les liquidités mises à disposition ont été utilisées par les intermédiaires financiers le moins possible pour relancer le crédit à l’économie. Faire du levier à bon marché pour rechercher du rendement sur des positions spéculatives d’actifs était la logique de marché qui a conduit à la crise. Elle a resurgi très vite dès lors que les banques centrales ont dû soutenir toute la structure des actifs par l’abondance de la liquidité.
Le coût de la liquidité s’annulant pratiquement pour les intermédiaires de marché, ce fut une orgie d’endettement pour acheter des instruments à risque : des titres obligataires risqués (high yield fixed income ou junk bonds, Exchange Traded Funds, c’est-à-dire indices synthétiques d’actions des pays émergents ou de matières premières, dettes publiques des pays d’Europe du Sud). C’est aussi le cas des investisseurs institutionnels à passifs garantis qui doivent produire un rendement suffisant sur leur portefeuille. Enfin les entreprises multinationales ont émis d’énormes montants d’obligations pour racheter leurs actions, payer des super dividendes, soutenir les bonus et faire leur optimisation fiscale dans les places offshore.
Ainsi toute la structure financière est-elle vulnérable à la hausse des taux d’intérêt comme elle l’était avant la crise. C’est la configuration de marché où un certain nombre d’opérateurs du shadow banking peuvent entraîner le marché et amplifier une impulsion pour produire un effet très rémunérateur. Ainsi est réapparu dans la presse financière un discours faisant l’amalgame entre les doutes sur les actions futures des banques centrales et la crise obligataire de 1994. L’influence de ce discours sur des investisseurs angoissés rendait opportun de déclencher une impulsion vendeuse. Il suffisait aux hedge funds dédiés à des stratégies comportant la vente à découvert des obligations d’Etat sur lesquelles une baisse des prix à venir était possible (stratégies dedicated short bias, global macro, managed future) pour provoquer l’impulsion à la vente qui allait être amplifiée.
Dans la crise financière de 2008, la chute boursière d’août 2007 était un signe avant-coureur du dénouement de positions aux conséquences bien plus graves. Ces forces destructrices ont été combattues par les banques centrales mais ignorées des gouvernements jusqu’à ce que la crise systémique se propage. En sera-t-il autrement cette fois-ci ?
Or la conférence de presse de Ben Bernanke le mercredi 19 juin a déclenché une panique sur les marchés financiers du monde entier. Les médias anglo-saxons, suivis comme toujours par la presse française qui hurle avec les loups, ont trouvé le bouc émissaire : c’est la faute à Ben Bernanke ! C’est à qui surenchérit, à se faire peur. Cela montre que la finance n’a rien appris de la crise. Les comportements opportunistes, le mimétisme et les fluctuations erratiques du prix du risque mènent toujours la danse.
Les prémisses de l’agitation des marchés datent du début mai, lorsque la Fed a commencé à avertir que le gonflement de son bilan n’était pas illimité. Depuis cette époque, le rendement des obligations 10 ans de la US Treasury a gagné presque 100pbs pour approcher 2,5%. Néanmoins, cela n’avait pas empêché les bourses mondiales de monter jusqu’à fin mai, l’indice S&P500 gagnant 16% depuis le début de l’année 2013. Mais, après le discours de Bernanke, qui ne faisait que confirmer la poursuite des évolutions économiques en cours et la conséquence logique sur les intentions à venir de la Fed, toutes les bourses ont plongé en suivant aveuglement Wall Street, alors que l’éventuelle inflexion de la politique d’achats de titres aux Etats-Unis ne concerne en rien les politiques monétaires en Europe. Le S&P500 a perdu 4% en deux jours, le FTSE100 a piqué du nez de 3%, l’Euro Stoxx50 de 3,6%. Quant au FTSE Emerging Market, il a chuté de 5% dans la semaine.
La réaction des marchés montre que la finance n’est pas débarrassée des comportements qui ont conduit à la crise
Rappelons que le programme QE3 n’a pas la même signification que les deux précédents. QE1 faisait partie du sauvetage d’urgence de la finance et de l’endiguement de la dépression économique en novembre 2008. QE2, en novembre 2010, a été la réponse à un essoufflement de la reprise et une grande lenteur de l’amélioration du marché du travail qui faisaient craindre un « double dip » (une rechute dans la récession). QE3 a été une assurance contre la menace de la falaise fiscale (« fiscal cliff »), une diminution massive des dépenses budgétaires se déclenchant automatiquement à partir du 1er janvier 2013. Cette menace ayant été conjurée et preuve étant faite que les coupes budgétaires atténuées dues au « sequester » (séquestre) n’entravaient pas significativement l’amélioration de l’activité économique, il était logique d’envisager une résorption progressive de QE3.
