L’enjeu de la transition écologique consiste à décarboner nos économies en évitant des effets délétères sur l’emploi
Billet du 11 mai 2023 - Dans les médias
La transition écologique s’annonce comme un défi majeur pour l’industrie, qui va se trouver confrontée à une transformation des modes de production et à une concurrence internationale intense dans les industries vertes. C’est la carte des puissances industrielles de demain qui pourrait être redessinée, les industries nationales qui sous-investiront étant évincées.
Or, sur la période 2016-2022, l’Union européenne n’a représenté que 2 % des méga-investissements industriels – plus de 5 milliards de dollars (4,5 milliards d’euros) – annoncés dans le monde, là où les Etats-Unis en captaient 14 %, la Chine 20 % et l’ensemble de l’Asie 60 %, selon les chiffres du cabinet d’études Trendeo. A cela s’ajoutent les politiques mises en place en Chine et aux Etats-Unis pour attirer les industries vertes sur leur sol (c’est le sens des clauses de l’Inflation Reduction Act conditionnant les financements à de la production locale aux Etats-Unis), plus offensives que celles que l’Europe s’apprête à mobiliser.
Dans ces conditions, tout l’enjeu de la transition écologique consiste à décarboner nos économies en évitant un décrochage industriel et ses effets délétères sur l’emploi.
Or, faute d’outils adaptés, les potentiels effets négatifs d’une telle transition sur le marché du travail ont tendance à être minimisés : la plupart des modèles économiques existants ne prennent pas en compte ses faibles capacités d’ajustement, c’est-à-dire la difficulté pour les travailleurs à changer d’entreprise ou de secteur sans se retrouver durablement au chômage ou perdre en salaire. Dans de tels modèles, changer de secteur d’activité, en passant d’une industrie polluante à une industrie verte, ou changer d’entreprise se fait sans coût d’ajustement pour les travailleurs concernés.
Les stigmates des plans sociaux
Pourtant, l’analyse des effets des plans sociaux intervenus en France dans l’industrie entre 1997 et 2019 montre que la réalité s’écarte largement de telles hypothèses (« Vingt ans de plans sociaux dans l’industrie : quels enseignements pour la transition écologique ? », La Lettre du CEPII, n? 435, mars 2023).
Tout d’abord, près de 40 % des salariés qui ont été licenciés dans le cadre d’un plan social dans l’industrie ne sont plus en véritable « poste de travail », au sens de l’Institut national de la statistique et des études économiques, un an après le licenciement, et plus de la moitié six ans après. Retrouver un emploi dans un autre secteur s’est révélé particulièrement coûteux. Les salariés qui, après trois ans de chômage, ont retrouvé un premier emploi dans les services ont en moyenne un salaire de 58 % inférieur à celui des salariés qui avaient un profil professionnel comparable au leur mais qui n’ont pas subi de plan social, alors que ce différentiel n’est que de 12 % lorsqu’ils retrouvent un emploi dans le secteur manufacturier.
En outre, ces coûts individuels ne sont pas contrebalancés par des effets bénéfiques pour l’économie dans son ensemble. Selon la théorie de la « destruction créatrice », les plans sociaux devraient être l’occasion d’une réallocation vertueuse de la main-d’œuvre vers les entreprises les plus créatrices de valeur, stimulant ainsi la croissance de la productivité. Mais tel n’est pas le cas ! Ceux qui ont retrouvé un emploi travaillent dans des entreprises plus petites, moins créatrices de valeur et qui ont en moyenne un taux d’investissement 36 % plus bas que celles où sont employés les salariés n’ayant pas subi de plan social.
Les stigmates de ces plans sociaux sont également sensibles au niveau des bassins d’emploi. Les zones où un plan social a eu lieu connaissent ensuite une précarité accrue des emplois : la part de CDD est de 47 % plus élevée six ans après le plan social que dans une zone semblable mais n’ayant pas été touchée ; le taux de chômage y est plus fort de 12 % six ans après le plan social. Lorsqu’une usine ferme ou réduit sa taille, c’est en effet l’activité des sous-traitants et de tous les services associés qui est menacée (commerces, restaurants, entreprises de nettoyage, etc.), entraînant une propagation à l’ensemble de l’économie locale.
Eviter un décrochage industriel
Cette dégradation des conditions d’emploi locales n’est pas compensée par davantage de créations d’entreprises. Dans les zones d’emploi où les plans sociaux ont eu lieu, la part d’établissements industriels créés est plus basse de 22 % six ans après que dans celles qui n’ont pas été affectées. Là encore, la dégradation se propage aux autres secteurs, l’effet négatif sur la création d’entreprises ne s’observant pas que dans l’industrie, mais tous secteurs confondus.
Dans ces conditions, comment limiter les effets de la transition écologique sur le marché du travail ? L’expérience de la désindustrialisation et des réallocations qu’elle a induites montre que les salariés et les territoires sont durablement affectés et qu’il a été très difficile pour les politiques publiques de cibler les personnes touchées. Compenser les « perdants » de la transition écologique, comme on espérait pouvoir le faire dans les années 2000 pour les « perdants » de la mondialisation, risque fort de ne pas aboutir. Au discours sur la « mondialisation heureuse » ne doit pas succéder un discours sur la « transition écologique heureuse » qui minimiserait les risques pour l’industrie européenne et les effets sur l’emploi et les territoires.
Réussir la transition écologique, c’est tout faire pour éviter un décrochage industriel. A l’heure où la concurrence internationale s’intensifie dans les secteurs d’avenir, rater le virage de l’industrie verte risque de conduire à une nouvelle vague de désindustrialisation, aux conséquences durables pour les individus et les territoires.
Avec son plan industriel proposé le 1er février et l’arsenal législatif annoncé le 16 mars, la Commission européenne, sous l’impulsion de Thierry Breton, veut amorcer un changement de paradigme. Le Green Deal doit s’accompagner d’une action volontariste en matière industrielle. Il est trop tôt pour savoir si ces efforts aboutiront et pour mesurer l’ampleur réelle des moyens qui y seront consacrés. Si l’Europe fait sa révolution, le risque est qu’elle la fasse trop lentement et trop timidement face à des concurrents lancés à pleine vitesse.
Axelle Arquié est économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII).
Thomas Grjebine est économiste, responsable du programme Macroéconomie et finance internationales au CEPII
Cet article a été publié dans Le Monde.
Retrouvez plus d'information sur le blog du CEPII. © CEPII, Reproduction strictement interdite. Le blog du CEPII, ISSN: 2270-2571 |
|||
|