L’irrationalité des marchés, en tous cas l’observation que leurs réactions n’ont rien à voir avec l’assimilation dans les prix des données « fondamentales », est patente lorsqu’on analyse ce qui est en cause. Le discours de Bernanke n’annonce en rien une inflexion restrictive de la politique monétaire ultra-accommodante. La « forward guidance », c’est-à-dire l’engagement de la Fed de maintenir le taux directeur à 0,25%, est prolongée au moins jusqu’à la fin 2014, voire la mi-2015 selon le rythme de l’amélioration de l’emploi, sauf accélération de la croissance. Mais une telle éventualité ne peut qu’être favorable à la rentabilité du capital. Elle devrait donc faire monter la bourse, non pas la baisser ! Ensuite il n’est pas question de mettre un terme brutalement au QE3. Ce qui est envisagé, c’est de passer à partir de septembre 2013 au plus tôt de $85mds mensuels d’achats de titres à 65 ou 70, puis de descendre progressivement par étapes jusqu’à ne plus en acheter. Il n’est en aucun cas question de vendre les titres que la banque centrale a accumulés.
Dans des marchés efficients la réaction que l’on a observée n’aurait pas été possible. Il est pertinent d’argumenter que la baisse boursière est la conséquence de la hausse des taux obligataires, donc du taux d’actualisation des profits futurs ou des dividendes futurs. Mais cette hausse est elle-même incompréhensible. Tout s’est passé comme si les investisseurs avaient été sensibles à la baisse anticipée des montants d’achats de titres, donc aux flux qui alimentent le bilan de la Fed. Or le marché secondaire est un marché d’actifs. La variable qui influence le prix des obligations sur le marché secondaire est le stock de titres détenus par la banque centrale, pas le flux. L’annonce de la Fed n’est pas une réduction du stock ; ce n’est qu’un ralentissement étalé de son augmentation. Son influence sur le prix aurait dû être quasi-négligeable, compte tenu de la taille du stock.
La finance, qui n’est pas mieux régulée, est toujours aussi instable
Les banques centrales n’ont pas fait d’erreur majeure. Elles n’ont rien à se reprocher. Rappelons que leur spécificité radicale est d’émettre au passif de leur bilan une dette qui est aussi un bien commun de la société et donc qui est acceptée inconditionnellement par tout un chacun. Cette dette est organiquement liée à l’Etat parce que la monnaie est ce en quoi l’impôt est payé. Les banques centrales ont donc agi dans la crise en mobilisant la liquidité. Elles ont été en première ligne aussi longtemps à cause de la carence des Etats à agir, notamment pour discipliner la finance. C’est pourquoi les liquidités mises à disposition ont été utilisées par les intermédiaires financiers le moins possible pour relancer le crédit à l’économie. Faire du levier à bon marché pour rechercher du rendement sur des positions spéculatives d’actifs était la logique de marché qui a conduit à la crise. Elle a resurgi très vite dès lors que les banques centrales ont dû soutenir toute la structure des actifs par l’abondance de la liquidité.
Le coût de la liquidité s’annulant pratiquement pour les intermédiaires de marché, ce fut une orgie d’endettement pour acheter des instruments à risque : des titres obligataires risqués (high yield fixed income ou junk bonds, Exchange Traded Funds, c’est-à-dire indices synthétiques d’actions des pays émergents ou de matières premières, dettes publiques des pays d’Europe du Sud). C’est aussi le cas des investisseurs institutionnels à passifs garantis qui doivent produire un rendement suffisant sur leur portefeuille. Enfin les entreprises multinationales ont émis d’énormes montants d’obligations pour racheter leurs actions, payer des super dividendes, soutenir les bonus et faire leur optimisation fiscale dans les places offshore.
Ainsi toute la structure financière est-elle vulnérable à la hausse des taux d’intérêt comme elle l’était avant la crise. C’est la configuration de marché où un certain nombre d’opérateurs du shadow banking peuvent entraîner le marché et amplifier une impulsion pour produire un effet très rémunérateur. Ainsi est réapparu dans la presse financière un discours faisant l’amalgame entre les doutes sur les actions futures des banques centrales et la crise obligataire de 1994. L’influence de ce discours sur des investisseurs angoissés rendait opportun de déclencher une impulsion vendeuse. Il suffisait aux hedge funds dédiés à des stratégies comportant la vente à découvert des obligations d’Etat sur lesquelles une baisse des prix à venir était possible (stratégies dedicated short bias, global macro, managed future) pour provoquer l’impulsion à la vente qui allait être amplifiée.
Dans la crise financière de 2008, la chute boursière d’août 2007 était un signe avant-coureur du dénouement de positions aux conséquences bien plus graves. Ces forces destructrices ont été combattues par les banques centrales mais ignorées des gouvernements jusqu’à ce que la crise systémique se propage. En sera-t-il autrement cette fois-ci ?
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